Apartitude Belgheid

Bérengère Deprez,

Ah, c’est comme ça, ils nous coupent le gaz, terminal méthanier terminé ? On n’a qu’à leur couper l’eau, on détourne la Meuse…

— On ne peut plus aller à Middelkerke, les routes sont barrées ? Ben, alors, fini le ski de fond dans les Ardennes…

— Plus une crevette flamande pour du jambon wallon !

— Avec le réchauffement, de toute façon, dans cinquante ans la Flandre a les pieds dans l’eau. Alors, ils seront obligés de demander l’asile en Wallonie…

— Et on leur refusera les facilités. Il faudra qu’ils puissent chanter la Brabançonne en français – la Brabançonne, hein ! – pour obtenir un numéro de sécurité sociale…

— D’abord, ce seront tous des vieux, la courbe de natalité va dans le mauvais sens pour eux…

— Ouais. Remettez-nous ça. Monsieur… oui oui, Grimbergen pour tout le monde… on n’est pas racistes.

Décidément, cet été, vu de l’extérieur, les incendies grecs commençaient à peser plus lourd que le non-gouvernement belge dans la balance des news internationales. D’ailleurs, dès que je revenais quelques jours dans l’amère patrie, on me demandait ce qu’« on » pensait de la Belgique, là-bas. Ben, pas grand-chose, que je répondais. (En Grèce, tiens, justement, je me souviens très bien qu’au milieu des années 1990, quand je disais fièrement, et en grec encore, que je venais de Belgique, on me répondait, au choix, « Alt ! Andèrlèch » en levant le poing, ou « Ah ! Ditrrrrou » en se passant le doigt sur la gorge. Eh bien, qu’ils les gardent, leurs pyromanes.)

Aujourd’hui, c’est l’automne, qu’il est loin le printemps, comme dirait l’autre, et toujours pas de gouvernement.

Pour donner le change, quand on me demandait, là-bas, de décrire le pays d’où je venais, je disais que la Belgique c’était juste un point sur la carte, yeah, a dot on the map, mais un véritable conte de fées de pays, nous on a des châteaux meublés par l’armée, des princes pas vraiment charmants et des princesses-qui-eurent-beaucoup-d’enfants mais enfin c’est à peu près tout, des nains de jardin en veux-tu en voilà (la plupart bien vivants, enfin si on peut dire), des sorcières et surtout des apprentis sorciers, la mer et la forêt dans un mouchoir de poche, des fontaines de bière – surtout les jours de match – et des collines de chocolat noir, très noir, même que des Italiens et des Polonais sont venus de très loin pour en trouver dans le sous-sol, un personnage de bande dessinée qui n’intéresse plus que les vieux collectionneurs riches, une moitié du pays qui ne croit pas en Dieu uniquement parce que l’autre y croit, une recette de compromis que le monde entier nous envie, enfin nous enviait jusqu’il y a peu, et puis une ancienne colonie qui n’en finit pas de se déchiqueter, et puis… Alors il y avait un blanc dans la conversation et on passait, curieusement, à mes projets de vacances. Non, pas de nostalgie, aucune nostalgie, la Belgique elle peut se séparer en deux en trois ou en mille morceaux, m’est égal. Moi, de problème linguistique y en a pas, avec les Flamands, on parle anglais, et on s’entend très bien tant qu’on s’entretient de littérature ou d’histoire des sciences.

Depuis le temps qu’on fantasmait dessus, on l’a eue, la séparation. Lutteû finaleû. Totale schizophrénie. Depuis le temps que les professeurs de journalisme faisaient les gros yeux et fronçaient le nez à chaque émission-fiction sur la fission, la scission, la partition, la vivisection, la fracture, la dislocation, le démembrement, la démarcation, la séparation, l’implosion, le découpage, la décomposition, le dépeçage, la lobotomie, la belgectomie, l’apartitude de la Belgheid, nous y voilà. Donc la Flandre est désormais une nnnation. Donc Bruxelles est un district fédéral : surtout, que les Belges se débelgisent, se débelgitudinent, mais l’Europe doit continuer à tourner. Donc la Wallonie nie nie mais il ne suffit pas de nier la réalité pour qu’elle n’existe plus. Wallons, nous ? Où allons-nous ? Et la France en a pas voulu, finalement – moi je leur disais, aux rattachistes, vous êtes fous si vous croyez que vous intéressez la Fffrance, la France la Belgique elle s’en fffout. La Belgique francophone, dans ses meilleurs moments, c’est la dernière colonie (nie nie) de la France, là où on achète les livres français nettement plus cher parce qu’y a pas de petits bénéfices, là où on rôde les spectacles parce que si ça foire on n’en saura rien à Paris, là où Suez fait main basse sur les réserves constituées pour la sécurité du nucléaire avec l’argent des contribuables (faudrait quand même pas oublier que l’argent public, à l’origine, c’est de l’argent privé rontudjûûû), là où on peut payer un abonnement à un magazine mais pas bénéficier des offres spéciales, la francophonie s’arrêtant à la France hexagonale nationale métropolitaine et française.

— Mwouais. Remettez-nous quelque chose Monsieur, oui, on va prendre une bouteille de ce Côtes-du-Ventoux…

— … on n’est pas racistes.

— Ça non, c’est juste que tuin op hier, attends… plezier. C’est bon, on est dans le bon sens, parce qu’hier op wijn, n’est-ce pas…

— Venijn.

Il faut dire que côté nord, ça n’a pas été l’enthousiasme fou non plus pour faire une néerlandophonie. Nee nee. Mais la plupart des Flamands s’en foutent, ils sont tellement sûrs d’être assez, à six millions, pour faire un vrai grand beau peuple, avec son sol à lui tout seul, son Yser enfin vengé des aboiements en français des officiers de la Grande Guerre, ses barbelés et ses checkpoints, ses villas kitsch avec des lions en plâtre sur les piliers du portail (et qui s’éclairent tout seuls le soir), sa côte ci-devant belge désormais toute-en-béton bien flamand, et sans éoliennes hein ça pollue les yeux, halte aux transferts déséquilibrés, on garde notre matière grise (les crevettes en fait). Et quant aux Hollandais, eh bien ils se passeront d’eux. Le marché du livre, à peu près le seul qu’ils avaient en commun, ça ne va pas durer longtemps. De toute manière, la langue de Vondel n’existe pas. Elle s’éparpille en tellement de dialectes que supposons une mouette qui voudrait apprendre la langue et qui volerait entre Kortrijk et Schiermonnikoog, eh bien elle deviendrait toile dans sa tête au cours du trajet. Un Frison et un Tirlemontois ne disent ni sucre ni genièvre de la même façon, et…

— À propos, qu’est-ce qu’on boit ?

— Moi, justement je prendrais bien un petit genièvre avec les crevettes… tant qu’on peut, hein.

— Alleï, tournée générale de Bokma !

Nous voilà donc rendus entre deux feux, la na-nation flamande et la ni-ni-Wallonie. Je dis entre deux feux parce que moi, enfin, j’habite Bruxelles, enclave désespérément francophone fichée comme une épine dans la nouvelle république – tiens, oui, c’est une république, finalement. Plus besoin de dictature, c’est de toute façon le fric qui commande, là-bas – un signe qui ne trompe pas, c’est que malgré la tentation hautement symbolique de battre monnaie, genre dollar flamand, ils ont choisi de rester sagement dans la zone euro. Par contre, ils ont recommencé à s’éclater avec les drapeaux, ça ne mange pas de pain et ça fait tourner le secteur textile, ça leur rappelle de bons souvenirs. Ah oui ! Et puis, sur les routes, ils ont décidé de repeindre la signalisation au sol en jaune et noir, comme ils l’avaient déjà fait il y a quelques années avec les poteaux des feux de signalisation. Désormais, quand un Chinois et un Congolais traversent une rue en Flandre, ils disparaissent alternativement. Pour Bruxelles, moi, j’aurais bien aimé une espèce de couloir de Dantzig, pardon pour cette référence incorrectement politique… histoire de compliquer encore un peu les choses, voilà, Bruxelles et les communes du sud-est deviendraient le tenon dans la mortaise flamande, bien accrochées, comme un dard d’abeille, un harpon géographique… mais « on » n’a pas réussi à négocier ça – même ça. Dans le fond, qu’est-ce qui va changer ? On a bien passé presque six mois sans gouvernement, avant qu’ils « décident » de couper mon pays en morceaux. On n’a qu’à la jouer, euh, région, c’est ça : eurégion. L’Eurégion wallonne, avec Eurantoine et Eurupo dans le même (minuscule) bateau, qui fait eau, entre Sambre et Meuse, entre Flandre et gueuze. La République de Flandre, avec trente-trois pour cent de fascistes du Blok. Va pas durer longtemps leur démocratie à la eigen volk. (Oh, pourvu que les soixante-sept restants, dont sont tous mes amis, ne se barrent pas, dégoûtés, aux États-Unis, en Afrique du Sud ou en Wallonie.) Et puis, Bruxelles ma belle, tra la la, emmerdeuse et adorable comme une veuve joyeuse et francophone – je le redis au cas où –, avec ses immigrés et ses trams trente-trois – encore le trente-trois –, Bruxelles-que-j’aime, celle-que-j’aime, que j’aime, avec sa plage au bord du canal, ses murs ornés de bandes dessinées, ses dessous de pont qui puent l’urine, sa dégaine d’automne, ses parcs sauvages, sa city policée, ses façades transsexuelles, ses chantiers et ses chancres, ses trottoirs ouverts et ses rues fermées. Bruxelles-sur-Europe, Bruxelles-sur-Casa, Bruxelles-sur-Kin, Bruxelles-Carnaval, la masquée, la dévêtue, la bâtarde, la grande dame, la matinale, la nocturne, la renfrognée, l’aguicheuse. Bruxelles qui apprivoise même les Flamands. Bruxelles-Marolles, Bruxelles-Louise, Bruxelles-fais-pas-ta-mijaurée. Bruxelles qui, il faut bien le dire et d’ailleurs c’est Cocteau qui l’a dit, possède la plus belle place du monde.

La Belgique, tout le monde s’en fout, même les Belges. Le centre de l’Europe, le seul pays au monde où on pouvait être à cinq frontières en moins de deux heures. La nationale aérienne compagnie, tellement aérienne, en fait, qu’elle s’est volatilisée en silence pendant qu’on s’empoignait sur le bruit des survols, Such A Bad Experience Never Again… ce qu’ils appellent la Belgique de Papa pour se moquer d’eux-mêmes, encore une fois, parce qu’ils n’osent pas dire ma Belgique à moi. Moi j’aimais bien ça, cette folie belge, cette autodérision qui nous retenait sur toutes les mauvaises pentes du nationalisme. Mais voilà, il y en a qui se sont tout de même pris au sérieux. Une nation, tu te rends compte.

— Ben quoi, me dit une amie québécoise, nous, on est une nation et on est neuf millions.

Elle réfléchit un peu et puis éclate de rire.

— Une nation, tu te rends compte.

Voilà. Fini les facilités. Monsieur le Président, je vous fais une lettre, je viens de recevoir mes papiers en flamand. Mais la guerre je ne veux pas la faire… alors il faut que je vous dise, ma décision est prise, je m’en vais rester.

— C’est ma tournée, les gars, je fête ma naturalisation flamande…

— Niewo.

— Awel, si, je veux dire, non, peut-être. On est déjà beaucoup, tu sais, et ça ne fait que commencer. L’idée de base c’est que plein de Francophones se fassent naturaliser flamands, tu vois, la subversion totale, et alors, eh bien, on refera peut-être un jour quelque chose entre Arlon et Oostende… je ne sais pas, moi, une prison, un royaume…

Alors, le der de der pour la Belgique ? Mais quoi ?

— Ben, un halv-en-halv…

Partager