De l’espèce à l’espace

Philippe Jones,

Tout n’est qu’attente. Et les dates et les chiffres s’en vont, maléfiques, bénéfiques : le treize et l’an deux mille, un billet de loterie, une cote insuffisante, les Turcs devant Vienne, ten sixty-six and all that, l’an quarante, la Victoire de Samothrace, le sac de Rome et tutti quanti…

Le temps passe et le temps presse où il tarde, retarde et rebondit. Avait-il lu cela quelque part ? Dans le journal qui traînait sur son lit ? Au cours d’une insomnie, dans son imaginaire que les nuits rechargent ? Dans l’attente d’un départ, d’un train, d’un atterrissage, d’un mouvement que l’on pourrait enfin enclencher ? En dehors des horaires, des machines, de la télé, de ces journaux catastrophes, en dehors des pièges, des fax, des GSM qui pincent le cœur chez soi, en route ou dans sa salle de bains, en deçà des fenêtres qui s’ouvrent sur l’autre et non plus sur soi-même, l’arbre et l’oiseau, les nuages là-bas. Bref, disposer de soi.

Le monde n’est pas plus dur qu’avant, ses progrès sont notables, mais il ne cesse de se manifester, de prendre de la place, de se rappeler à votre bon souvenir. Ah ! l’humour des adjectifs.

Un son répété lui parvient, une sonnerie non point stridente, mais civilisée, une sorte de refrain. Il reprend conscience. C’est le soir, il est au lit, le journal a glissé à terre. Le refrain s’accélère. Il regarde l’heure : 23h15. Tard pour téléphoner. Le portable est sur le palier. Pantoufles, robe de chambre : il ne fait pas chaud.

« Allô », aucun son. « Qui est à l’appareil ? », il parle dans le vide. Curieux. Peut-être a-t-il mis du temps à se réveiller. Il regagne sa chambre, se recouche. Quelques minutes à peine et l’appareil resonne. « Allô », pas de réponse. Il appuie fortement l’écouteur à l’oreille, il lui semble entendre quelque chose, comme une faible respiration, difficile et rapide, pas un halètement : un léger souffle saccadé.

« Qui êtes-vous ? que demandez-vous ? » Il répète. Le souffle est plus distinct. « C’est un numéro que j’ai dans la tête », énonce très bas une voix à peine audible.

« Qui demandez-vous ? » Il tente d’identifier. La voix paraît jeune, féminine, un peu étouffée comme sortant d’un rêve ou d’un coma. Une malade, une droguée ?

« C’est un numéro que j’ai dans la tête », répète-t-elle à son tour. « Oui, mais qui êtes-vous ? Savez-vous qu’il est tard, que c’est la nuit ? » Il y a comme un moment de surprise et la communication se coupe. Le bruit net de celui qui raccroche, si différent, par sa précision, sa volonté, de cet échange vague et mystérieux.

Il n’a pas regardé, sur son écran, le numéro d’appel. Ne lui a-t-il pas dit de resonner demain ? La nuit est mauvaise. Sans cesse il s’éveille. « C’est un numéro que j’ai dans la tête. » De quoi peut-il s’agir ? Qui cela peut-il être ?

La journée est nulle, néfaste. Il reste passif, la discussion même, où Delacre fait preuve d’une évidente mauvaise foi, ne suscite aucune réaction. Au point que le patron se voit obligé de lever la réunion et de la reporter à huitaine. Une affaire qui se joue sur des délais de livraison peut-elle se permettre pareille fantaisie ?

« Vous êtes malade ou quoi ? » lui dit-on en guise d’au-revoir. La secrétaire est ravie, l’influence du chargé de pouvoir est en chute libre. Non pas malade, ailleurs. Dans une sorte de lévitation entre un brouillard et une voix. Il espère réentendre l’appel et se hâte de rentrer. Personne ne l’attend, il le sait. Léone l’a quitté, il y a cinq ans déjà, et il a dû faire piquer son chien le mois dernier. L’appartement est brouillardeux aussi ; spacieux, ils l’avaient acheté, Léone et lui, parce qu’ils voulaient des enfants, au moins deux.

Puis il y avait eu, au bureau, cette histoire idiote de secrétaire. Une exaltée, une nymphomane, qui téléphonait chez lui à tout propos et en dehors des heures. Curieuse fille, jolie, un visage triangulaire, des yeux trop clairs, un corps souple et charpenté. Elle éveillait l’envie, mais c’était une casseuse. De messages ambigus en mouchoirs parfumés, Léone le mit au pied du mur. Que pouvait-il faire ? Ce n’était pas sa secrétaire, mais celle du patron. Léone s’en alla.

Quant au chien, le pauvre animal était atteint de spasmes nerveux dus, suivant le vétérinaire, à la mélancolie. Ils l’avaient acheté au lendemain de leur mariage pour garder l’appartement et les enfants à venir.

Devant la télé, Fabrice en est à son deuxième whisky. Il zappe, mais a coupé le son pour ne pas rater l’appel, et se perd au milieu de toutes ces chaînes, du câble, des satellites – si deux se percutaient, quel beau bouquet final ! – assailli d’images violentes ou crues, réalistes ou virtuelles.

Il appartient encore à la génération des analphabètes de l’informatique, du web et autres raffinements abréviatifs et immédiats. Le recyclage fut difficile avec ce langage d’agent secret, fait d’initiales, de ponctuations et de mots de passe. On ne dit plus : « Voulez-vous faire l’amour ? », on tape 1 o v w.z, w pour woman, z pour zizi. Hétérosexuel donc. Et il n’est pas dit qu’en ajoutant un chiffre on n’obtienne pas la position idoine du Kama-Sutra. Sans les précisions, tout est possible ; on ne sait trop où l’on navigue. On nomme cela la joie du surf.

Tout aboutit sur l’écran, le travail comme le plaisir. Le patron n’a-t-il pas dit que, dans quelques mois, les réunions se feraient à domicile par écrans interposés, chacun pouvant voir tous les autres dans un espace virtuel et suivre ainsi, non seulement la discussion, mais observer les mimiques de chaque participant. De plus, en solitaire cette fois, on se réfère à son ordinateur et à la mémoire de sa firme. Toutes les cartes sont alors réunies et le poker commence.

Tiens, il connaît ce visage ! Du wagon où il se trouve en gare, il aperçoit, sur la voie parallèle, une femme seule qui tourne lentement son visage vers lui en souriant et qui lui adresse la parole alors que le compartiment où elle est assise s’éloigne. Il a remis le son : « … n’oublie pas, dit-elle, Bianco garantit l’émail ». Le sourire étincelle et l’image se dilue. C’est fou ce qu’elle lui ressemblait ! La pub, toujours l’attrape-nigaud. Vanter, provoquer, vendre. Parfois rêver. Un voyage, des îles lointaines, mais l’ouragan Médée qui s’approche des Caraïbes souffle un retour au réel.

La sonnerie à deux tons est forte, se prolonge, non pas son portable, la porte d’entrée. Le vidéophone lui révèle, sur le seuil, une silhouette féminine. « Allô, oui », le haut-parleur est ainsi placé qu’il oblige le visiteur à lever la tête pour répondre. Fabrice focalise sur le visage : la femme du train !

«Je descends ouvrir», le visage se détourne. «Attendez, j’arrive », précise-t-il, mais après trois étages descendus d’une traite – l’ascenseur est trop lent – il ouvre la porte sur le vide et le trottoir à droite et à gauche, sous les halogènes de la chaussée, est tout aussi désert. À croire qu’il a rêvé le coup de sonnette.

Il prend l’ascenseur et remonte chez lui. La télé zappe toujours, automatiquement et silencieuse. Sur la console, le signal du fax est allumé, il l’enclenche et un message s’inscrit à l’écran : «Ai tenté votre numéro. Appelez le 02.322.06.13 ». Curieux message, pense-t-il. Tenter un numéro ? Pourquoi ? Un numéro qu’on a en tête ? Il forme le 02.322.06.13. Une voix neutre lui répond : « Le numéro que vous demandez n’est pas attribué, je répète le numéro que vous demandez n’est pas attribué ».

Il retourne vers son écran, imprime le message. Le numéro écrit est bien celui qu’il vient d’appeler. Quelqu’un se joue de lui. Il relit le texte et se rend compte soudain qu’il est manuscrit. L’écriture vive lui en a fait prendre conscience. Elle lui rappelle quelque chose, elle ne lui est pas étrangère. Qui ?

Un message aussi bref limite l’évocation. Ce sont les deux -a- majuscules qui lui semblent familiers. Il regarde l’heure. Minuit trente-cinq. Il décide de se coucher et traverse une nuit heurtée, pleine de visages flous et de lettres démesurées qui défilent à toute vitesse sur un écran. Tout à coup il lit : « À toi », et se réveille.

Il se sent nauséeux, se fait du café fort et essaie de se souvenir des événements de la veille. Ces fausses rencontres, ces faux appels, ces faux messages. Le fax cependant est toujours sur la table. « Ai tenté votre numéro. Appelez le 02.322.06.13 ». Pas de signature. Les deux -a- majuscules ? « À toi », mais oui. La similitude, la coïncidence, ce que l’on veut, est là. Il traverse la pièce, sort une clef de sa poche, ouvre son secrétaire. Le troisième tiroir à gauche, les lettres que Léone lui écrivait lorsqu’ils se sont rencontrés. Il les feuillette, toutes se terminent par « À toi ». Le -a- majuscule. Il compare : quasi le même.

Léone, mais oui, la femme du train, celle du vidéophone. Léone, celle de leurs fiançailles, celle d’il y a quinze ans. Une hallucination ? Un sosie, un clonage ? Une Léone multipliée, au téléphone, dans le train, dans la pub, sonnant à la porte ? Un mirage sans doute, mais le fax, il existe et les lettres aussi, avec les mêmes majuscules.

Fabrice revient au réel. Déjà en retard pour le bureau, il y sera plus vite en métro. La rame heureusement ne se fait pas attendre. Peu de monde, il trouve à s’asseoir et refait surface. Une lourde journée à prévoir ? L’agenda qu’il consulte le rassure. Deux ou trois rendez-vous en fin de matinée. Il regarde autour de lui. Des visages anonymes, absents ou requis par la bande dessinée qui défile au plafond.

À l’autre extrémité du compartiment, une silhouette de dos retient son attention. Est-ce l’imagination qui poursuit son voyage ? Il s’approche, mais oui : « Léone, tu n’as pas changé… »

« Pas en cinq ans, tout de même ?, toujours la réplique aussi vive, toi non plus d’ailleurs, quelques rides peut-être que je n’ai pas connues ».

« Ton absence, sans doute, il hésite, ne rejoindrais-tu pas le 02.374… »

« 36.29 ?, dit-elle, pourquoi pas ? N’aurait-on pas le temps, tout juste, de faire un petit astronaute ? »

Le chien n’avait pas eu raison de s’en aller.

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