Perrier, c’est fou

Jean-Pierre Orban,

Une rue d’Ixelles, à proximité du cimetière du même nom et des cafés qui lui font face en une complicité silencieuse. Ou bruyante, cela dépend. Parmi eux, La Bastoche qui m’avait vu pousser sa porte vitrée aux différentes périodes de ma vie, depuis l’université où nous refaisions le monde jusqu’à ces moments où nous cherchions seulement à le représenter. Ou plutôt : le maquiller.

Dans un studio, quatre ou cinq hommes, une ou deux femmes encore jeunes assis à une longue table ou debout autour d’elle, s’agitant à lancer des idées, gamberger, griffonner des croquis sur un tableau Velleda.

Je ne sais pas si c’était le cas en France, mais en Belgique, Perrier, la marque d’eau minérale, avait l’habitude de ne pas passer par une agence pour sa publicité. La stratégie était élaborée par la maison mère. La filiale locale établissait les plans média et, pour la « création », faisait appel à des indépendants. En 1989, il s’agissait d’un collectif qui avait ses bureaux non loin des bistrots du cimetière d’Ixelles, dans un ancien atelier aux plafonds hauts qui donnaient l’illusion d’occuper un vrai lieu d’artistes.

Pour nous tous qui étions là, ce jour où nous avons débattu de la nouvelle campagne Perrier, les permanents du collectif et quelques-uns, dont moi, appelés à l’extérieur pour faire nombre ou renouveler leur inspiration, cette illusion nous rassurait sur l’ambiguïté de notre position. C’était l’époque où les agences de publicité étaient encombrées d’anciens soixante-huitards qui avaient converti leurs slogans en head- et baselines et troqué leur critique de la société par des analyses qu’ils vendaient aux sociétés les plus offrantes. Une trahison ? Un recyclage. Comme des soldats démobilisés, en mal de combat, se font mercenaires.

C’est que ces anciens gauchistes avaient découvert le goût de l’argent. Et sa force. Soudain, à défaut d’atteindre leurs utopies, ils pouvaient échafauder les projets les plus délirants et des entreprises, avides d’un vernis de fantaisie ou de créativité, étaient prêts à les financer. Les mots révolution ou liberté retrouvaient une nouvelle vie. Plus prosaïque certes, mais monnayée. Et pour ceux que l’on flattait du nom de « créatifs », issus de 68 ou grandis dans son sillage, l’imagination était, enfin, au pouvoir. Au service de leur pouvoir.

Depuis que, dans les années 70, avait été trouvé le message Perrier, c’est fou, la communication de la petite bouteille verte aux hanches rebondies tournait autour du thème de la folie. Un tour de force pour une eau dont le sens ingrédient montant à la tête était de petites bulles vides. Un tour de force que chaque année, des « créatifs », mis en concurrence d’audace, devaient renouveler.

Dans le studio d’Ixelles où nous ne buvions pas que du Perrier et ne fumions pas que des Marlboro, L.L., le plus doué d’entre nous, s’approcha du tableau Velleda, dessina un mur qui s’écroulait et, au bout d’un filin, la petite bouteille verte heurtant le mur comme une bouteille de champagne baptise un navire. Puis il griffonna : Un peu plus à l’ouest…

Tout était dit. Un peu plus à l’ouest, cela signifiait, bien sûr, « un peu plus fou ». Mais aussi, quelques semaines après la chute du mur de Berlin, l’intégration de l’Europe ex-communiste dans le monde occidental, sous les coups de boutoir d’un des symboles de la société de consommation, la bouteille Perrier. Et pour nous, la fin d’un cycle que nous avions, à notre mesure, contribué à accélérer. Tout était dit. Fin de l’Histoire.

Gabo, Carlos et Julio sont dans un train. Cela commence comme une blague ou une devinette. Ce n’est ni l’une ni l’autre, même si, de leurs propres dires, les trois s’amusent comme des petits fous. Il s’agit d’un voyage. Paris-Prague, en train, en décembre 1968. Quatre mois après l’invasion de la capitale tchèque par les chars russes. Gabo, c’est Gabriel Garcia-Marquez, Carlos, c’est Fuentes et Julio, Cortázar. Invités, ou tolérés, par l’Union des Écrivains tchèque, les trois écrivains latino-américains, tous trois de gauche mais libres, traversent le rideau de fer pour aller voir et soutenir leurs confrères écrivains cloîtrés derrière lui. Parmi ces derniers. Milan Kundera, qui raconte l’épisode dans un article au Nouvel Observateur en octobre 2003.

Lors d’une conversation en 1999 avec Jean Daniel, directeur du même Nouvel Observateur, Gabriel Garcia-Marquez ajoute qu’à l’époque, avant que ne tombe le mur de Berlin et que ne soit démantelé le rideau de fer qui cheminait, interminable, à travers les champs et les forêts, les royalties ne pouvaient quitter l’Est. Les auteurs occidentaux devaient donc aller les toucher et les dépenser sur place. Il ne précise pas, mais on le devine, que le soutien apporté par les trois comparses latino-américains fut aussi financier.

On sait par Fuentes que, dans le train, Cortâzar n’a cessé de « dévider des histoires comme un conteur arabe ». On sait aussi que Kundera attendait les trois écrivains à la gare de Prague. Il les emmena ensuite dans un sauna, puis les poussa, nus, dans la Vltava glaciale. Ils en sortirent violets et Gabo crut mourir dans la ville, dit-il, de Kafka.

Que se sont-ils dit après ? Où ont-ils été, hormis le studio de Kundera ? Dans quelles rares tavernes ont-ils fui la chape de plomb qui écrasait les rues de la capitale tchécoslovaque ? Comment ont-ils évité les écoutes du pouvoir prosoviétique ? Ont-ils parlé, outre de littérature, de la nécessité de changer le monde ? Ou de le réinventer ? Et qu’ont pensé Gabo et Julio, fidèles parmi les fidèles du castrisme, des chars russes devant lesquels un étudiant s’était trois mois plus tôt immolé pour s’indigner de leur présence ?

Ont-ils dessiné le jour ? Ou se sont-ils, ivres, joyeux, glissés dans la nuit de Prague ? Se sont-ils, pour faire honneur à la réputation de Garcia-Marquez défendue dans ses propres livres, payé une prostituée, comme celle dont parle, dans Professeur de désir, Philip Roth, ami également de Kundera qui lui dédicace un autre de ses romans : The Ghost Writer. En anglais, le terme signifie Le Nègre. Mais le titre joue sur les mots. Il a été traduit une première fois en L’Écrivain fantôme. Ce n’était pas mal trouvé. On est toujours, surtout chez Roth, le fantôme de soi-même. Son propre double. Quelques années plus tard, le livre fut republié sous le titre L’Écrivain des ombres. On aurait pu penser que « de l’ombre » suffisait. Mais les ombres, il est vrai, sont multiples. Comme la nuit est praguoise.

En 1975, Philip Roth fut interdit de séjour en Tchécoslovaquie. La même année, Milan Kundera quitta Prague avec sa femme, dans une petite Renault 5, où ils avaient enfourné vite fait quelques vêtements, ainsi qu’une cinquantaine de livres et peu d’archives. Sa libération du carcan prosoviétique doit beaucoup aux milieux littéraires français et notamment à un auteur qui fut longtemps un des écrivains officiels du parti communiste français, membre de son comité central et prix Lénine de la Paix, Louis Aragon.

J’ai fait la connaissance de Karl Marx vers 1999 dans le salon de sa minuscule maison de Chiswick dans l’ouest de Londres. C’est Donald Dough – que j’osais appeler Duck – qui m’amena chez lui. Bien que demi-américain par son père, ayant passé son enfance à Oxford où ses parents étaient professeurs, Donald était – et doit toujours être, mais je l’ai perdu de vue – un des plus fins connaisseurs de la capitale anglaise et de ses coins les plus insolites. Il fut mon meilleur guide durant les dernières années où j’ai habité Londres avec les miens. Il connaissait l’histoire de tous les bâtiments et m’alimentait en documentation qu’il allait dénicher chez ses amis bouquinistes de Charing Cross Road. C’est lui qui, entre autres, m’amena, un dimanche, découvrir la tombe du dernier amour de Kafka au cimetière juif d’East Ham, dans l’est de la ville.

Donald prétendait que Karl Marx était sorti, comme Lazare, de sa tombe de Highgate, pour aller habiter à Chiswick. Il avait la chevelure et la barbe de Marx et entretenait la ressemblance avec le philosophe allemand au point d’avoir tenu plusieurs fois son rôle dans des pièces d’amateur et, comme figurant, dans des films. Et il s’était pris tellement au jeu qu’il avait mémorisé des pages entières de Das Kapital qu’il récitait, quand on le lui demandait, et sans les comprendre, dans la langue originale.

Il avait touché à tout et, notamment, au cinéma qui lui avait donné ses plus grandes satisfactions. Outre des figurations, il y avait effectué tous les petits métiers, de perchman à machiniste, en passant par ventouseur. Quand je l’ai connu, il était déjà âgé. Il avait racheté un vieux projecteur de vraie salle de cinéma, l’avait placé dans un trou percé entre sa cuisine et son salon et récupérait les immenses bobines de films que des projectionnistes londoniens, par amitié ou pitié, lui refilaient. Pour arrondir ses fins de mois, il accueillait deux ou trois spectateurs à la fois qu’il installait dans son salon, à deux mètres de l’écran, puis, après avoir fermé la porte, allait dans sa cuisine encombrée de chats et de boîtes de conserve vides lancer la projection et en suivre le déroulement. À travers le trou du mur, les spectateurs pouvaient entendre ce qu’ils n’entendaient plus dans les salles : le ronron du moteur du projecteur.

Ce jour où Donald Dough m’a présenté Karl Marx, celui-ci projetait The Big Lebowski des frères Coen. Comme souvent chez eux, une histoire de minable.

En 1979, je me suis rendu à l’Office du Tourisme tchécoslovaque à Bruxelles. J’ai expliqué que je souhaitais prendre le train pour Prague et demandais de me conseiller un hôtel. On m’a répondu, avec sérieux, que je ne trouverais pas de chambre libre. Comme je m’en étonnais, alors que le tourisme vers Prague était rare, la jeune fille assise en face de moi derrière le comptoir me dit que je voyagerais à la Toussaint et qu’à cette occasion, les Tchèques venaient en nombre à la capitale. Elle me suggérait, malgré tout, de tenter ma chance quelques maisons plus loin, dans une agence de voyages qui proposait des séjours organisés. J’ai donc descendu la rue Arenberg jusqu’à l’agence Wiertz où j’ai trouvé immédiatement une place dans un groupe partant vers le 1er novembre.

Nous n’avons cependant pas pu atterrir à Prague : le jour de notre arrivée, l’aéroport était enneigé. Notre avion a été détourné vers Brno. La ville de naissance de Milan Kundera. Nous avons été guidés dans une salle de l’aéroport, où nous avons attendu, surveillés par des militaires en armes, qu’une décision soit prise à notre sujet. Cela m’a permis de me lier d’amitié avec Kiho Y. : il était en poste dans une banque japonaise à Bruxelles. Plus tard, il allait devenir General Manager de cette banque à New York.

Après six heures d’attente, un autobus nous a emmenés dans la nuit jusqu’à Prague.

L’affaire Kundera, ou ce que l’on a appelé ainsi, a éclaté juste avant la Toussaint 2008.

Le 13 octobre, l’hebdomadaire tchèque Respekt fait paraître un article d’Adam Hradilek à propos d’une fiche datant du 14 mars 1950, retrouvée par ses soins dans un dossier de police. La fiche remplie par un fonctionnaire du 6e arrondissement de Prague établit qu’un certain Milan Kundera aurait signalé la présence, dans un foyer d’étudiants praguois, d’un jeune homme, Miroslav Dvoracek, poursuivi par l’État tchécoslovaque pour avoir travaillé pour les services de renseignement américains. Le jeune homme fut arrêté et condamné à vingt-deux ans de travaux forcés. Milan Kundera avait alors vingt et un ans. Il écrivait depuis un certain temps déjà. Son premier ouvrage publié, qui contient des poèmes composés à vingt ans, fut un recueil de poésie assez lyrique, L’Homme, ce vaste jardin. Par la suite, Kundera devint le plus grand contempteur du lyrisme et manifesta ainsi sa détestation d’auteurs, notamment russes, coupables de cette « ivresse [qui permet à l’homme] de se confondre plus facilement avec le monde » (M. Kundera, La vie est ailleurs).

La publication de l’article dans Respekt a suscité une polémique internationale. De nombreux auteurs ont pris publiquement la défense de Kundera. Parmi eux, Salman Rushdie, mis à mort par un autre pouvoir totalitaire, islamiste, lui, ainsi que Carlos Fuentes, Gabriel Garcia-Marquez, Philip Roth et Jean Daniel. Vaclav Havel, poète, opposant historique durant les années d’oppression soviétique devenu ensuite président de la Tchécoslovaquie, qui n’a pas toujours partagé les positions de Kundera en matière d’engagement ou de non-engagement politique, a écrit un article de soutien à Kundera dans Respekt, non dénué, toutefois, d’ambiguïté : « Même si Kundera est vraiment allé à la police pour annoncer qu’il y avait un espion quelque part, ce qui n’a pas eu lieu à mon avis, il faut essayer – au moins essayer – de le voir dans le contexte de l’époque. »

Je n’ai, personnellement, aucun moyen ni ne suis dans une position qui me permettraient de suivre les dénonciateurs ou les défenseurs de Kundera. Je ne fais que subir et ne peux que regretter le doute qu’a instillé, sans doute à jamais, l’article d’Adam Hradilek. J’ai lu presque toute l’œuvre de Kundera. Je le tiens pour un des grands auteurs du XXe siècle et comme un des plus grands théoriciens du roman, un de ceux qui m’ont le plus marqué. Je ne veux pas croire que Kundera a dénoncé Miroslav Dvoracek. La dénonciation, sauf quand elle est perpétrée par un salaud, ce que Kundera ne peut pas être, est un acte lyrique. Je ne retiens de Milan Kundera que sa détestation, que je ne retrouve aussi forte chez personne d’autre, du lyrisme.

Et quand j’écris, plus haut, que « la nuit est praguoise », c’est du lyrisme. C’est mauvais.

Le lendemain de notre arrivée à Prague, nous avons été emmenés en groupe dans des visites de la ville par un guide qui avait deux métiers : celui-là et l’enseignement. Je ne me souviens pas des musées. Je me rappelle, en revanche, les soirées arrosées et musicales dans des caves pour étrangers. Et, surtout, de m’être promené longuement et seul dans les rues. Je crois que je cherchais le fantôme de Kafka. Délaissant son humour, je retrouvais la magie et le mystère que j’associais au personnage. Les façades étaient grises, recouvertes d’échafaudages dont on avait oublié la raison de leur présence. Je croisais des militaires russes et les Praguois marchaient, le visage sombre, sous des bannières célébrant l’amitié avec l’URSS. Et, bien sûr, je me suis enfoncé dans le quartier juif et dans les ruelles en contrebas du château qui domine la rive gauche.

Mais ce que j’ai surtout ressenti, c’est de ne pas être en Occident. J’ai pensé qu’il n’existait pas d’expérience exotique plus puissante. Que le dépaysement était même plus grand que dans une ville du Tiers-Monde. Les véhicules automobiles, essentiellement limités aux camions et camionnettes, n’encombraient pas les voies. Le dimanche, les familles poussaient les landaus au milieu des rues pavées. La ville n’était pas défigurée par la publicité : aucun affichage ne la détériorait.

Les regards fermés des passants ne parvenaient pas à m’enlever de la tête l’idée que je vivais là un des plus grands bonheurs de ma vie jusqu’alors.

La crise financière de 2008-2009 a connu, médiatiquement, deux moments forts. Le premier est la faillite de la banque Lehman Brothers le 15 septembre 2008 C’est à partir d’elle que l’onde de choc s’est répandue dans le monde entier. Les banques sont tombées comme des dominos, relevés uniquement par le bon vouloir des États. Le 2 janvier 2009, mon ami Kiho Y., le general manager de banque que j’avais connu sous le regard des militaires tchécoslovaques, m’a écrit dans un français que, même approximatif, il se fait un point d’honneur de pratiquer : « Le monde a tout à fait changé à l’année de 2008. Quel sera le nouvel ordre du monde ? L’année 2009 a commencé à l’état chaotique. »

Le deuxième épisode marquant est le sommet du G20 le 2 avril 2009. Ils étaient tous là, rassemblant à eux seuls 90 % du produit intérieur brut mondial : outre les six leaders occidentaux flanqués du Japon et de la Russie, dix pays dits émergents, ainsi que l’Union européenne et l’Australie. Tous, y compris les anciens du bloc communiste convertis au capitalisme, s’étaient donné rendez-vous pour fixer les nouvelles modalités du système financier après le séisme qui a failli l’engloutir. Tous pour écoper le navire et en colmater les lézardes.

La réunion, aux résolutions fixées en amont, s’est tenue au centre de conférence et d’exposition ExCel, dans l’est de Londres. Le centre est situé au-delà de l’île aux Chiens, ancienne presqu’île mal famée où Margaret Thatcher avait incité les entreprises à construire des complexes hypermodernes pour y concentrer les forces vives de la nouvelle économie. On y arrive notamment par le Docklands Light Airway, une ligne de métro aérienne sans chauffeur.

Une première photo de groupe des leaders mondiaux a été prise entre le petit-déjeuner et la session plénière en fin de matinée. Mais il manquait le premier ministre canadien, Stephen Harper. Une nouvelle tentative a eu lieu dans l’après-midi. Mais cette fois, c’étaient les dirigeants italien, Silvio Berlusconi, et indonésien, Susilo Bambang Yudhoyono, qui manquaient à l’appel. On a abandonné l’idée d’une troisième tentative et on s’est contenté de la première photo. C’est elle qui a circulé dans la presse écrite et à la télévision, suivie d’une autre où Silvio Berlusconi, hilare, le crâne tendu comme le haut d’un masque de clown, agrippe de ses deux bras les épaules du président de la Russie, Dmitri Anatolievitch Medvedev, et celui des États-Unis d’Amérique, Barack Hussein Obama. Tous deux sourient comme des potaches ou des joueurs de rugby à l’issue d’un match.

*

Dans ma quête de Kafka, je pense m’être perdu. J’ai retraversé le pont Charles et ses statues alignées comme les gardiens noircis de la permanence des flots qui coulent en dessous. Je me suis laissé glisser dans les quartiers, les rues et les lieux aux noms faits pour égarer : Staré Mësto, Malé nâmésti, U starého hrbitova, Hastalska ulice. J’ai fini par parvenir à Staromèstské nâmésti, place de la Vieille Ville. Sur la tour de l’hôtel de ville, l’horloge, majestueuse et fine à la fois, était, je veux en jurer, arrêtée sur une heure indéterminée.

La mise au point de la photo a pris du temps, comme toujours en publicité. Le studio était vaste. Le photographe, célèbre, disposait de tous les équipements nécessaires, y compris de lourds rails accrochés au plafond et capables de supporter des poids importants.

Au milieu du studio, dégagé pour l’occasion, une longue table avait été installée. Le directeur artistique avait insisté pour qu’elle soit faite d’un seul tenant, et non pas de pièces assemblées, pour faire plus authentique. Les assistants avaient eu beaucoup de peine mais avaient réussi à dénicher un meuble en chêne à huit pieds chez un antiquaire de Whitechapel.

Le long de la table, mais sur trois côtés seulement, de manière à laisser libre le quatrième et permettre une vue de face, à la rigueur de profil, des personnages, avaient été positionnés les vingt hommes et femmes qui, par leur nombre, semblaient encore allonger le meuble. Certains riaient, d’autres étaient soucieux, d’autres encore se penchaient les uns sur les autres ou se passaient les bras autour des épaules. Le directeur artistique avait devant lui une reproduction de La Dernière Cène de Léonard de Vinci et donnait des instructions strictes aux figurants. Il ne serait pas difficile ensuite de remplacer leurs visages par ceux des dirigeants présents au G20 du printemps.

Sur la table, avaient été réparties, dans un désordre savamment orchestré, des petites bouteilles rebondies de Perrier qui semblaient pétiller d’allégresse.

Je ne sais pas bien qui tenait le rôle de Judas. Mais au milieu de la table, à la place du Christ, trônait Karl Marx que l’on avait fait venir de Chiswick et qui semblait tout heureux d’avoir trouvé ce petit boulot inespéré.

La photo serait ensuite simplement signée, comme d’habitude :

Perrier, c’est fou.

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