Asphyxie/Exit

Maud Joiret,

Si au moins le gros lard en pyjama de soie engoncé dans les rayures côtelées de son pantalon s’était éclaté la panse sur la Nadar, j’aurais pu exister ce 23 janvier. Il y aurait eu des bouts de chair orange partout sur le landau de son môme boule de gras, du ketchup humain sur la barrière, et franchement, ç’aurait rendu un bel effet fond-forme — de quoi se gargariser les neurones avec ce qu’on a appris, on s’ennuie pendant dix minutes parce qu’on connaît déjà tout ça, mais ça occupe, ça éloigne l’angoisse pendant ce court laps de temps, ça permet à l’air de gagner des parcelles de poumons et il fait un peu plus tempéré sur les tempes.

Mais non, bien sûr, ce 23 janvier je n’ai vu que la gueule de beauf des amis de Mélanie et la même mini-gueule de gnou des mioches des amis de Mélanie, avec tant de prépositions et de distance je me demande même plus pourquoi j’ai pas l’impression d’exister dans leur petit tas. Eux, ils vivent un truc, les connexions sont établies, on dirait, moi, leur réel, je le vois pas, j’ai juste l’air con, du coup, je parle pas, pas vraiment, je sais même pas ce qui sort de ma bouche c’est tellement jamais moi, que pour sentir quelque chose il faudrait que la panse du gros lard se prenne la Nadar mais c’est pas le cas.

Il n’y a que des gens partout qui marchent au ralenti, avec des poussettes pastel sur absence de lumière belge, tant qu’on y est, parlons du temps qu’il fait on parlera pas du temps qui passe, ce serait maso, on est entourés de dragées, quoi, on n’est plus que ça, des formes oblongues pâles et moches, surlignées par le noir-jaune-rouge des drapeaux lilliputiens qu’un autre con a fait pousser sur des chapeaux mous, je déteste ça, je hais les accoutrements destinés aux événements du peuple, matchs de foot et autres carnavaleries, c’est du grotesque pour pils sur pattes, c’est lourd, ce qu’on est lourds…

Les ados sont là. Ça m’achève. Si même eux ne sont pas capables de baigner dans leur canap assommés par de sains joints au lieu de venir faire les choux pubères des journaleux en manque de speed… Où va le monde, Madame, je n’ai pas envie de vous le demander, je sais déjà ce que vous allez répondre et c’est là que je vous merde alors non, non, vraiment, j’ai plus la tête à vous, c’est trop attendre de moi, je reste stoïque aux côtés des amis de Mélanie et c’est déjà pas si mal, franchement, c’est déjà beaucoup trop d’air comprimé dans mes poumons et mes veines sont en train de me lâcher donc il faut que je m’occupe, il faut que je respire, il faut que je reste là, que je trouve un sens à ma présence ici, donc je prends mon portable en espérant capter un wifi quelque part, ça va dégénérer en moi et personne ne le comprendra donc lâche-moi pauvre conne ou je te vomis dessus.

Du réseau. Facebook, ou la vraie info, ou l’interface du réel par écran interposé. Il circule déjà plus de CO2 dans mes veines… Continuer l’investigation, faire focus, retrouver de vraies couleurs dans cette constellation de profils, de lignes, de liens. Ça me poursuit, cette manif partout en ligne, dans tous les statuts, tout le monde s’est tatoué un picbadge sur la photo de profil et j’ai le quichant, ça y est, je reperle, c’est froid, je transpire et j’ai l’impression que c’est la sueur du gros lard qui me coule sur les tempes, je peux sentir la morve de son agglomérat de progéniture glisser mollement sur mon poignet livide puis refroidir le creux de mes paumes…

Et chacun y va de son commentaire abscons, donne de sa personne civique en représentation, on dirait que tout le monde s’emmerde à raconter l’évolution du stade anal de Dylan, Sandy et Giulian, six ans à tout péter tous ensemble, c’est plus Roland-Garros, ou pas encore, mais très bientôt, Kate Moss a arrêté la coke depuis longtemps et tout le monde a revu le générique des Cités d’Or, et celui du Club Dorothée, et toutes les vidéos à vomir de Youtube, et donc ça balance, ça finaude quand ça dit pourquoi ça ne va pas manifester, ça jouit quand ça traite de pète-sec ceux qui finaudent, ça pue, c’est moche, ça se résume à ça : « Qui détient le symbole de la démocratie ????? LE STRING !! Il sépare la gauche de la droite ! Il protège le centre, il fait rebondir le point de vue de chacun, il unifie le regard du peuple ! Seul inconvénient : il est comme la négociation, il ne faut pas trop… tirer sur la ficelle car on finit toujours par l’avoir dans le cul !!! Ahahahah » et ça va finir par m’achever.

Je lève les yeux de mon portable. Les mêmes mots, les mêmes images emplissent l’espace autour de moi. Ici, c’est comme de l’autre côté du miroir Facebook, ça compare avec la Tunisie, ça aplatit le réel, ça parle de poussées de lait et d’intégrisme, ça reste modérément parano, ça bouffe le cul de personne, ça lèche mal le sexe des mots. Je suis angoissé à l’idée que ces gens font tourner le monde sans moi, qu’un jour ils voteront et décideront pour moi de la même façon qu’ils tweetent et qu’ils statuent, en créant du vide sur du néant, en prenant mon temps mon espace ma vision mon langage, c’est comme dix millions de promesses de me faire suer du bide pour l’éternité, en me laissant vacillant, penché, en chute perpétuelle vers le rien sans jamais parvenir à m’écrouler.

Je veux m’arracher de mes quarante-cinq degrés à la surface de la Terre.

Je veux râper mon visage sur le béton sale et faire plusieurs allers-retours et regarder chaque matin des parallèles rouge pâle strier mon absence de réveil au monde.

Je quitte les amis de Mélanie, les mômes des amis de Mélanie, l’envie de môme de Mélanie et je m’en fous complètement de Mélanie, je prends une latérale, je fonce droit dans le gris de Bruxelles, j’ai besoin de voir autre chose que leur survie Ikea généralisée, mes pupilles ont dégommé mes iris, je suis en manque d’images abstraites et accordées dans leur déconstruction, j’ai besoin d’un shoot de matière brute et pas lisse, mon corps me lâche je crève en marchant je suis hagard les gens ont peur j’aurais dû éclater le gros lard sur la Nadar j’aurais dû dire à Mélanie de se trouver un autre con pour entretenir sa vie si sociale si minable, j’aurais dû partir avec Lara au bout de la Terre, là où les gens sont vraiment dans la merde faire semblant d’aider à combattre la vraie grave et horrible misère du monde, en assemblant des petits tas de boue avec de la paille pour mettre des enfants dedans, de temps en temps, des enfants avec des yeux qui brillent pas comme des dragées, des enfants de femmes que je ne comprendrais pas mais où au moins ce serait clair, on serait tous malades on se viderait les tripes et il n’y aurait plus rien au monde que l’évidence de la merde humaine et de son irrémédiable écoulement, personne n’aurait la prétention de vouloir changer cet état du monde, je ne pense plus, je roule, j’ai récupéré ma bagnole, ça clignote, je tourne, je me gare n’importe comment, je ne vois plus rien que de la moiteur et un avion suspendu au-dessus de moi, je suis à Zaventem, j’ai tous mes papiers sur moi, je vais me casser, je m’arrache pour mieux me décomposer en Guinée-Équatoriale ou en Birmanie, quand on atterrira mon malaise aura la couleur locale et je baiserai une pute avant d’aller chercher Lara et d’abord je m’achèterai un pyjama local pour commencer à habiller le souffle des jours sales.

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