Attendre l’iceberg

Jean-Pierre Berckmans,

Je t’en prie Dévore-moi

Déforme-moi jusqu’à la laideur

Marguerite Duras, Hiroshima mon amour

— Vous savez, Svetlana, mon père m’a constamment répété qu’au temps de l’URSS, les gymnastes étaient de véritables stars, pas comme maintenant avec l’argent et la télé qui pourrissent tout.

— Vous êtes une star, Alina Maratovna.

— Vous pouvez m’appeler Lina.

Elle m’avait dit ça avec un sourire de petite fille, assez touchant pour une des femmes les plus puissantes de Russie, ce qui fait oublier à certains qu’elle n’a que trente et un ans.

— Oui Lina, vous êtes une étoile dans tous les sens du terme (étoile me semblait plus chic que star même si moins glamour).

— C’est parce que je suis députée et…

Elle hésite puis ajoute avec une sorte de gravité :

— Et que je suis assez proche du pouvoir.

À la demande d’Alina Maratovna Kabaeva (à qui on ne peut rien refuser sans en subir les conséquences), nous étions seules dans la salle à manger du Belmont Grand Hôtel Europe à Saint-Pétersbourg. Mon père m’avait raconté que l’hôtel s’appelait Europeanski avant la disparition de l’URSS. Il y avait ici, dans cette architecture qui rappelait un paquebot de luxe, un grand vitrail de Fernand Léger. Maintenant, ce vitrail a été remplacé par un autre, dans le style « Art Nouveau revisité » dégoulinant de tons roses et mauves chers aux hôtels « entièrement rénovés ». Qu’est devenu ce Fernand Léger authentique ? Personne ne le sait. On dit qu’il dort dans les caves du musée de l’Hermitage mais on pense plutôt qu’il orne la villa ou le yacht d’un oligarque plus discret que les autres.

Je sens bien que je marche sur des œufs et je lui souris avant de lui dire :

— Vous êtes proche du pouvoir parce que tout le monde vous admire, comme moi qui suis votre fan depuis mes cinq ans. Vous étiez championne d’Europe de gymnastique rythmique à quinze ans, vous avez gagné la médaille d’or aux jeux olympiques d’Athènes et…

Elle m’interrompt.

— Et que je sais encore mettre mon pied sous le menton en passant ma jambe par-dessus mon épaule, ajoute-t-elle en éclatant de rire.

Je reste silencieuse, je ne sais pas si elle fait allusion à sa condition physique ou à quelques acrobaties érotiques…

Alina détourne la tête et me jette un regard en biais.

— Mais je ne tiens plus que quelques secondes, pas comme toi Svetlana, tu dois être infatigable à ton âge.

Elle plante ses yeux dans les miens et ajoute :

— Et c’est ce que m’a dit mon grand ami Vladimir.

— Vladimir !! Le président ?

Je n’ai pas pu m’empêcher de crier, affolée par un bruit qu’« on » aurait fait courir

— Mais non, idiote, Vladimir Potanine, celui qui pèse seize ou dix-sept milliards de dollars, celui pour qui tu as travaillé. Je me trompe ?

Vladimir Potanine est le propriétaire (entre bien d’autres choses) de la chaîne MTV Russie et de la branche moscovite de l’agence de mannequin Ford. J’avais commencé comme top modèle (selon sa propre expression) à partir de seize ans et j’avais eu droit, à dix-neuf ans, à la couverture du Playboy russe dans lequel je posais seins nus et la jambe droite à la verticale dans un tutu de danseuse du Bolchoï.

— J’ai fait du modeling pour son agence mais c’est la gymnastique qui m’a toujours passionnée. À six ans j’étais déjà élève de l’école du cirque de Kiev, comme contorsionniste.

Lina me fait « les gros yeux »

— Ah oui, j’oubliais, tu es Ukrainienne. (Un petit silence.) Moi, tu sais, je suis née en Ouzbékistan, l’important c’est que nous aimions tous la grande Russie et puis tu parles un russe tout à fait charmant.

Je sais que Lina n’oublie jamais rien, que pour elle les Ukrainiens indépendants sont, au mieux : des cons, au pire : des traîtres. Je crois utile (c’est le mot) de préciser :

— Mon père est russophone, il a passé beaucoup de temps à Saint-Pétersbourg à partir de 1991 quand tout a tellement changé (et que Poutine est devenu vice-maire, mais inutile de préciser Lina connaît tout ça par cœur).

— On m’a dit que ta mère journaliste et toi-même auriez pu être beaucoup plus intimes avec le président, non ?

(Je comprends qu’elle parle du président démis, cette couille molle de Viktor Ianoukovitch.)

— C’est vrai qu’il a voulu devenir mon sponsor.

Les sous-entendus de Lina commencent à m’énerver. Elle m’avait dit qu’elle voulait me parler de mon avenir mais elle ne me parle que de mon passé (dont elle connaît les détails ; les services secrets de Poutine sont les meilleurs du monde) alors que je n’ai que vingt et un ans et que j’emmerde Vladimir Potanine et ce crétin de Viktor Ianoukovitch. Je trempe mes lèvres sensuelles (comme ils disent) dans mon verre de vodka Poutinka (un hommage du fabricant à l’homme de fer !) et continue d’une voix que j’espère douce :

— Donc, Viktor voulait coucher avec moi, quand ma mère lui a dit non, mais sincèrement Lina, vous me voyez dans les bras d’un type qui veut se taper la fille quand il a raté la mère. Un apparatchik qui a des goûts de chiottes. Vous avez été dans sa résidence ? (J’attends, mais elle ne me répond pas, impassible, donc je tape sur le clou.) Son palais en bois, ses fausses ruines antiques, son galion espagnol d’opérette… Ça me faisait gerber.

Elle caresse son verre de Poutinka, boit une gorgée et me coupe, tranchante (je sais, je me répète, mais c’est vraiment l’effet qu’elle produit) :

— En tout cas, les ploucs de votre célébrissime place Maïdan, avec leurs casques ridicules et leurs boucliers en carton, ça ne les faisait pas dégueuler du tout ; ils ouvraient des yeux comme des soucoupes de caviar et parlaient de « Versailles ukrainien ».

Elle ébauche un sourire proche du rictus.

— D’ailleurs tous vos dirigeants ont toujours eu des goûts de chiottes ! Tu n’as jamais été chez Ioulia Timochenko ? Elle pouvait à peine s’asseoir dans ses énormes fauteuils Napoléon III en cuir lilas.

J’entame une désescalade diplomatique comme disent les Européens. Je dis avec une petite moue de dépit :

— Tout le monde n’a pas la chance d’avoir un président comme celui de la Russie.

Lina s’agite sur sa chaise, elle a toujours son verre de Poutinka à la main.

— Mais ce n’est pas une « chance » comme tu dis ! C’est le peuple qui l’a élu, c’est le peuple russe qui a choisi celui qui sait le protéger et surtout le défendre. Les Ukrainiens, eux, n’écoutent plus leurs hommes politiques, ils n’écoutent que les inepties d’Obama qui ne sait même pas où se trouve Kiev ou Sébastopol et les promesses en toc des Européens, alors que les Occidentaux n’en ont sincèrement rien à foutre du peuple ukrainien.

Elle découvre ses dents toujours impeccables puis plante sa dernière banderille :

— Et puis, qu’est-ce que vous iriez faire sur le Titanic européen ? Attendre l’iceberg en troisième classe ?

Pendant qu’elle parle, je me demande comment quitter ce sujet pourri, cette discussion qui ne mène à rien, qui nous conduit droit au conflit. Elle trouve sa dernière réplique brillante. Je peux lire le plaisir sur son visage. Je bondis sur l’occasion comme une Moscovite sur les soldes de Pâques.

— J’ai adoré le film ! Mais je me sens toujours dans la peau de
Leonardo DiCaprio. Je suis pauvre, j’ai un petit talent, je ne rencontre que des gens riches et je meurs à la fin.

Elle se détend, laisse échapper un rire.

— Ce qui a fait la vraie légende du Titanic, c’est son orchestre !

— OK, mais ils sont tous morts aussi, non ?

— Laisse tomber le Titanic. Aujourd’hui le meilleur orchestre du monde, du moins pour le ballet, est ici à Saint-Pétersbourg. C’est ici que tes envies peuvent devenir réalité. La Russie est le nouvel eldorado.

— J’avais deux rêves de petite fille : devenir ballerine ou pilote de chasse, ça dépendait des jours.

— Après ce que j’ai vu dans Playboy, tu es beaucoup plus souple qu’une ballerine et plus volontaire qu’un pilote, tu as un grand avenir devant toi.

Elle marque une pause, ses grands yeux clairs se plantent dans les miens.

— Si tu fais exactement ce que je te dis !

Je ne comprends pas où elle veut en venir et ça m’agace un peu… Bien sûr je sais comme tout le monde que Lina est la maîtresse (mal) cachée de Vladimir Poutine et qu’elle a sans doute deux enfants de lui mais personne n’ose en parler depuis que le président a sommé les journalistes de : « ne pas mettre leurs nez pleins de morve dans ses affaires privées ». Je me suis toujours demandé pourquoi « pleins de morve » ? Voulait-il dire que les journalistes sont des enfants gâtés incapables de se moucher tout seuls ? Était-ce une allusion à l’expression « baveux » ? (Celui qui bave aurait aussi la goutte au nez ?) Ou encore veut-il lancer un proverbe de babouchka : « journaliste curieux, journaliste morveux » ?

Bref Lina est en position de tout faire et surtout de tout défaire. Elle est dangereuse comme un mamba noir sous ses airs de couleuvre se chauffant au soleil. Je lui dis donc, le plus calmement possible :

— Qu’attendez-vous de moi Lina ?

Sa réponse claque comme une gifle.

— Que tu couches avec Vladimir.

— Lequel ?

— Vladimir Poutine. Elle ajoute avec respect : le président.

Je suis sciée, je m’attendais à tout, même à devoir coucher avec elle, mais pas à cette « proposition indécente » de la maîtresse de l’homme le plus puissant (ou dangereux) du monde.

— Pourquoi vous me demandez ça, alors que vous êtes…

Je ne parviens pas à dire « amoureuse de lui » de peur de franchir la ligne rouge du secret de polichinelle, mais du secret quand même. Il me semble voir sa jolie main, ornée d’un très impressionnant rubis, trembler légèrement.

— Parce que l’habitude… le président a horreur de l’habitude, ça le démotive. Et c’est moi qui dois résoudre le problème.

Je ne peux pas m’empêcher de réagir.

— Il me semble pourtant, je me trompe peut-être, que le président a pris l’habitude du pouvoir.

Je reste la bouche ouverte, étonnée par mon audace. Elle frappe la table de sa main baguée qui ne tremble plus pour rythmer chaque mot :

— Ça n’existe pas l’habitude-du-pouvoir ! Le pouvoir c’est-un-combat-de-chaque-instant, c’est-une-lutte-sans-fin. On ferme un œil une seconde et on est mort. C’est comme ça, chez nous, en Russie, depuis des siècles !

Elle arrête de marquer la cadence et me dévisage durement.

— Et j’espère que cette jolie bouche ouverte suce mieux qu’elle ne parle !

Une façon imagée de dire que le sujet est clos. Je reste dans le même ton.

— Personne ne s’est jamais plaint jusqu’à présent.

— Tant mieux, parce que Vladimir adore qu’on le suce, qu’on la prenne entièrement dans la bouche.

Je fais une moue complice.

— Tous les hommes aiment ça d’après ma modeste expérience.

— Poutine est plus que « tous les hommes », ma petite, pour le sexe c’est un dieu, un dieu exigeant. Quand vous baiserez, quoi qu’il te fasse, il faudra le regarder, il ne supporte pas qu’une femme ferme les yeux quand il la prend.

— Je suppose qu’on a l’air de se concentrer sur son propre plaisir.

— Au lieu de remercier celui qui vous le donne ! C’est ce que pense Vladimir.

À quoi bon discuter, j’approuve.

— Il a sûrement raison.

Mais c’est raté.

— Vladimir se fout pas mal d’avoir raison, il fait ce qui lui plaît, rien que ce qui lui plaît !

– J’avais compris ! Mais je n’ai pas encore accepté.

Les yeux verts de Lina sont des rafales de Kalachnikov, je rectifie ma pensée.

— Je veux dire : il n’a pas encore accepté de coucher avec moi, il ne me connaît pas, il ne sait rien de moi. La question est : pourquoi moi ? (Je pense : pourquoi ça doit tomber sur moi ?)

— Ne joue pas les naïves, tu sais très bien pourquoi. Parce que tu es gymnaste comme moi. Je t’ai choisie parce que Vladimir est un sportif qui veut prendre une femme dans toutes les positions. Parce que tu as de gros seins fermes, naturels et Vladimir déteste par-dessus tout le faux. Les fausses poitrines, les fausses lèvres, les fausses fesses, il veut the real thing.

Je m’étonne qu’elle cite Poutine en anglais.

— OK, je corresponds au profil, mais tout ça ne remplace pas… non ce n’est pas le mot, ça ne peut pas concurrencer l’amour qu’il éprouve pour vous.

— Mais qui te parle d’amour ? Là, je te parle de sexe, je te parle de baise ! Le président ne va pas te faire l’amour, il va te baiser, te prendre par tous tes orifices, tu comprends ? Avec sa langue, avec ses doigts, avec sa bite. Tu vas faire le grand écart sur sa queue et il te fera tourner, accrochée au plafond. Tu vas le prendre dans ta bouche en faisant l’araignée en arrière. Tu vas mettre les jambes derrière la tête pendant qu’il t’enculera en te branlant la chatte. Tu vois le tableau ? Alors arrête de me parler d’amour ! Arrête de te croire importante !

Elle rougit, je ne sais si c’est de fureur ou d’excitation devant les scènes crues qu’elle me décrit avec une vulgarité voulue. Voir cette respectable députée de la Douma, membre du Conseil suprême de la présidence, se complaire avec rage dans la pornographie est pour moi une scène à la fois drôle et terrifiante. Une envie de rire me monte, malgré la violence du discours d’Alina.

Je déclare d’un ton faussement grave :

— Je ferais mieux de prendre des notes, ça pourra me servir.

Lina semble étonnée par mon humour « inapproprié », mais se reprend vite et me dit d’une voix soudainement douce et chaude :

— Ne prends pas ça à la légère, Svetlana, ça ne m’amuse pas de t’imaginer en train de baiser avec Vladimir mais je sais qu’il en a besoin et je t’ai choisie parce que je lis en toi. Je sens que tu aimes ça. La gymnastique, c’est une façon de plier ton corps à ton désir, de lui permettre de devenir le lieu de tous les fantasmes, de tous les plaisirs, de toutes les imaginations et Vladimir n’en manque pas, ni de force. Il te prendra dans ses bras, debout, toi accrochée à lui, tes jambes sur ses épaules et il te fera aller et venir lentement sur son sexe. Puis tu te courberas totalement, en arrière sur le lit, et tu mettras ta tête entre tes jambes et Vladimir prendra alternativement ta bouche et ton sexe qui seront l’un au-dessus de l’autre pour terminer par tes fesses. Tu verras l’excitation monter en lui. Tu le verras jouir sur toi et tu seras fière d’avoir donné du plaisir à un homme qui fait tant de choses pour son pays. Alors tu lui feras une fellation tellement surprenante qu’il rebandera en quelques minutes et tu admireras la renaissance du sexe de Vladimir Poutine. Et si tu sais te taire, garder pour toi tout ce que tu fais avec lui, tu deviendras riche et puissante… comme moi.

J’ai écouté cette longue et minutieuse description de ce qui nous attendait, Vladimir Poutine et moi, et inexplicablement je me suis sentie prête, prête à le recevoir en moi, à lui donner sans hésitation le plaisir qu’il mérite et l’honneur qu’il me fera, à moi, la jeune gymnaste de Kiev qui n’a jamais réussi à conquérir aucune médaille et qui a grand besoin d’attention et de protection.

Plus tard, je suis nue sur le lit, je fais le grand écart… Le président russe apparaît, il ne porte aucun insigne, aucune marque distinctive, aucun vêtement. Il franchit l’espace qui me sépare de lui. Il entre en moi avec facilité.

Il m’envahit ! Il m’envahit et je l’accueille comme en Crimée, en lui déroulant le tapis rouge de ma langue rose.

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