L’enfant du silence

Nicole Verschoore,

Nicolas P. n’est pas le P. à qui nous pensons tous.

Le 26 avril 1986, un des réacteurs de la centrale nucléaire de Tchernobyl avait explosé. La pollution radioactive, très étendue, mettait les enfants russes en danger. En 1997, on disait encore « les enfants russes » en parlant des victimes de Tchernobyl. À l’époque, il n’était pas question de l’Ukraine, ni de l’adjectif ukrainien. L’accident de Tchernobyl était russe et Moscou seul responsable du désastre.

En Occident, dix ans après l’explosion à Tchernobyl, l’organisation belge des Enfants de Tchernobyl prit l’initiative d’inviter des classes entières d’écoliers de la région contaminée qui passeraient trois mois dans nos campagnes, hébergés par des familles d’accueil. L’œuvre charitable s’organisa sans qu’on sache d’où elle venait. De nombreuses familles d’accueil s’engagèrent et prirent chez eux un ou plusieurs enfants de Tchernobyl. Ils iraient à l’école et partageraient la vie des enfants de la maison. En 1997, je fus sollicitée à mon tour. Il s’agissait de jeunes garçons de onze et douze ans. J’avais indiqué dans le formulaire que mes fils avaient dépassé l’âge de l’école élémentaire et que le petit invité devait être du genre enfant unique sans grand besoin de compagnie.

La répartition du précédant convoi avait été une réussite.

Le jour de l’arrivée des « enfants russes », un premier groupe ayant déjà bénéficié de trois mois d’air pur dans nos campagnes attendait avec leur famille d’accueil le car qui les reconduirait en Russie et amenait les nouveaux arrivants. Ceux qui rentraient chez eux après trois mois de gâteries belges n’avaient pas l’air impatient, bien au contraire : de tous côtés, les effusions de sentiments et dernières embrassades devenaient déchirantes. Quand, dans le plus parfait silence, les gosses du nouvel arrivage descendirent du car, la mine pâle et l’expression du visage curieusement craintive, l’ahurissement fut général. Aucun nouvel arrivé ne s’attendait au spectacle sentimental des adieux. Aucun gosse sur le départ ne se rappelait la tristesse qui émanait du groupe des nouveaux venus.

Eux aussi furent accueillis comme des fils de famille revenus de loin. Les nouveaux parents adoptifs embrassaient avec exubérance le gosse éberlué qui, à l’appel officiel de son nom, s’avançait vers eux. On l’étouffait dans de vigoureuses embrassades. J’avais, moi aussi, été stupéfaite d’assister au débordement général d’amitié et de tendresse. Je compris donc fort bien la réserve de Nicolas lorsqu’il se planta devant moi, à bonne distance de mes bras, et les yeux baissés.

Give me your bag, lui dis-je. We go home.

Les nouveaux resteraient trois mois à l’air non encore pollué, le gosse le savait.

Nicolas P. était d’une intelligence rare. Il n’avait pas douze ans, parlait russe et anglais et passait tout son temps libre à faire des calculs comme mon fils aîné en solutionnait en dernière année de latines-maths, qui préparaient aux facultés des mathématiques et de la recherche nucléaire. À part sa calculette, Nicolas avait un téléphone portable avec lequel il appelait sa grand-mère mathématicienne, épouse d’un haut fonctionnaire du parti. Leur appartement, me raconta-t-il dès nos premières conversations, était le plus grand et le plus beau de toute la région. L’enfant parlait sans enthousiasme, avec une sorte de condescendance, timidité imbibée d’un mépris qu’il avait dû acquérir de son entourage immédiat, peut-être même sans vraiment s’en rendre compte, tant la supériorité de sa famille lui semblait évidente. Tout ce qu’il m’apprit émanait de son sentiment d’être privilégié, et de mériter cette grâce. Il était incapable de m’adresser la parole, d’exprimer une pensée ou un désir sans que transparaisse dans sa voix celle de son entourage, dont le pouvoir était écrasant — je l’appris plus tard. Nicolas m’en voulait d’être sa geôlière, et en voulait à sa famille de ne pas l’avoir gardé chez eux. De ne pas avoir fait acte d’autorité. Car ce qui pour ses condisciples pouvait être une aventure inespérée, pour lui n’était qu’un déchirement, une détention en otage, une perte de temps. Il méprisait son pays d’avoir accepté d’envoyer ses enfants respirer ailleurs de l’air non-pollué et rendait notre pays responsable de l’initiative. Envoyer des enfants de Tchernobyl à l’étranger pour respirer de l’air sain était une manœuvre politique antirusse. Après quelques jours à l’école du village, il dirait même que de stupides étrangers jouaient les bienfaiteurs, des campagnards incultes qui gobaient ce que leur disaient la radio et la télé. C’était là un discours d’adulte, celui de sa grand-mère, je le comprendrais bientôt…

Car Nicolas me ferait des confidences. Chez moi, il était aussi « l’exception » : pas de frères, pas de stupides jeux d’enfants, pas de conversation avec le maître de maison, toujours taiseux ou absent. Quant à Madame — moi — elle l’envoyait à l’école du village, parce que c’était le règlement, mais il avait bien montré qu’il ne participerait à rien de scolaire, et elle l’avait accepté. Le maître de sixième était également le directeur de l’école du village, et lui aussi avait compris que rien ne pourrait intéresser le gamin.

Le premier matin, mon ami le maître de sixième vint chercher Nicolas à vélo, avec une deuxième bicyclette pour enfant de douze ans. Après trois cents mètres il rapporta le deuxième véhicule. Je le prends sur la barre de ma bicyclette, me dit-il, cela ira plus vite.

Dès la première semaine nous savions que Nicolas perdait son temps en classe. Mais je n’avais aucune envie de l’avoir à mes guêtres le matin. L’après-midi suffisait. En classe, il n’avait pas, comme les élèves russes qui l’avaient précédé, la curiosité de deviner ce qui se passait au tableau ni de deviner le langage inconnu du théâtre dont il était le spectateur. À la cour de récréation, il ne se lançait pas dans le partage des équipes. Nicolas s’occupait de sa calculette de poche et d’un autre appareil électronique encore inconnu chez nous.

L’après-midi, si je quittais un instant mon bureau et passais au salon où Nicolas s’occupait, je le trouvais au téléphone avec sa grand-mère. Ils se parlaient pendant des heures. Les communications par son portable devaient être impayables pour tout individu non chargé d’un pouvoir exécutif absolu.

— C’est ma grand-mère qui bavarde, moi, je ne fais que répondre, m’expliqua-t-il, et c’est elle qui paye.

À la longue, l’enfant prit quand même l’habitude de m’adresser la parole quand je passais. Pour se raconter. En premier lieu, la vie de privilégiés qu’il menait au sein d’une famille privilégiée. Il en était fier, sans complexes. Sa grand-mère et son grand-père étaient des gens très haut placés dans la hiérarchie du Parti, m’apprit-il avant toute autre chose. Ses parents aussi, concéda-t-il modestement. Il me fit le résumé des fonctions de ses grands-parents et parents, qu’il m’est impossible de rapporter ici parce que dès les premières phrases je me perdis dans la nomenclature soviétique du pouvoir, abstraite, vertigineuse et, à première vue, sans rapport avec le quotidien. Par contre, de la splendeur de l’appartement des grands-parents je reçus une description détaillée.

D’un geste négligent balayant nos deux pièces du rez-de-chaussée — notre salon et la salle à manger —, Nicolas commença sa description de l’appartement de ses grands-parents par la répétition de deux mots much bigger, much bigger, et entama la description des murs, all books, all books, des bibliothèques jusqu’au plafond, entrecoupées de fenêtres et d’un monumental portrait de Staline. Là s’arrêta le trajet de sa main molle et dédaigneuse qui avait balayé mes murs, pour contempler un instant, en silence, le Staline au mur de l’appartement des grands-parents. Silence de vénération, dans l’immobilité du soldat à l’arrêt à l’aboutissement d’une parade militaire. Son respect n’était pourtant pas militaire : all oil, all oil, fit-il admiratif. L’immense tableau était donc une peinture à huile, pas une affiche agrandie. En Russie, ce devait être le summum des signes de richesse. Je pris un air admiratif.

Nicolas était, manifestement le chouchou de sa grand-mère — le phénomène, l’enfant miracle de la famille, le petit être adulé…

Ce fut pour mon mari, mes fils et moi extrêmement difficile de traiter Nicolas comme un fils ou un frère, car il nous rejetait. Il nous montrait combien il méprisait nos efforts pour lui rendre son séjour agréable. J’invitai pour un week-end de randonnée pédestre dans nos campagnes une ancienne amie, professeur de russe à l’école d’interprètes à Bruxelles. J’entendis Nicolas parler longtemps, sur un ton différent de celui qu’il prenait avec nous. Sans doute faisait-il un portrait peu favorable de la vie qu’il menait chez nous et des habitants de ma maison, car la seule remarque de mon ancienne amie fut que le gosse n’avait pas du tout eu envie de quitter Kiev. Que c’était un enfant gâté, mal intentionné, et incapable de voir ce qui pouvait être bien et bon chez nous. Comme elle ajouta encore Un ingrat visiblement gâté par le sort qu’ont là-bas ceux qui détiennent le pouvoir, je remarquai immédiatement que mon amie détestait l’enfant, et je la jugeai injuste parce qu’elle n’essayait pas de le comprendre. À cette réaction de ma part, j’aurais dû déjà sentir que j’aimais un peu le gamin.

J’essayai une autre amie, ancienne collègue oubliée depuis des années, mais russe de naissance. Je lui expliquai mon cas. Elle m’invita pour un week-end en Campine, elle aimait marcher. Nicolas était moins sportif qu’elle. Elle ralentit la cadence de ses pas. Ils parlèrent pendant des heures.

« Il est extraordinaire », me dit-elle en nous quittant. Nicolas fut comme ressuscité.

La date de son retour approchait. Rien n’avait changé au salon, ni à l’école.

Il plia bagage, m’embrassa sans effusion, mais sourit en me regardant. Ce regard était chose rare : il ne cherchait pas ses pieds sur le sol. Il me remercia par une formule anglaise, thank you for everything.

Nous assistions tous les deux aux effusions des autres partants.

Il ne m’écrivit jamais. Et comme le règlement voulait que la famille accueillante ne demandât pas d’adresses, je ne lui envoyai ni vœux de Noël ni félicitations à son anniversaire.

Pendant des années, je pensai à lui. Qu’était-il devenu ? Que faisait-il ? Je calculais son âge. Il avait vingt ans en 2006, il aurait presque trente ans aujourd’hui.

Comme nous parlions anglais, et qu’il n’avait visiblement pas envie d’apprendre quoi que ce soit venant de moi, je ne lui avais pas indiqué la nuance qui existait entre « I want a glass of water » et « I would like a glass of water » — je veux un verre d’eau et je voudrais un verre d’eau.

Pour moi, « Wanted : Nicolas P. » n’exprime pas de la recherche d’un criminel. Il s’agit de moi, qui voudrais le revoir. Comment et pourquoi m’étais-je attachée à lui ?

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