La guerre de Crimée n’aura pas lieu

Marc Guiot,

Aix-la-Chapelle, été 1988.

Ernst Teufel, quadragénaire nonchalant, vêtu de noir, chemise de soie, col ouvert et pantalon élimé au pli soigneusement repassé, arpente la Marktplatz d’Aachen d’un pas assuré, un journal à la main. Une jeune Russe s’approche, lui demande du feu. Il ne fume ni ne boit, s’en excuse, poursuit son chemin, tout en pensant à elle : un peu molle, mal fagotée, regard bleu de myope, intense. Étudiante sans doute, comme on en croise en ce moment dans l’ancienne ville impériale au carrefour des trois marches frontières. Teufel s’installe à la terrasse d’un Imbiss halal, déplie sa Süddeutsche Zeitung, surligne quelques phrases au fluo. Currywurst, Fanta et sa gazette résument son ordinaire, sa prière quotidienne de citoyen honnête homme, comme disait Hegel. « Reagan à Moscou ; entretiens difficiles au sommet avec Gorbatchev. » L’air est léger, les merles se répondent. Au retour il retraverse la place où s’amassent des centaines d’étudiants buvant leur bière en canette, flirtant dans des effluves de cannabis et la douceur du soir. La revoilà près de la cabine téléphonique faisant des gestes de détresse, il s’approche : « Können sie mirrr helfen ? » Il saisit le cornet et règle, vite fait, l’affaire avec la gérante du home qui évoque en patois local ses mauvaises expériences avec des étudiants slaves. L’étudiante lui propose un verre, il refuse, elle insiste : « Cola vielleicht » ? Conversation pénible à cause de l’accent de la fille : elle vit à Moscou, mère dépressive, journaliste vedette abandonnée par un mari volage, colonel au renseignement bulgare. Il fait mine de l’écouter mais, agacé, se lève et prend congé, rentre chez lui, termine sa Süddeutsche. Il couche sur des coussins, à même le sol dans la chambre de son fils, étudiant lui aussi. Il galère depuis le méchant divorce qui lui a coûté sa maison et sa voiture, à cause de l’alcool auquel il a renoncé, radicalement. Guitariste de jazz dans une boîte enfumée, il survit. Il repense au regard bleu de l’étudiante, se lève — son sourire doux —, saisit son quotidien — son accent —, relit les passages surlignés à haute voix, comme pour les mémoriser. « Nancy à bord d’Air Force One » ; « Gorbatchev très affaibli » ; « Reagan refuse de refréner la course aux armements, il veut mettre les Soviétiques au tapis » ; « Tear down this wall Mr Gorbatchev ».

Le lendemain, samedi, il traîne sa guitare au parc jouxtant l’hôtel Quellenhof, choisi pour son contact avec l’Irlandais. Il s’assied sur un banc public, chante la ballade du dissident Biermann : Die Gedanken sind frei. Voici que passe et repasse l’étudiante, accompagnée de son amie. Elles s’arrêtent, l’écoutent jouer, l’applaudissent, doucement.

— Je reviens, gardez-moi ça ; retrouvons-nous sur la grande terrasse.

Il leur abandonne son instrument, rejoint le bar aux éléphants orné de grands tableaux de chasse africaine, de quoi faire craquer Hemingway. L’Irlandais barbu qui lui confie sa prochaine mission berlinoise justement lui ressemble : « Washington veut des informations sur les modalités des nouveaux échanges : tuyaux manufacturés par le géant Mannesman contre pétrole et gaz de Sibérie. Ce troc germano-soviétique déplaît à Reagan qui désire comprendre les intentions des Soviétiques. Il veut leur perte. »

Dehors, les filles dégustent des glaces en s’essayant à la guitare. Ernst Teufel les rejoint, il est mince de corpulence et franc de caractère. Son épaisse moustache, à la Günter Grass déborde sur la lèvre supérieure pour cacher ses canines gâtées, une barbichette noire lui couvre le menton. Il leur parle de lui, de la nuit que le Führer passa au Quellenhof en 1938, du fils, dont il partage la chambre. L’amie se lève, s’excuse, les abandonne à leur tête-à-tête. Margo sourit, il pose la main sur la sienne, un fluide subtil circule entre eux, rien qu’un instant. Elle paye le garçon, saisit Ernst par le poignet et l’attire chez elle, se donne à lui, comme ça. Le lendemain ils se lancent sur les autoroutes, elle est au volant de la Focus de location, lui à la guitare. Ils traîneront des heures au café Wellenstein sur le Kurfürstendamm en buvant des Weisskaffees, les meilleurs de Berlin, servis crémeux dans de grands bols blancs. C’est le rendez-vous des musiciens insomniaques, des écrivains de passage, des mafieux parlant à voix basse. Il a loué une chambre à Kreuzberg chez un Turc cousin du propriétaire de son Imbiss hallal. Son « contact » est en retard. Sur la photo qu’Ernst retire de l’enveloppe d’Hemingway il a le regard fixe des premiers de classe mal aimés, moue boudeuse et cheveu rare, bref le portrait-robot de l’espion russe dans les James Bond. Wladimir surgit, engoncé dans son Burberry neuf acheté à l’Ouest. « J’ai amené mon interprète, lui lance Ernst, embarrassé. — Pas la peine, reprend Wladimir, Ich spreche Deutsch », et il invite Margo à sortir, en russe. Ernst lui remet l’enveloppe avec les directives de Hemingway. « C’est sans importance, dit le Russe en empochant l’enveloppe nonchalamment. L’Irlandais est un sous-fifre peu fiable. On aimerait que vous travailliez pour nous directement. » L’Allemand tressaille.

— Margarita dépend du KGB elle prépare une thèse sur l’enseignement comparé.

Ach so ?

— Ça paye bien. On vous demandera de rencontrer l’ex chancelier pour le sonder sur la position actuelle du SPD quant à la suite à donner à la Ostpolitik. On sait qu’il vous arrivait de chanter à Bonn pour le couple Schmidt de temps en temps.

Il comprend qu’il n’a pas le choix.

— Demain, rendez-vous à l’ambassade russe, Unter den Linden.

— Ostberlin ?

— Selbstverständlich.

— Mais je n’ai pas de passeport.

— Celui-ci fera l’affaire.

Wladimir sort de sa poche un passeport allemand tout neuf avec la photo d’Ernst, son nom, tous les cachets officiels, un visa de sortie et une liasse de D.M. dans une enveloppe.

— Joli travail, comme on dit dans les romans noirs.

— N’oubliez pas de changer vos cent D.M. Margarita vous conduira, elle connaît un passage facile.

Il ne frôla pas sa Margo cette nuit-là dans la chambre du Turc à Kreuzberg. Il était resté silencieux pendant le long trajet en métro.

— Tu boudes ? dit-elle en sortant nue des draps d’un gris douteux.

— Mets-toi à ma place.

— Mets-toi à la mienne.

— C’est qui ce gugusse ?

— Un agent du KGB, un de leurs meilleurs. Il bosse à Dresde depuis le début de la Ostpolitik. C’est lui qui a fait repérer l’agent Guillaume pour entraîner la chute de Brandt.

— Pourquoi ont-ils fait ça ?

— Brandt était devenu un risque, il buvait et parlait trop librement aux femmes de rencontre : des journalistes, des espionnes, des aventurières.

— Comment sais-tu tout ça ?

— Wladimir !

— Tu as été sa maîtresse ?

— Interdit ! Pas de sexe entre espions, on n’est pas au service de sa gracieuse majesté, nous !

From Russia without love ?

— Je t’adore mein Schätzschen.

No sex, tu es au service du KGB.

— Toi aussi, mon pauvre chéri.

Justement !… Il avait une grande tendresse pour Willy Brandt et il lui répugnait de trahir les Schmidt.

— Tu réfléchis ? Viens, j’ai envie de toi.

Il obéit à sa Mata Hari mais ne bande pas.

Il aura du mal à reconnaître Unter den Linden médiocrement reconstruit mais vu si souvent sur des images d’actualité du temps d’Adolf. Les grands tilleuls n’avaient pas résisté aux bombardements alliés ; on en avait planté des petits, rachitiques.

Ils longeront les magasins luxueux réservés à la nomenklatura, une vaste librairie avec des classiques en vitrine, Hölderlin, Karl May, Christa Ludwig et Marx évidemment, des restaurants vides à la décoration froide et l’impressionnante ambassade soviétique, mélange d’architecture stalinienne et du IIIe Reich : un hybride monstrueux. On les fera passer par divers contrôles. Enfin, Wladimir les reçoit dans son cabinet de fonction, une sorte de bureau nu à la Maigret sauf qu’au mur pend la photo noir et blanc de Gorbi : regard triste et tache de vin.

— Vous le connaissez ?

— Pas vraiment, il ne tiendra plus très longtemps.

— Ah bon, pourquoi ?

— Trop mou, gardez ça pour vous. Café ? Il n’est pas fameux, à peine chaud, Muckefuk, je vous préviens. Voici l’enveloppe avec ma réponse pour endormir l’Irlandais. Vous avez réfléchi ? Quand aurais-je votre rapport ?

— Donnez-moi un bon mois.

— C’est qu’il peut s’en passer des choses en un mois à Berlin en ce moment… Vodka ? Pardon, sie sind trocken

— Sec comme le bouchon de liège, sec comme une trique.

— Zigarre ?

Nein danke. Nichtraucher.

No cigarettes, no whisky, seulement les petites pépées ?

Il rougit, Margo leva les yeux au ciel.

La suite est connue, Gorby perdra le pouvoir et l’empire. À Hambourg, Ernst chantera pour Helmut et Loky dans leur villa moderniste sobrement meublée, puis il affrontera le nuage de cigarette mentholée de l’ex-chancelier pour le sonder. Il se moquera de l’autre Helmut, le géant souabe qui lui a ravi le pouvoir avant de savourer les fruits de la réunification allemande. « Schröder achèvera notre Ostpolitik et cela rapportera gros à l’Allemagne qui en aura rudement besoin. La réunification promet d’être un gouffre à milliards. » Ce qu’il pensait de Gorbi ? Que le peuple russe avait été ingrat. Et de Helmut Kohl ? Une enflure, un sac de clichés. Et de Brandt ? « Brandt bleibt Brandt. » Ils remontèrent dans la Golf noire pourrie achetée, à la hâte, avec les trente deniers d’argent de Wladimir. Ils roulèrent toute la nuit. Elle lui volait ses tournures allemandes, ses expressions favorites, disait « Arschloch » à tout moment, comme lui avec cet accent inimitable qui agaçait tellement Ernst. Il lui demanda sèchement ce qu’elle pensait de Wladimir. « On m’a appris à ne pas penser répondit-elle, surtout quand il s’agit de mes chefs. » Narquoise, elle sortit de sa poche de veston un minuscule enregistreur d’où sortit la voix de Helmut Schmidt.

— À mon insu ! Tu ne manques pas d’air !

— Élémentaire, mein Schatz, une preuve à fournir à Wladimir, sans quoi, comment voudrais-tu qu’il croie tes bobards. Il te sait facétieux.

— Il me fait pitié, le vieux.

Elle répéta « der Alte tut mir Leid », pour mieux mémoriser l’expression. J’ai faim, dit-elle et ils s’arrêtèrent pour dévorer une grosse soupe aux pois et à la saucisse en pleine nuit dans une Raststätte, elle répéta « Raststätte » pour restaurant routier.

— Pas tout à fait c’est une aire de repos améliorée.

— Une aire de repas…, dit-elle.

— Ces endroits se ressemblent tous, espaces de passage, de transit où se croisent des d’inconnus en route vers leur propre mort.

Elle répéta doucement en accentuant les syllabes « auf dem Wege nach dem eigenen Tod » sur un air de blues à lui. L’aube se levait doucement, ils s’endormirent côte à côte dans la Golf à l’arrêt.

Elle ne le quittait plus d’une semelle. Il avait à nouveau une ombre, enfin. Ils arrivèrent à Aix en fin d’après-midi. Elle retourna à ses chères études, lui à la chambre du fiston, à qui il laissa une centaine de DM. Ils se revirent le lendemain chez le Turc : Currywurst et Süddeutsche. En retard, elle traînait un cartable en skaï, made in Russia. Il contenait ses brouillons.

Was ist denn das ?

— Mon chantier de thèse : « essai de comparaison des systèmes scolaires soviétique et capitaliste. »

— Très « soviétique » comme sujet. Vous ne tapez pas à la machine ?

Elle fit non de la tête.

— Trouvez-moi quelqu’un, je peux payer.

— On verra ça, dit-il narquois, prenant une pause de professeur de faculté hautain.

Donnez-moi un jour ou deux, il se leva emporta le cartable et lui laissa régler l’addition.

À la terrasse du Eisenbrunnen, il se commanda un thé vert et lut les feuillets d’un trait. C’était indigeste, mal torché, sans structure ni esprit. Il prit des notes qu’il retapa sur la Remington portable de son fils. Ils se revirent au Quellenhof, en terrasse sous un parasol. Il lui rendit son manuscrit avec trois pages de commentaires soigneusement dactylographiées : « Esquisse d’un plaidoyer pour un enseignement paneuropéen. » Elle lut à la hâte, se fâcha et bredouilla : « Arrrrschloch. » Il éclata de rire tandis qu’elle prenait la fuite en enfournant les feuillets dans le cartable fatigué. Ils ne se virent plus, ne s’appelèrent plus.

Un midi, elle vint le surprendre, mâchonnant sa saucisse au curry derrière sa Süddeutsche.

Ich habe nachgedacht, vielleicht haben sie doch Rrrrecht.

Il la regarda goguenard par-dessus ses demi-lunes de lecture.

— Qu’est ce qui vous prend ?

Ich habe nachgedacht !

— Ben oui, ça, vous l’avez déjà dit.

— L’enseignement russe est le meilleur au monde…

— Le plus sélectif, tu veux dire.

— Pourquoi pas, on prend les meilleurs et on les dope, on reconvertit le reste comme font les jésuites chez vous, n’est-ce pas ?

Fallait surtout pas qu’on lui parle des jésuites. Son père, rentré brisé par la campagne de Russie à laquelle il avait survécu de justesse, l’avait inscrit à la Klosterschule toute proche : une sorte de vœu. Il y avait été battu et… Il ne savait plus très bien. Ses profs, tous des enfoirés de nazis — Nazisauen — lui avaient enseigné le latin au forceps, les math à la schlage et les sciences à l’entonnoir. Seul un prof d’allemand, doublure de son titulaire tombé malade, lui découvrit un petit talent d’écriture.

Sie sind ein « Schreiber ».

Sie meinen ein Schriftsteller ?

Nein ein « Schreiber » !

Guéri, le titulaire recommença à le railler en dénigrant ses dissertations à voix haute devant une classe hilare. N’en pouvant plus d’humiliation il bondit sur l’estrade, cracha à la figure du nazillon germaniste et fut renvoyé illico. Il avait quinze ans, il était le meilleur footballeur de l’établissement. Il chantait divinement dans la chorale du cloître. Rien n’y fit : « Raus ! » Il passera deux ans dans un collège privé du Sussex et en conserve un pragmatisme anglo-saxon de parfait autodidacte. Il ne retourna pas au collège clérical, quitta la belle ferme familiale et alla vivre à la dure quitte à laver les morts et creuser des sépultures.

— Et on voudrait faire l’Europe ? Impossible avec tous ces systèmes scolaires divergents, contradictoires, antinomiques ?

— L’Europe, quelle Europe ?

Margo était perplexe mais sa thèse n’avançait pas et la bourse n’était pas renouvelable, il fallait conclure et construire un argumentaire qui tienne, tâche cyclopéenne.

— Et si on demandait l’aide de Wladimir ?

Wladimir les mettra en contact avec le professeur Juri Andropopov qui enseignait à la Humboldt Universität non loin de l’ambassade. Il leur procurera une solide documentation sur le système éducatif soviétique, qu’il leur transmettra au café Kranzler. Andropopov acceptera de codiriger la thèse.

Margo passait de longues journées à la bibliothèque de l’université et rédigeait de courtes fiches que Ernst retravaillait sur la Remington de voyage. Les missions de Wladimir lui laissaient assez peu de temps. Il fut chargé notamment d’investiguer auprès des pontes de la CDU l’effet produit par une jeune femme prénommée Angela. Cette Ossi ambitieuse, bien connue de la Stasi, s’était inscrite au lendemain de la chute du mur au parti démocrate chrétien où « la mijaurée » — das Mädchen (Kohl) — passait déjà pour une valeur montante. Ernst, sans rien changer à son look de jazzman, se fit passer auprès d’elle pour un journaliste de la Süddeutsche grâce au fac-similé de carte de presse que lui fournit Wladimir. Il avait du bagout, de la repartie, personne ne se méfiait de lui, hormis un vieux barbon de la CSU bavaroise qui, sentant l’oignon, demanda une enquête au Bundes Nachrichten Dienst. Dans le train il se sentit suivi par deux imperméables du BND qu’il s’amusa à semer.

Margo travaillait sur deux idées : un rapprochement des systèmes éducatifs de deux États totalitaires, le soviétique et l’hitlérien soucieux de forger l’homme nouveau par l’enseignement. Pour le reste elle décortiquait les projets éducatifs à vocation patriotique d’avant-guerre dans les démocraties nationales en Angleterre, en Italie et en Hollande en évitant le cas de figure belge qui lui paraissait singulièrement compliqué. Elle était fascinée en revanche par le système français centré sur les valeurs franchouillardes de la République. Comment dépasser tout cela ? Comment sortir une fois pour toutes de ses conditionnements étriqués, réducteurs et bellicistes ?

Son Ernst était de bon conseil. Il comprenait vite, rédigeait promptement, stimulé par des intuitions fulgurantes qui surprirent le jury académique lequel regrettera cependant un manque de données statistiques et l’absence d’appareil critique. Andropopov suivait ce chantier de près et il informa Wladimir de son évolution. Ernst Teufel s’en retourna à Hambourg feuilleter Schmidt, sur son appréciation de Gerhard Schröder successeur probable de Kohl usé par les affaires et huit années de pouvoir. Schmidt appréciait Schröder malgré son côté bretteur et flambeur, ses costumes coupés sur mesure et ses Cohibas à 30 DM le cigare : revanche du fils d’un prolo raté et d’une veuve de guerre sans le sou. Ernst Teufel s’ouvrit à lui du projet d’enseignement européen de sa Margo. Schmidt y vit la suite logique de son Ostpolitik. Il évoqua le souvenir de ses propres professeurs de Lycée, une clique de fervents nazis, au grand dam de ses parents, tous les deux enseignants de conviction sociale-démocrate. « L’école, est toujours un vecteur de nationalisme. Vous connaissez le mot de Mitterrand : le nationalisme, c’est la guerre. Si on veut vraiment la paix perpétuelle à laquelle rêvait Kant, il faut donner à notre enseignement cette dimension européenne, voire paneuropéenne. » Il demanda à Teufel s’il connaissait le concept de l’Open University anglaise lancé par Harold Wilson avec le député labour anglais Michael Young, auteur du concept de meritocracy. Schmidt l’avait croisé au sein de l’Internationale socialiste. Il lui téléphona aussitôt. Sur son insistance, Young accepta de rencontrer Teufel pour lui parler de sa chère Open University. Teufel quitta Schmidt, ravi, et mit aussitôt le cap sur l’Angleterre en passant par Ostende où il logea à l’hôtel du Parc réputé pour son café Art déco. Assis sur la banquette de moleskine, Teufel regardait passer l’eau chaude dans son café filtre, à l’ancienne, du même modèle, à monture argentée qu’à l’époque des exilés viennois. C’était comme un sablier égrainant le temps, goutte à goutte. Rien n’avait changé ici en cinquante ans : tables de marbre vert, chaises et bar en acajou poli, garçons impassibles, sanglés dans leurs longs tabliers blancs, gilets noirs et nœuds de cravate bien ajustés. Durant l’été 1936, Stefan Zweig rencontrait ici Joseph Roth et sa muse Irmgard Keun, Kisch et Koestler, tous poètes maudits, interdits, honnis et désormais apatrides. Ils se retrouvaient dans cette parfaite réplique de café cosmopolite viennois pour boire, causer et écrire. Plongé dans sa rêverie, Teufel repéra soudain deux types en imperméable, près de la fenêtre. Il eut l’impression de les reconnaître. Après avoir franchi la frontière belge, il s’était senti suivi, avait accéléré le train poussant sa Golf à fond. La Mercedes collait, à une distance variable, il quitta l’autoroute et remonta dessus à la première bretelle. Elle ne lâchait pas prise. Il dut faire le plein, elle s’arrêta à deux cents mètres de sorte qu’il ne parvint pas à identifier son immatriculation mais il lui sembla qu’elle était luxembourgeoise, ce qui l’intrigua. Ils étaient deux dans la voiture. Il s’arrêta quelques minutes au parking de la station-service quand une voiture banalisée s’immobilisa à côté de la sienne, deux types en sortirent, ils portaient des pulls de marins avec écrit dessus « douane », ils lui demandèrent de baisser sa vitre. « Brigade des carburants, vos papiers. » Ils lui firent ouvrir la clef du réservoir. Non, il ne roulait pas au diesel de chauffage, il put poursuivre sa route sans être inquiété. La Mercedes le suivait de près. Le lendemain il fit exprès de rater le premier ferry pour tenter de semer ses poursuivants, fit changer ses titres de voyage et embarqua sur la malle suivante. Sur le ferry, une jeune femme assez négligée lui demanda de lui offrir un thé. Hagarde, elle prétendait qu’on lui avait volé son portefeuille. Elle venait de passer son semestre Erasmus à l’ULB et était ravie de reparler anglais. Elle pensait, elle rêvait en français, en belge disait-elle en riant, « quite surrealistic ». Elle se sentait plus européenne et un peu moins anglaise qu’au voyage aller. Janet Hunt, vingt-six ans et un B.A. « in English literature and creative writing », était ravie à l’idée de retrouver son Surrey rustique après six mois « in appalling Brussels ».

— À Bruxelles vous n’êtes rien, un vulgaire matricule étudiant.

Parlez-moi de vous, lui dit-elle sur le pont balayé par les embruns. Après une brève hésitation, il lui expliqua qu’il était parti enquêter sur l’Open University… Elle détestait ce concept. « Disgraceful. » Non ça n’était pas son truc.

Educating Rita, vous avez vu ce film ? C’est une satire épatante du système : la coiffeuse midinette inscrite à l’Open University se tape son coach alcolo pour améliorer sa note…

Elle le trouvait séduisant avec son borsalino, ses lunettes noires — very sexy — et l’attirait vers les toilettes quand la voix du steward annonça dans les haut-parleurs qu’on avait retrouvé le portefeuille.

Aucune trace des barbouses du B.N.D. Il redoutait une embuscade à Douvres. Le Surrey jouxtait le Kent. Il lui suggéra donc un lift qu’elle accepta. Il partit visser sur sa golf les plaques hollandaises que Wladimir lui avait confiées, au cas où.

Can you drive ?

Yes, I can.

Prétextant une grosse fatigue et son angoisse de rouler à gauche il lui suggéra de prendre le volant pendant qu’il dormirait enroulé dans son plaid. Elle accepta : « How thrilling ». Pas de Mercedes à l’horizon. Parano, il ne fermait pas l’œil, couché sur la banquette arrière, se demandant si la fille n’était pas de mèche. À Guilford — green and scenic —, elle lui paya un shepard’s pie et un cidre sans alcool au Silver Partridge, un pub avenant sis en bord de rivière. Elle voulut l’embrasser sur la bouche, il résista. Vers seize heures il entrait dans le Kent. Lord Young of Dartington travaillait en tenue de jardinier dans la roseraie de son cottage à colombages des environs de Chilham. Svelte, droit comme un i, avec une belle tête de vieux professeur anglais au teint frais, le sourcil broussailleux, il tourna son regard d’épervier vers l’intrus à la dégaine jazzy qui arpentait l’allée. « Ernst Teufel », dit simplement le visiteur. « The importance of being Earnest », répliqua Young en citant Wilde. « The importance of being Young », rétorqua Teufel, facétieux. « Der Teufel steckt im Detail », reprit l’honorable gentleman. On prit le thé en terrasse sous un soleil de septembre, le jardin était à sa plénitude, les buis soigneusement taillés étaient saturés de lumière et les rosiers croulaient sous une floraison tardive. Young aimait les gens, cela se sentait. Il parlait comme un livre : « The Open University is the first successful distance teaching university, founded on the belief that communications technology could bring high quality degree-level for those who had had no opportunity to attend traditional universities. » « Meritocracy ! That’s all there is to it, young man. Meritocracy. » Maggie Thatcher, la nouvelle Iron Education Secretary, tentera en vain de faire capoter son projet, ne pouvant concevoir qu’on pût dépenser tant d’argent pour satisfaire les caprices « and the hobbies of housewives. »

Il avait déposé le petit enregistreur de Margo sur la table à thé avec l’assentiment du baron socialiste soucieux de sa notoriété. Avant qu’il ne quittât le cottage, Young lui remit une caisse de documents.

La tempête rendit la traversée du retour si inconfortable qu’il en oublia les barbouses et se plongea dans sa documentation. De retour à Aachen, Margo lui glissa, en se jetant dans ses bras une note de Andropopov qui exigeait un rapport oral complet sur cette Open University. Dans le train qui l’emmenait à Berlin, Teufel continua d’éplucher les brochures de Young.

Il retrouva le professeur derrière sa Nezavissimaïa Gazeta au café Möhring, Mitte, à un jet de pierre de la Humboldt Universität et de la Gendarmenplatz. Andropopov renversa de la confiture sur son pantalon rayé et fit des taches de café sur les notes de Teufel qui ne broncha pas. En guise de synthèse d’un long exposé, Teufel lut à haute voix une phrase qu’il avait soulignée au stabilo vert : « The future of open and distance learning lies with technology and openness to methods. »

— Voilà, c’est exactement cela qu’il nous faut. Je l’ai toujours dit. Notre université russe perd des étudiants et l’enseignement européen est en crise. Créons un enseignement commun, en anglais avec des contenus européens. Teufel, pris de court, ajouta : « Et surtout des valeurs européennes ». Le professeur fronça les sourcils mais ne broncha pas.

— Nous les Russes disposons des bons contenus, des méthodes pédagogiques qui ont fait leurs preuves. Ce qui nous manque c’est la technologie de l’Ouest et l’expérience pratique de l’Open University. Finis les rideaux de fer. À bas les murs, les barrières et les cloisons, lançons des passerelles et des ponts, mêmes virtuels.

— Vous délirez, Andropopov, les ponts c’est seulement sur les billets d’euro que vous les trouverez.

— Nous les Russes, on aime rêver éveillés. Pas de culture paneuropéenne commune, pas d’avenir ; vous m’avez bien entendu, Teufel. Seule la culture nous sauvera de ce fichu déclin général. Gorbatchev en était persuadé et Wladimir aussi, croyez-moi. Depuis l’Allemande Catherine, les liens entre nos deux pays se sont tissés dans la complexité. Garçon, vodka !

— Puis détricotés en 1914 et ensuite pulvérisés avec ce diable d’Hitler. Attraction et répulsion, les affinités électives se sont renouées avec notre Ostpolitik.

Notre Westpolitik, mon vieux… Nos contradictions historiques ne peuvent être dépassées que par une dynamique d’enseignement partagé, commun doublé d’un dialogue interculturel en temps réel. Vous me suivez, Teufel ? Non, c’est pas fini, au contraire, ça recommence, comme du temps de la tsarine. Ah les joies des commencements !

— Vous pensez qu’on peut mettre cela dans une thèse pour un jury allemand ?

— Diable, on va vous les secouer vos Doktor Professor sommairement dénazifiés.

La thèse sera reçue avec une maigre « satis » malgré les vociférations du professeur russe.

Andropopov quittera Berlin pour retrouver la chaire de culture comparée à sa bonne université Lomonossov. Margarita deviendra son assistante. Teufel la suivra, comme son ombre, quitte à vivre l’enfer à trois dans le minuscule appartement moscovite exigu de sa mère.

— Mikhaïl Vassilievitch Lomonossov. Le connaissez-vous, Teufel ? lui demanda Andropopov au café Pouchkine en avalant son thé brûlant du matin.

Quel homme, un surdoué comme on dirait aujourd’hui : chimiste, poète, dramaturge, linguiste, géologue et pédagogue… Un homme-orchestre, une Open University à lui tout seul…

— Comme notre Goethe, reprit Teufel.

— Goethe, Goethe, comme s’il n’y avait que votre Goethe. Lomonossov, c’est une petite génération avant votre Herr Goethe, notez-le bien ! Il reçut une bourse de l’académie de Saint-Pétersbourg pour aller étudier la métallurgie et la science moderne. Devinez où ? Je vous le donne en mille, Herr Mephisto.

— Chez nous ? Où d’autre ?

— À l’école des mines de Freiberg, en Saxe…

— Vous voulez dire dans les mines d’argent à quelques heures en balais de sorcière du site de la Walpurgisnacht ?

— Karacho ! Il y apprend votre langue, vite fait, en épousant la fille de sa logeuse, son sleeping dictionary, dit-il en regardant Margo qui rosit.

— Catherine rendit visite à un Lomonossov vieillissant pour lui annoncer qu’elle donnerait son nom à la toute nouvelle université de Moscou. Il mourut ravi.

— Faut-il que je verse une larme, Andropopov ?

— C’est émouvant, non ? Surtout c’est prémonitoire. J’oubliais : Wladimir vous transmet ses salutations. Il veut qu’on donne une suite à la thèse de Margarita, une sorte de livre blanc écrit par nous trois avec des avancées concrètes. Il se fait fort de convaincre Eltsine de renforcer par ce biais le rapprochement avec l’Allemagne et avec l’Europe. C’est son dada, Teufel. Il m’a parlé vaguement d’une sorte d’Arte germano-russe.

— Wladimir serait-il devenu le père Joseph du nouveau tsar ? Et vous le mentor de Wladimir ?

— Vous me flattez, Teufel. Wladimir est un réformateur, un fan de Pierre, celui qui européanisa ses boyards bourrus en leur coupant la barbe… hop là ! Et les couilles — hop là — pour faire de la Russie une grosse Prusse capable d’écraser la Suède, hop là. L’Europe l’intéressait, moins pour sa civilisation originale que pour ses techniciens d’élite — les Allemands, bien sûr —, dont la Russie était dépourvue. Rien n’a changé, Teufel, nil novi sub sole.

— Wladimir admire-t-il aussi la tsarine allemande ?

— Mais bien sûr. La conquête de la Crimée, c’est elle, ainsi que l’élargissement de l’empire au détriment du Turc… Mais son maître à penser…

— C’est vous, Andropopov, vous êtes son Kissinger…

— Grotesque, Teufel. Son modèle absolu, c’est Nicolas Ier.

— La guerre de Crimée, Napoléon III, ça te dit quelque chose ? reprit Margo, vivement.

Teufel fit la grimace.

— Wladimir est bluffé par l’Ouest et il rêve de collaborer étroitement avec les Allemands dans son combat solitaire contre la Chine millénaire, comme Nicolas Ier du reste, père de Nicolas le deuxième.

— Nicolas le second, Nicolas le dernier, mon cher Professeur, fils de ce père despotique, arrogant et tellement entiché de sa marine et de ses services secrets qu’il se laissera entraîner dans le désastre de Sébastopol, port d’attache de sa flotte impériale.

— Mais voyons, Margarita, l’histoire bafouille peut-être mais elle ne se répétera pas. Tu as l’air d’insinuer qu’on puisse redouter une nouvelle guerre de Crimée… Cela n’a aucun sens. Garçon apportez-nous de la vodka.

Teufel buvait du café et il n’écoutait plus l’intarissable radoteur. Il fixait tendrement le ventre de Margo enceinte d’une mutante germano-russe. Andropopov se lamentait, ses meilleurs étudiants choisissaient l’exil, attirés par les méritocraties qui récompensent le talent. « Et le fric », corrigea Margo.

— « Notre sainte Russie » est l’ultime gardienne de l’héritage européen, dit-elle, en caressant son ventre rond.

Elle voulait l’appeler Sofja en souvenir de l’empire d’Orient, Teufel préférait Europa.

— Ridicule, dit Andropopov, de plus en plus éméché. Il faut absolument arrêter cette hémorragie. Ce sont nos meilleurs cerveaux qui partent, beaucoup d’autres les suivront à moins que ne surgisse un nouveau Pierre, une nouvelle Catherine qui les fasse rêver et les ramène dans le giron de l’empire.

— Ou un nouveau Petit Père des peuples, corrigea Teufel qui sourit en songeant au grand-père de la mutante s’échappant de justesse de l’enfer blanc de Stalingrad pilonné par les orgues de Staline. Il rêvait qu’il n’y aurait pour la mutante, sa petite fille, plus de guerre, plus de conflits, ni de frontières politiques puisque dans les sociétés postmodernes tout se jouait sur le terrain de l’économie et — il l’espérait — du rapprochement culturel entre les empires et les civilisations. À moins d’une ruse de l’Histoire, un quelconque cygne noir. Allez savoir, la vieille taupe est tellement imprévisible.

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