« Toine était poète !
(…) tout ce qu’il faisait ou disait portait
la marque attendrie et naïve d’une âme
qui s’est fait une logique de rêve… »
Arthur Masson
D’emblée m’est revenu un livre [1] dont la savoureuse philosophie enchanta mes vingt ans. Je viens de le relire, comprenant mieux qu’alors les dialogues en wallon. Il m’a de nouveau charmée et m’a donné l’imagination taquine.
Ainsi, je vais me glisser dans les pages, auprès des personnages d’Arthur Masson, afin peut-être de recréer un scénario familier à ma première enfance quand ma nature poète suscitait de raisonnables mais bienveillantes réactions.
Mes rêves ne se vexaient pas du bonhomme bon sens d’oncles et de tantes qui auraient eu leur place dans le livre ardennais. Frères et sœurs de ma mère, ils parlaient aussi un dialecte, un patois allemand aux accents terriens. C’est pourquoi le langage de Toine Culot, à « l’odeur du sol et l’accent de la rivière », a fait vibrer celle paysanne de mes racines. Une autre, citadine, se rappelle le wallon liégeois de mon père aux plus chaudes intonations. Mais c’est au creux de branches bruxelloises que mes parents construisirent le nid de ma naissance, exactement au numéro 38 de la rue du Roitelet, le long d’un chemin de fer, en face de la gare de Paul Delvaux.
Le chant de l’oiseau a grandi, et j’écris au royaume intérieur de mon âme les transmigrations poétiques.
Mon âme, c’est elle que je suis. Je l’écrivis naguère dans un poème : Elle m’attend, mon âme, car ses pieds sont les miens [2]. Elle me conduit dans les dédales où le fil lumineux est l’amour. Où les minotaures, couronnés d’un lunaire croissant, ailés comme le taureau des Évangiles, sont bénéfiques veilleurs. Et moi, errante poétique, un bandeau visionnaire sur les yeux, je suis la première étonnée de ne pas m’y perdre, mais de m’y retrouver incarnée.
Incarnée, bien joufflue dans l’enfance de mon verbe renaissant, je me laisse pincer les joues par une humeur taquine, bon petit diable culotté, très espiègle, qui ne pourra déplaire au malicieux T. Déome, le protecteur et cousin aîné du héros ardennais. Au passage, j’adoucis Ramonasse avec qui je partage un goût des subjonctifs à condition qu’ils soient bien adressés.
Toine, le bon gros poète, a appris que j’aime, comme lui, consulter les dictionnaires. Du sien, il a fini par faire un socle à son saint patron Antoine. La solidité matérielle des mots comme base d’esprit subtil ? Mon interprétation lui plaît. L’image est moins d’Épinal et moins statique qu’il n’y paraît, comme on le verra dans la procession qui va suivre. Et toi, me demande Toine Culot, quelle patronne places-tu sur les mots ? Moi, j’inverserais l’histoire, la sainte cariatide soutenant les mots afin de les bien peser. Toine se réjouit ici de n’être pas le seul à avoir du poids. Ma patronne, lui dis-je, toute sa vie pria pour que son fils se convertît. Il se convertit et réfléchit beaucoup. Un jour, déambulant pensif le long de l’océan, il remarqua un enfant sur la plage qui remplissait d’eau son petit seau pour la verser plus loin dans le sable. Que fais-tu ? demanda Augustin. Je vide la mer et la transvase. C’est impossible ! rétorqua le théologien. L’enfant lui répondit : Il est plus facile de vider l’océan que de résoudre les grandes questions qui te préoccupent. Ce à quoi Toine applaudit, se souvenant de mauvais bulletins passés.
Applaudissant avec lui, je perds ma page et saint Antoine qui ne peut donc pas m’aider à la retrouver. Avant de rouvrir le livre, je considère un moment le candide visage du Toine. Il est resté un enfant, et, comme tous les enfants, il collectionne les images, les mélange, les assemble librement, compose ainsi des contes suivant la logique de son cœur. Les images s’inversent, se contredisent, tant elles sont vivantes et tant est grand le cœur. Au plus profond du mien, je souhaite que les contes n’aient jamais de fins imposées. Qu’aucune machine, même actionnée par de bonnes intentions, en quel nom que ce soit, ne les galvaude. Mais si, devenues cartes fragiles, les images s’écroulent, l’Invisible demeure, château où veille le trésor de l’âme intarissable, du livre immanent.
J’ouvre le livre de mon âme, écris ce que j’y lis. Dans la langue qui me fut donnée, le français. Je l’aime, ma Lettre à la souplesse élégante, à l’humour pince-sans-rire et souriant, aux balancements résistants de fougères, aux mouvements marins qui roulent ses silex dont elle épouse le feu. Ma Lettre, à la mesure fleurie. À douze ans, j’écrivis ma première pièce ; à seize, mon premier poème. Il en suivit un intime recueil qui attendit vingt-six ans pour être, en partie, publié. Je me souviens combien, déjà, je travaillais et pesais chaque mot, vérifiant au dictionnaire telles définitions. Pour ce faire, la solitude m’était nécessaire. Les journées (parfois les nuits) que je passe à écrire, à voir, entendre et penser, bref à méditer, les mondes qui m’apparaissent, témoignent de ma vocation d’artiste. L’écriture est une vocation qui demande l’introspection, une vie intérieure concentrée, une remise en question permanente.
Ceci peut être écrit dans toutes les langues. Expression multiple de l’humaine identité (littéraire, en l’occurrence). Sur elle descend la spirituelle colombe. Car l’Esprit unit les Lettres.
Quelques-uns de mes poèmes ont été traduits en anglais, en bosnien et en croate. En ont découlé de réconfortantes amitiés.
Toine me regarde, attend que je revienne à son livre. Je l’ouvre, plus loin. Hilda, sa compagne flamande, y contemple avec émotion leurs jeunes filles défilant dans un cortège. Elles marchent, me dit-elle, comme petites elles trottinaient devant nous quand nous dûmes quitter notre première maison. Mieke, ma vieille tante, m’avait consolée par ces mots : « Que c’est beau, ces petits pieds d’innocents ! ».
Mes petits pieds suivaient aussi, à Watermael-Boitsfort, une procession que j’allais peindre plus tard suite à un rêve où mon passé défilait dans un énigmatique présent. La procession fut mon premier théâtre, ambulant. Depuis, je ne cesse d’aller dans l’émotion de mon âme. Toine m’embrasse amicalement.
Grâce aux mots, je suis ma voie musicale, « parsemant la route de pétales multicolores ».
Ses bruissements, ça et là traversés par des accents familiaux, la baignent d’impressionnistes lueurs. Les bribes éparses rehaussent de timbres contrastés mon lent cheminement qui se précise.
Qu’il me soit permis de me citer encore…
Sans goût pour les batailles sur échiquier
le regard sous les paupières mi-closes
oscille de droite à gauche / de gauche à droite
se fixe devant elle / en méditation
Voici les musiques [3]
En poésie, comparaisons et métaphores clochent-elles ? La bataille pour métronome ? Un jeu ! Un (juste) milieu où, avec esprit et fair-play, se jouent les contraires. Où les différences découvrent qu’en jouant elles se complètent, finissent par s’entrelacer en musiques.
Chassé-croisé ou quadrille sur un échiquier qui adoucit ses angles. Non pas « échec et mat » sur carré, mais paix arrondie, éclairante. Lune la nuit. Soleil le jour.
[1] « Toine Culot, obèse ardennais », Arthur Masson
[2] De Blancs Oiseaux boivent la Lumière (1991-1994)
[3] Encres sympathiques (1989-1990)