Wallonie revue, Wallonie rêvée

Jacques De Decker,

Pourquoi « revue », pourquoi « rêvée » ? La Wallonie exista longtemps par ses revues, qui lui donnèrent, en fin de compte, son nom. Elle fut longtemps l’emblème d’un quotidien, dont le titre battait comme un étendard, et qui ensuite a cessé de paraître, la privant de cette affirmation journalière, de cette désignation récurrente de la « prière du matin de l’homme moderne », pour reprendre l’expression de Mallarmé. La Wallonie, aussi, se définit longtemps comme un rêve. Paul Caso, chroniqueur inlassable d’un art wallon, et dont l’amitié m’éclaira sur la question, aimait à rappeler que lorsque Louis Delattre publie en 1929 Le pays wallon, il place en exergue à son livre une phrase de Taine, qui dit : « Là, vivent des gens pleins d’étranges rêves ». La Wallonie, une usine à rêves plutôt qu’à penser des choses tristes ? C’est l’une des prémisses de ce rassemblement de textes, inattendu peut-être, anachronique aux yeux de certains, et dont l’idée s’est irrésistiblement imposée pourtant.

La Wallonie, on le verra, n’a pas vraiment le moral. À une époque où on demande à tout un chacun d’être performant, confiant dans son avenir, de s’affirmer conquérant, de s’autoproclamer triomphant, elle n’épouse pas l’humeur du temps. Elle est trop blessée, trop lucide aussi pour cela. Elle a su très tôt, peut-être pour y avoir trop cru, que les lendemains ne chantaient pas nécessairement. Elle a anticipé en quelque sorte l’effondrement des idéologies, et développé son esprit critique et sa propension à la dérision plutôt que ses réserves d’enthousiasme. Elle était dans les cordes, subissait les revers économiques qui mirent à mal sa prospérité passée, et puisa dans cette épreuve la confirmation que, décidément, rien n’est acquis à l’homme. Il y a un fond de scepticisme wallon qui est la rançon de la clairvoyance, et du refus d’être dupe.

Et pourtant, a-t-on envie de dire, la Wallonie existe, et peut-être plus que jamais. Cette région qui a ses propres usages du français, qui n’est pas française pour autant, même si elle le fut épisodiquement, non seulement parce qu’elle contribue à constituer la Belgique, mais parce qu’elle appartint à d’autre ensembles au fil de son histoire, est une contrée spécifique et fort originale dans le paysage européen. Située à un endroit éminemment stratégique, à l’approche de l’embouchure de grands fleuves, aux frontières des nations majeures du continent, au croisement de ses cultures principales, elle est plus que jamais mise en demeure de se définir et de s’affirmer.

Depuis que le mouvement flamand s’est consolidé, elle ne peut plus se bercer de l’idée d’une dilution dans la vaste francophonie belge. Elle ne peut davantage ignorer le problème bruxellois, et sa nécessaire solidarité avec une grande ville, l’une des plus importantes du monde actuel, qu’elle a contribué à peupler et à édifier, et où le français occupe une position dominante. Cette relation-là, pour complexe qu’elle doit, est un des atouts majeurs de son devenir. Mais on comprend qu’elle la considère avec méfiance, avec crainte parfois. Un Wallon, on l’a dit, ne ferme jamais les yeux sur rien. Et comme il ne croit pas à la providence, il ne met son destin dans les mains de personne.

Depuis quelque temps, le cinéma est son moyen d’affirmation le plus populaire. Et avec un évident succès. On sait un peu partout, désormais, que la Wallonie est un pays où les convoyeurs attendent, où l’on peut trébucher sur une promesse, où la force de la jeunesse peut, comme dans le cas de Rosetta, balancer entre la rage et le désespoir. Une autre face de la Wallonie est en train de faire le trou du monde. Jadis, c’était l’espièglerie de Pirlouit, la fantaisie de Fantasio, l’amitié de Blondin et Cirage, la première bande dessinée foncièrement anti-raciste, née de l’imagination du grand Jijé. Plus loin encore, c’était la grisaille sans issue de Simenon. La Wallonie a ses humeurs et son humour, qui nourrissent sa créativité, au demeurant inépuisable.

La tentation était grande de demander aux écrivains ce que le pays d’où la plupart d’entre eux sont issus leur inspirait. Ce numéro n’est rien d’autre que ce coup de sonde, proposé à la veille de l’été, époque où les uns se mettent aux abonnés absents, où d’autres s’évadent, où d’autres encore ne veulent plus se laisser distraire de leurs grands projets. C’est dire que ces textes ne saturent nullement la question, qu’ils traduisent plutôt, par bribes, un état mental. Celui d’une Wallonie qui existe, sur le plan institutionnel, plus que jamais, en attendant, qui sait, de pousser plus loin encore son autonomie. Autonomie dont Jean-Marie Klinkenberg supposait, il y a vingt ans, qu’elle « pourrait donner un visage nouveau à la pratique littéraire dans nos provinces ». À voir le statut de notre littérature dans l’orbite francophone et ailleurs, elle ne s’est, de fait, jamais mieux portée. La transformation politique y a-t-elle contribué ? Certes. Mais l’on verra que ce progrès n’a pas pour autant cloué le bec à la critique, ni à la satire. Doit-on s’attendre à ce que la Wallonie, qui est attelée à un évident redressement, ne cesse pas pour autant de se fustiger elle-même ? Il faut non seulement s’y attendre, mais le souhaiter. C’est sa manière, pour elle qui se situe aux marches de tant d’empires, voire d’impérialismes, d’être irréductiblement marginale.

à Hugo, qui comprendra pourquoi

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