Le sosie de Johnny

Jean-Baptiste Baronian,

Je m’appelle Sébastien Monselet et je suis le président de l’Amicale des Sosies Chanteurs, une association sans but lucratif, qui compte quarante membres et qui a été fondée en 1987 par le sosie de Serge Gainsbourg, le défunt Julien Rosier que j’ai bien connu et qui était contremaître chez Michelin, à Clermont-Ferrand. Après sa mort, Julien Rosier a été remplacé par le dénommé Jean-Marc Le Quintrec, le sosie de Claude François, un dentiste de Charleville-Mézières.

On est tous des sosies de chanteurs célèbres, vivants ou disparus. Il y a notamment Maurice Chevalier, Charles Trenet, André Claveau, Luis Mariano, Georges Brassens, Jacques Brel, Charles Aznavour, Gilbert Bécaud, Bobby Lapointe, Jacques Dutronc, Eddy Mitchell, Joe Dassin, Dave, Salvatore Adamo, Nino Ferrer, Enrico Macias, Renaud, Pierre Bachelet, Daniel Balavoine, Jean-Louis Aubert, Jean-Jacques Goldman, Francis Cabrel, Alain Bashung, Florent Pagny, Pascal Obispo, Bénabar, Christophe Maé… Et, bien entendu, Johnny Hallyday.

Je dis « bien entendu » parce que je ne conçois pas l’histoire de la chanson française sans Johnny Hallyday.

J’en suis le sosie.

C’est du reste parce que je suis le sosie de Johnny Hallyday que j’ai été élu président de l’Amicale.

À l’unanimité.

Personne n’a jamais contesté mon titre. Personne non plus, forcément, n’a jamais posé sa candidature contre moi, lors d’une des assemblées générales annuelles. Même pas les sosies des grands anciens tels que Maurice Chevalier ou Charles Trenet, respectivement un gendarme parisien à la retraite et un viticulteur du Médoc.

Ni davantage celui de Georges Brassens.

Le plus drôle, c’est qu’il porte à l’état civil le patronyme de Brassin, qu’il se prénomme Georges et qu’il est natif de Sète, où il habite toujours et où il tient un restaurant-cabaret donnant sur le port. La Mauvaise Réputation. Cela ne s’invente pas.

Comme je réside au Lavandou, on se voit assez souvent pour pousser ensemble la chansonnette. Un de nos plus vifs plaisirs consiste à échanger nos rôles : il me chante du Johnny Hallyday et moi, je lui chante du Georges Brassens. On se marre bien, et nos copains aussi, quand ils viennent assister à nos numéros. Mais en public – car on se produit deux ou trois fois par an en public, aux quatre coins de l’Hexagone, en Belgique et en Suisse –, on se cantonne chacun dans son répertoire.

Il n’est jamais arrivé qu’on se soit produit en public à quarante. Selon les occasions, on est au maximum une trentaine, au minimum une dizaine. Ce qui signifie que d’un concert à l’autre, le nombre de chansons de Johnny que j’interprète sur scène peut varier : tantôt à peine deux, tantôt cinq ou six en moyenne.

Un soir, à Saint-Brieuc, je suis allé jusqu’à en chanter douze, rien que des tubes, à commencer par Que je t’aime, un tube de 1969, dans lequel je mets toute mon énergie et qui est la chanson de Johnny que je préfère, juste avant Je te promets et Allumer le feu.

Nos concerts ont beaucoup de succès. Où qu’on se trouve, surtout dans les petites villes de province, les gens sont ravis. En un peu moins de deux heures, et pour la modique somme de trente euros, ils peuvent entendre la crème de la chanson française et ses plus fameux disques d’or.

Qui plus est, puisqu’on est tous des sosies, les spectateurs ont l’impression de voir leurs idoles en chair et en os, les uns à la suite des autres. À leurs yeux, on est des vedettes à part entière, toutes sur le même pied, sans prééminence aucune, quoique je sois celle qui suscite le plus d’enthousiasme et de dévotion. Je me garde toutefois de fanfaronner.

Dans ce registre, je bats, et de loin, le sosie de Gilbert Bécaud, alias Monsieur Cent Mille Volts, André Guillain, lequel est bibliothécaire à Saint-Cloud. Il est le littéraire de l’Amicale, du Klube comme il dit par dérision, un mot qu’il a emprunté chez Franz Bartelt. Il a tout lu, tout retenu, mais il ne jure que par Jacques Prévert, dont il regrette de n’avoir pas eu le physique. Preuve que la nature est mal faite : on devrait être le sosie de quelqu’un qu’on admire et qu’on vénère.

Pour ce qui me concerne, la nature m’a gâté. Depuis mes douze ans, je suis un admirateur inconditionnel de Johnny et j’ai le bonheur immense de lui ressembler. On est, lui et moi, comme deux gouttes d’eau. C’est si vrai que je suis obligé de me déguiser quand je sors de mon cabanon, sur les hauteurs du Lavandou, et que je vais faire mes courses ou que l’envie me vient de me promener. Je possède un bel attirail de perruques, de faux nez, de faux sourcils et de lunettes. Sans quoi, tout le monde me reconnaîtrait et ne me lâcherait pas d’une semelle dans la rue, au marché, sur la plage, au boulot.

Au vrai, je mène une double vie. Ma première vie, ma vie la plus importante, ma vie essentielle, ma vie profonde, c’est d’être le sosie de Johnny Hallyday. Ma seconde, c’est de me travestir tous les jours que Dieu fait. Je me travestis pour me rendre à mon travail, à la mairie du Lavandou, où je m’occupe des permis de bâtir et où on me fout la paix – une paix provençale.

C’est là que le 6 décembre 2017, sur le coup de neuf heures, en gagnant mon petit bureau, au deuxième étage, j’ai appris la mort de Johnny Hallyday.

Je me suis aussitôt mis à chialer comme un gosse, à pleurer tant et plus.

En même temps, j’ai eu le sentiment terrible d’être mort, moi aussi, d’être soudain arrivé au bout de moi-même, mais sans avoir été terrassé par la Grande Faucheuse, et c’est quelque chose d’insupportable, d’atroce, de mortel, que je ne souhaite à personne. Je me suis d’ailleurs demandé, dans ma douloureuse et insondable détresse, si les autres membres de notre Klube ressentaient des douleurs comparables lorsque mouraient les chanteurs, dont ils avaient eu la chance d’avoir été les sosies.

Je suis mort, mort dans mon esprit, dans ma chair, mort dans mon âme, et pourtant je ne le suis pas.

Johnny mort, je n’existe plus, je n’ai plus aucune, aucune raison d’exister.

La fenêtre de mon bureau s’ouvre sur une cour recouverte de tomettes rouges.

Avant de me défenestrer, déguisé comme un con, perruque noire et lunettes noires, je laisse ces quelques lignes.

Peut-être que le maire, qui est un brave type, viendra prononcer un discours sur ma tombe et qu’André Guillain lira en ma mémoire un joli poème de Jacques Prévert.

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