Babel 2000 anesthésie totale

Jean-Louis Lippert,

Peut-être que, lorsque j’avance cela, je me trompe ; mais peut-être qu’aussi je dis vrai.

Lautréamont

Quelle sera la dernière pierre qu’on trouvera sur les ruines écroulées de Babel ? À ce jour est-elle visible ? Quel nègre, quel asiate, quel indien sera là, sur un chemin désolé, longtemps après qu’aura disparu la ville ?

Qui sait ? Peut-être cette pierre n’est-elle aujourd’hui qu’une énorme araignée velue, dissimulée dans quelque geôle de Babel, que le temps réduira en matière schisteuse, à ce point feuilletée qu’on pourra la comparer à un livre ?

Peut-être celui-ci sourira-t-il au nègre, à l’Asiate, à l’Indien qui l’ouvrira, stupéfait d’y retrouver le regard d’ancêtres inconnus ? Peut-être ce livre lui rappellera-t-il que ceux-là croupissaient dans des geôles souterraines, sous l’œil d’une araignée velue, aux temps préhistoriques où le Noir, le Jaune, le Rouge étaient les couleurs flottant au sommet de Babel ?

J’ai visité Babel dans des circonstances mystérieuses, ourdies par quelque conscience étrangère, qui se fût obstinée à tisser une toile d’intrigues et de manœuvres où mon personnage aurait dû s’empêtrer sans autre espoir que celui de finir dans le ventre d’une araignée velue. Un livre, qu’est-ce d’autre qu’un de ces insectes dont la voracité guette aussi bien l’auteur et ses créatures que le lecteur ? Que ceux qui me liront dans le futur le sachent donc : à la fin du second millénaire, je fus bien un être virtuel qui, contrairement à la plupart de ses contemporains, se savait tel. Car il se fait que j’avais trouvé de l’embauche dans un roman secondaire, oh pas grand-chose mais quand même : un modeste emploi de personnage et narrateur à temps partiel subsidié par le ministère de la Santé, l’année où Babel avait été proclamée capitale de la culture.

Le titre du livre dont j’étais la proie, je l’avais hélas oublié. Qui me fera grief d’un si minime défaut de mémoire – en un temps d’amnésie aussi bien que d’anesthésie programmées — si j’ajoute que l’électrolyse propre à un tel exercice (assumer le rôle d’un personnage fictif), n’avait pas à ce point détruit les cellules essentielles de mon cerveau que celles-ci ne consentissent à garder en souvenir quelques bribes de phrases imposées par l’Auteur.

Ainsi :

Trente-six heures ont passé depuis vendredi soir.

Un jour et demi, combien d’appels de cloches, depuis le moment où parut une jeune femme blonde en robe rouge devant la terrasse d’un bastringue face aux étangs de Tervueren. Ces trente-six heures s’étaient enflées aux dimensions de trente-six années. Celles passées en Belgique depuis l’exil de Lima. Ah ! ces trois satanés tours d’horloge, au cours desquels combien d’événements maudits se sont produits, que jamais nous n’oserions relater dans le détail. Plût au ciel que le spectateur, aussi aveugle fût-il dans sa confiance au récitant de cette histoire, n’abandonne sa raison pour se laisser aller à croire aux liens occultes entre l’ultime nuit blanche d’un aède grec après son arrivée en gare du Midi vendredi soir, la mort de l’aède samedi soir dans le canal et cette abominable aube noire !

Ne demeurait en moi que la vision des jardins suspendus de Babel.

Ainsi qu’une interrogation des plus biscornues : pourquoi les brucelles sont-elles toujours au pluriel ? Je n’ignorais pas qu’il en allait de la distorsion, dans un cerveau sans existence réelle, de quelque problème ayant dû agiter les neurones de mon père spirituel. Lui et moi sommes, de longue date, coutumiers de tels dérapages de langage par quoi l’on ne sait plus au juste qui est la créature de qui. Le fait est que cette question surgissait sur une mer d’étincelles. Situation d’autant plus cocasse que, dans le livre, mon rôle exclusif consistait à affronter le noir d’un jour se refusant à naître.

Ondoyaient donc tout à coup sous le ciel des milliers de capots, de vitres, de toits de voitures multicolores qui répercutaient, sur un immense parking de ceinture, leurs flammèches uniformément blanches. Je contemplais ce spectacle depuis une fenêtre périphérique, à mi-hauteur de la ville. Tout à fait l’océan quand il scintillait au soleil sur le continent d’où je viens — loin, très loin de Babel ! Mais pourquoi les brucelles au pluriel ?

J’étais tombé sur ce mot dans un dictionnaire de l’hôpital : il précédait le nom de la maladie dont les docteurs n’avaient pas craint de révéler qu’elle était à l’origine de ma mise en quarantaine. La brucellose provoque chez les animaux l’avortement épizootique, chez l’homme elle est caractérisée par des poussées irrégulières de fièvre (fièvre ondulante ou fièvre de Malte), des douleurs musculaires et une grande fatigue.

Sans doute ces lignes décrivaient-elles assez bien les symptômes du mal dont je me sentais atteint, quoiqu’elles rendissent compte faiblement du feu qui m’incendiait le crâne. En quoi, toutefois, brucelles et brucellose devaient-elles affecter un être de fiction ? Quel réseau d’invisibles fils (aux ordres de quelle araignée velue ?) unissait-il Babel à ce curieux vocable toujours au pluriel (employé, selon l’ogre aux cent mille mots, pour désigner les pinces de précision dont on se sert pour manier timbres-poste ou insectes), ainsi qu’à une maladie infectieuse transmise à l’homme par des animaux domestiques tels que porcins ou bovidés ? S’agissait-il d’une épidémie dont j’eusse été la seule victime, en cette ville qui, pour être située dans le lointain espace entre deux fleuves, n’était parcourue par aucun cours d’eau vive ?

Une ville sans fleuve est, par certaine tradition, désignée comme la capitale des fantômes. Même si nul n’ose en parler dans les livres : tous les guides sont muets sur ce point. Le touriste n’aperçoit donc que la part visible d’une telle cité des ombres.

Pas de passeport pour le Bruxelles d’outre-tombe. C’est à quoi songeait notre récitant, perdu depuis trente-six ans dans cette ville, installé vendredi soir à massacrer La jeune fille et la mort de Schubert pour de rares touristes. Ils captaient le dernier soleil du jour sur une agréable terrasse baignée par les seules eaux naturelles de la ville, celles des étangs de sa périphérie. L’air commençait à s’épaissir à l’approche du soir, comme si s’était fondue dans l’atmosphère la perle rose des nuages.

Il semblait déjà que cet instant se dilatait aux frontières du temps. L’espace offert à la vue, tout limité qu’il fût, autour de l’étang et des vastes pelouses, par les arbres du parc, cet espace s’accrut en s’embrasant soudain, comme illuminé par un feu qui venait d’elle, robe rouge et chevelure blonde. Un fragment de son enfance venait de resurgir aux yeux du pianiste : la même femme dans les jardins de Miraflorès à Lima.

Les mots du livre où je tenais un rôle d’acteur me remontaient à la mémoire. Mais quel statut exact était-il encore le mien ? Certes, des sept étages de Babel, aucun qui ne fût voué aux expériences oniriques. On ne parle pas ici des oubliettes où croupissaient pêle-mêle nègres, asiates et indiens parmi les araignées velues, même si l’une de celles-ci, parfois, pointait son œil dans la Grotte aux Idées, située elle-même sous le niveau du sol. Chaque soir, sous des voûtes basses et humides, un auteur inconnu venait y présenter son œuvre devant un maigre public. Le gros de celui-ci se trouvait plutôt sollicité aux commerces du rez-de-chaussée, vaste forum égayé de milliers de boutiques où, parmi les stocks les plus divers de distractions et de loisirs dont Babel abondait autant que d’œufs regorge le ventre d’une araignée velue, s’offraient les produits livresques d’universelle consommation. L’étage supérieur était réservé à l’habitat : c’est dans ces alvéoles que d’innombrables ouvrages assumaient leur mission thérapeutique pour la tranquillité de Babel, abolis bibelots parmi tant d’autres bibelots ennoblis, disposés sur les étagères des cuisines et des salons, aussi bien que dans les armoires à pharmacie, parmi les onguents et les boîtes à pilules de la firme NOÉ.

Comme l’industrie du sommeil avait remplacé les autres dans Babel, aspirées vers d’incertains ailleurs par leurs archaïques fumées d’usines, les marchandises littéraires y accomplissaient des tâches qui n’étaient plus celles d’autrefois. Là où jadis avait pu opérer la puissance d’éveil du rêve diurne, c’est à l’amnesthésie totale de Babel qu’œuvrait désormais cette annexe analgésique de la société NOÉ.

Au moment où les démons d’une conscience écorchée m’avaient enjoint de contempler le gigantesque parking ceinturant Babel de toutes parts jusqu’à l’horizon, je me trouvais donc au troisième niveau (le quatrième, si l’on comptait la Grotte aux Idées), où se déployaient salles et instruments destinés à la réparation des corps. Au-dessus de ma tête il y avait encore l’espace réservé à l’administration, puis celui des inévitables réseaux de contrôle et de surveillance électroniques, tandis que surplombait l’édifice une cathédrale gothique flanquée de ses deux tours aux façades blanchies, qui pour l’occasion vibraient de toutes leurs cloches.

Est-il besoin de le dire ? Cette mer métallique étincelant à perte de vue sous les fenêtres de l’hôpital avait afflué depuis les plus lointaines contrées de la terre afin que nul être civilisé ne fût absent aux noces du Prince, futur Léopold VII, et de l’Infante Amélie. Celle-ci, qui se piquait de Belles-Lettres, n’était-elle pas l’auteur d’un ouvrage remarquable, Les Faits des Fées, paru aux éditions Noé, collection Babel, dont le destin promis était de scintiller à tous les étages depuis la cathédrale jusqu’à la Grotte aux Idées ?

C’est alors que mon esprit enregistra un tumulte dont la double provenance semblait être les extrémités inférieure et supérieure de Babel. Un douloureux chahut envahit mon cerveau frappé de brucellose. Quelle nouvelle sensation curieusement onirique émanait-elle à cet instant du haut et du bas de ce labyrinthe où mon crâne était la bille qu’un autre agitait vers le centre, au gré de spasmes qui me faisaient hurler tantôt de douleur, tantôt de rire ?

La première chose qu’il vit ce fut… mais à quoi bon les longs discours ? Il vit le visage et reconnut le corps de sa mère. Un vol éperdu de mouettes s’éleva dans un battement d’ailes et se mit à tournoyer autour d’elle par-dessus les pelouses du parc. La femme n’avait pas vieilli depuis le printemps 1954, quand elle s’était mise à danser pour un musicien des rues de Lima, le roi des chanteurs ambulants. Elle n’avait pas vieilli depuis l’automne 1929, quand sa robe rouge et sa chevelure blonde se détachèrent sur le fond d’une église en flammes dans un village russe proche de Léningrad.

Un vertige saisit le pianiste, qui crut pouvoir se raccrocher aux touches du piano, lesquelles élevèrent au ciel des arpèges privés de cohérence musicale. Des tourbillons de pensées l’agitèrent pendant que ses doigts frappaient avec fureur le clavier du Pleyel. Ou plutôt moins de pensées que de sentiments inexprimables, les mêmes qu’il remue ce dimanche matin dans une hutte couverte de ténèbres après le crime de la veille.

Ainsi qu’il m’en était arrivé l’expérience dans le livre, j’ai vécu un nouveau chevauchement dans la texture du temps. Mon crâne débordait toujours d’une douleur obscure. Les démêlés habituels avec l’espace et le temps, qui sont à l’origine des fantasmagories propres à l’état naturel d’un être de fiction, ne pouvais-je me donner l’illusion de les connaître ici de mon plein gré ? Pourquoi donc ne pas s’affranchir de la tutelle de celui qui vous a inventé ? Ne serait-ce pas lui-même qui devrait son existence à votre imagination ?

Les nerfs à vif, souffrant d’un mal de tête torturant, je pesais le pour et le contre d’une nouvelle scène que j’aurais à vivre à la fois dans le passé et le futur, à des étages différents de Babel. Car ce qui se tramait, je le devinais trop bien. Mais pourquoi ne pas l’accepter ? Une créature imaginaire, si elle ne jouit pas de l’ensemble des privilèges accordés à n’importe quel être réel (fût-elle une araignée velue), dispose de libertés rarement offertes au tout-venant, sinon dans ses rêves. J’ai dit que l’expérience onirique était le plus indubitable trait d’union entre les sept étages de Babel. Encore ne faut-il pas oublier que, du haut en bas, les rêves y sont pris en commun. Quel autre moyen d’assurer la cohésion d’une pareille ville ? Certes, jusqu’ici, la Grotte aux Idées pouvait se prévaloir d’une relative liberté face aux visées de la firme NOÉ. Qu’allait-il se passer à l’occasion des noces du Prince (futur Léopold VII) et de l’Infante Amélie, auteur des Faits des Fées. ‘’Seul mon statut particulier n’était-il pas susceptible de me garantir le passage, désormais prévisible, dans trois espaces et trois temps différents ? Bien entendu, il s’agissait là de fausses questions. En réalité,

j’étais déjà, simultanément, à trois des sept étages de Babel. J’étais à la fois ce soir-là dans la Grotte aux Idées, la veille vers midi dans la cathédrale, et aussi le lendemain matin, à cette fenêtre de l’hôpital où me rongeait toujours un abominable mal de tête.

Sans doute ne m’y étais-je pas réveillé changé en scarabée ou en cafard (pas plus qu’en araignée velue), mais je me voyais plutôt comme l’une des bulles rougeâtres de l’alambic prolongeant mon corps et bouillonnant au-dessus de mon lit. En cette bulle se réfractaient les images d’une crypte où présentait son livre un auteur inconnu, de même que celles d’une nef emplie du caquètement de milliers de volailles ainsi que du grognement de centaines de porcs. Pour la célébration du mariage princier, le futur Léopold VII, en grand uniforme d’apparat, paré de son collier de l’Ordre de la Joint-Venture, agitait un sceptre à grelots serrant de l’autre main celle de l’Infante Amélie, coiffée d’une immense cloche de tulle noire, dont le regard ophidien couvait, dans un berceau frappé du blason de Noé, le petit Léopold VIII. À moins qu’il ne s’agît d’une petite Léopoldine ? Et qui donc était le père ? L’Infante elle-même n’aurait-elle pas été la fille du toujours bravache Léopold VI, voire de feu le pieux Léopold V dont c’eût été l’unique coup de dard ? Selon son bandeau de couverture publicitaire, L’Effet des Fées, que l’Infante arborait dans sa main libre ainsi qu’un livre de prière, découvrait enfin le voile du mystère royal !

Qui n’eût dissimulé d’inexprimables effrois quant au destin de Babel, parmi les corps constitués et grands dignitaires entourant le couple princier ? L’élite des sphères économique, politique, culturelle, que pouvait-il bien se passer en leurs têtes coalisées par la nécessité suprême d’une gestion de l’immédiat, dans l’immédiat, pour l’immédiat ? Au milieu des volailles et des porcs s’égayant dans les travées, les éminences de tous pays demeuraient dignes et graves, imperméables à toutes les rumeurs dont bruissait une bulle rougeâtre de l’alambic au-dessus de mon lit d’hôpital.

Mais qui, dans Babel, n’était-il pas sous une quelconque perfusion ? Ce qu’un humain en chair et en os (comme on dit) eût vécu comme une insupportable crise, n’appartenait-il pas pour moi au train-train routinier d’un personnage de roman ? Pour ingrat que parût un tel rôle, ne faisait-il pas partie du boulot, ce triple jeu qu’une instance inconnue m’imposait de pratiquer ? J’exécuterais donc les ordres sans mot dire, même si redoublaient en mon crâne des fièvres dont il était difficile d’imaginer qu’elles pussent avoir été prévues par l’auteur de mon inexistence.

Juan-Luis de Loyola se sentait donc perdu depuis trente-six ans dans l’insensé chaos de cette ville. Le fait que son aïeul Ignace, fondateur de la Compagnie de Jésus, eût pérégriné par les sentiers de la forêt de Soignes au temps où, pour le plaisir de ses chasses, l’empereur Charles-Quint choisit cette modeste cité sans fleuve pour capitale du monde, ce fait n’offrait à notre récitant qu’une consolation médiocre.

Cette ville grise était devenue la capitale d’un nouvel Empire, dont les réseaux de communication tissaient leurs toiles depuis l’Anatolie jusqu’à l’Atlantique, de la mer Noire à la Baltique.

Si frontières et autres murs s’étaient écroulés entre les anciens pays devenus provinces de l’Empire, ils avaient resurgi, en fonction d’une fatalité vitale, entre les principaux quartiers de cette capitale. Celle-ci s’ordonnait désormais en trois zones, comme l’ancien empire des Gaules. Une civilisée, une intermédiaire et une zone barbare. (Ne semble-t-il pas que, de tout temps, les organismes de type impérial aient dû s’accommoder d’une telle partition ?)

Un mal abominable avait envahi mon cerveau dans la Grotte aux Idées, mal qui flottait en suspens devant l’étage central de Babel, non sans répercuter encore des milliers de douleurs sur le sol de la cathédrale. L’espace y était traversé de fulgurances irisées venues de quelque ailleurs céleste, fragments d’arc-en-ciel jetés sur les murs depuis les hauts vitraux parmi lesquels rayonnait avec le plus d’éclat celui montrant une demi-douzaine de juifs déicides armés de longs couteaux qui s’acharnaient à profaner un ciboire d’hosties répandant le sang de l’agneau. Ces images religieuses offraient à méditer. Jérémie Shoah, ministre du culte de cette liturgie sacrificielle, n’était-il pas le porte-parole des forces armées de Babel ? De Babel à Noé, dans le récit biblique, il y avait eu l’espace d’un déluge pour que l’histoire se termine par un bel arc-en-ciel. Babel se voulait-elle à la fois l’arche, le déluge et l’écharpe d’iris – ainsi que se nomme (toujours selon le dictionnaire de l’hôpital) en termes poétiques l’arc-en-ciel ? Ces éclairs surnaturels giclaient à travers les vitres de couleur, puis s’éparpillaient en gerbes violentes, insoutenables pour mes yeux de personnage demeuré si longtemps dans le noir. (Je parle ici de mon rôle dans le livre que son auteur inconnu, c’est-à-dire invisible aux autres étages de Babel, présentait à trois mauvais sujets dans la Grotte aux Idées ; trois ploucs désignés comme tels dans la presse pour nommer ceux qui n’auraient pas lu, c’est-à-dire acheté, Les Faits des Fées)

Était-ce la marée de carrosses étincelant sur le parking en contrebas de l’hôpital, qui m’éblouissait comme l’avaient fait tout en haut les vitraux, tout en bas la lumière artificielle des projecteurs ? Dans l’antre aveugle du sous-sol, une double rangée de spots au plafond m’illuminait pendant que mon auteur présentait le livre introuvable dont j’étais l’un des acteurs. Pourquoi cette lumière produisait-elle un tel effet sur un être imaginaire ? J’entendis prononcer le nom du bouquin : il ne me disait plus rien. Qu’avais-je à faire de ce Dialogue aux enfers entre Dante Alighieri, John Lennon et Patrice Lumumba, où Florence et New York, à des siècles de distance, condamnaient à mort leur poète, où un aède grec était assassiné au cœur de Bruxelles, et où ensemble ils mettaient en garde le poète africain, baptisé « sinistre guignol » par l’intelligentsia belge officielle ? Qu’en avais-je à cirer, même si je n’ignorais pas que Patrice Lumumba, par l’entremise de son fils François, était le parrain des deux filles de mon auteur ? Dans le même temps, là-haut, les iridescentes lueurs tombées des vitraux comme un signe divin projetaient les nuances de l’arc-en-ciel sur le carrelage de la cathédrale et nimbaient les membres du gouvernement de reflets qui leur faisaient exhiber des maillots de champions du monde cyclistes. Là-dessus j’entendais l’auteur dont j’étais le jouet produire un laïus imbécile dans la crypte. Il paraissait s’adresser moins aux trois ploucs du sous-sol qu’aux éminences perchées six étages plus haut. Sire, disait-il, je vous offre une œuvre qui est entièrement dans le dérapage et la sortie de route. Vous n’ignorez pas, ajoutait-il, que la littérature en votre royaume se joue comme une course cycliste. Je vous prie donc de considérer mon livre ainsi qu’un sprint vertical en pleine forêt de Soignes, loin du podium où vos sbires officiels s’agglutinent pour truquer la photo-finish.

À quoi tout cela rimait-il ? Quel était encore le rapport de sens entre les signes extérieurs et la réalité sensible ? Car les rayons magiques filtrant à travers les vitraux (auxquels ne devaient pas être étrangères les technologies de la firme NOÉ), continuaient de produire dans la cathédrale un effet d’hypnose rendant chacun plus semblable au personnage d’un délire collectif que je ne l’étais moi-même, être imaginaire ayant sur eux l’avantage de se savoir la créature d’un rêve singulier.

Selon les lois de Noé, en effet (héritées des prophéties du père Ubu), deux principes devaient gouverner Babel : la M@schine à déscerveler et la Pompe à Phynance. Ce couple fonctionnait toujours selon le principe des vases communicants. Plus on pompait la phynance, plus le déscervel@ge s’accentuait, l’aspiration phynancière ayant pour finalité le déscervel@ge absolu.

Je devins alors le jouet d’une armure invisible, qui m’écorchait de toutes parts. Coincé dans son écorce lisse comme un miroir, je pataugeais au milieu d’entrailles évoquant le sang noir du cochon que l’on vient d’abattre et qui dégageaient une puanteur, non tant de pétrole que d’huile de vidange ayant tourné plusieurs milliers de kilomètres dans les mêmes viscères de métal. Sire, est-il vrai qu’en votre royaume les surplus de bon lait comme de sang humain échouent dans les cloaques tandis que merdes et ordures nourrissent le circuit des chaînes alimentaires ? Est-il vrai que ce soit la loi prévalant aussi dans la chaîne littéraire, qui ne relie pas tant qu’elle sépare l’auteur du cochon de payant ? Est-il vrai que s’y négocient avec le plus de profit les produits contaminés à la dioxyne de l’âme ?

Étaient-ce mes globules rouges qui parlaient au parc automobile en contrebas de la fenêtre d’hôpital, ou mon auteur qui s’adressait toujours à la famille royale en sa cathédrale, depuis la crypte où je me trouvais dépiauté dans la mesure même d’une carapace qui m’oppressait le cœur ? La célèbre Vierge de Nüremberg, hérissée de pointes vers l’intérieur (dont, au temps de mon aïeul Ignace de Loyola, la Sainte Inquisition faisait usage pour guérir l’âme des hérétiques), offrait-elle d’autres délices à ses amants ?

Sans plus de résistance intime, vidé de mon noyau central, j’étais digéré par un ventre inconnu qui me suçait les sucs et me dissolvait les fibres au creux de ses intestins maléfiques. Privé de peau j’étais carcasse, vidé de mes boyaux je m’écoulais en tripes qui me firent songer aux cochons de la cathédrale, où je me voyais monter en chaire de vérité pour y clamer un autre fragment de ce roman secondaire dont j’étais personnage à temps partiel.

Mais toute comparaison géographique avec la Gaule s’arrêtait là. Si celle-ci s’étageait du Nord au Sud, les frontières électromagnétiques de la capitale isolaient les quartiers nantis vers l’Est, autour et au-delà de l’avenue de Tervueren, où trouvaient à loger, jusque loin dans les anciennes campagnes, les milliers de familles du clergé de l’Empire, tandis que les populations miséreuses étaient contenues à l’Ouest du canal.

Une zone centrale, dévolue au commerce et au tourisme, s’ouvrait à chaque titulaire d’un laissez-passer magnétique. Quant à la matière humaine irrémédiablement fécale, dont le métabolisme d’une ville en crise ne parvenait plus à réguler la saine élimination, comme les chiures et les urines d’un grabataire sont recueillies dans des poches artificielles inventées grâce au génie de la médecine, le ministère de la Santé, aidé par celui de la Solidarité, sous la protection des escadrons de la Sûreté et de la Sécurité, l’excrétait dans une vaste feuillée déboisée en lisière de la forêt de Soignes, d’abord destinée à la décharge des ordures, puis à recueillir l’errance de ces gueux sans autre feu ni lieu qu’un amas de cabanes clôturé par des grillages électriques.

C’est là qu’apparut dans mon rêve la mère de l’aède, à la recherche d’une valise rouge : celle qui gisait sous un mètre de terre dans le fond de ma hutte.

Au premier rang dans l’arche, face au chœur des célébrants sans visage constitués d’agents de la banque NOÉ, qui babbelaient ensemble au nom de Babel, main dans la main, se tenaient assis Bill Gates et le Premier ministre auréolés d’arc-en-ciel, paire jumelle de blonds plumets, lunettes rondes, visages poupins, sourires nourris aux mêmes hormones universitaires, l’un et l’autre attentifs aux vrombissements d’avions bourrés de Roms filant dans les cieux vers l’Est pour décharger leur cargaison d’hommes en trop et prendre livraison d’armes à larguer du côté du Congo afin d’y aider à surmonter les querelles tribales, Bill et Guy battant la mesure, Bill guidant le tempo de Guy, pour contempler le corps des danseuses noires autour de l’autel sur lequel se trémousse hilare un clown à nœud papillon qui lève le poing et entonne Y Internationale en baissant aux yeux des volailles et des cochons son pantalon, Bill et Guy détournant un identique regard plein de pudeur et de pitié vers les vitraux d’où tombe la musique des anges dans une pluie de plumes stroboscopiques, l’un et l’autre interconnectés au même hologramme high-tech ainsi qu’un automate à deux têtes, Bill et Guy de concert fondant en pleurs car ils n’ont pas oublié l’extase des campus où l’on dirigeait la révolution prolétarienne en écoutant le groupe Queen, Bill et Guy de connivence regrettant de ne pas entendre à cet instant Bohemian Rapsody du même groupe interprété par quelque langoureux orchestre tzigane.

Il aurait fallu un véritable écrivain pour décrire cette scène de joyeux carnaval où Babel tout entière se trouvait cul pardessus tête, ses plus illustres personnages enrobés chacun de sa peau morte, auguste défroque dont on se drape comme d’une toge aux couleurs de ce qu’il faut présenter pour conviction respectable, tant chacun s’illusionne sur le suaire de l’autre à seule fin que celui-ci feigne de ne pas sentir la puanteur du vôtre.

Tous les signes autrefois portés par la couleur des toges n’avaient-ils pas changé de sens ? Le traditionnel parti bleu, celui du Capital, ne prétendait-il pas assurer le plus de gages au travail vivant ? L’ancien parti rouge n’était-il pas celui qui favorisait avec le moins de scrupule aussi bien la logique du Capital que celle, désormais mortifère, d’une clientèle exigeant toujours plus d’émoluments, d’honoraires, de tantièmes et autres jetons de présence pour une illusion de travail ? Là-dessus les verts couraient en tous sens au milieu des porcs et des volailles avariés. L’arc-en-ciel, par un ultime brouillage des signes, ne conférait-il pas un semblant de sens à ce qui l’avait perdu depuis longtemps ? Les uns aussi bien que les autres n’épousaient-ils pas l’universelle cause d’une dictature des marchés à visage humain ?

Mais dans la cathédrale transformée en bétaillère, ne voyait-on pas soudain une horde de Nègres, d’Asiates et d’indiens se mêler à la danse autour de l’autel, sur lequel venait de sauter une araignée velue de la taille d’un porc ?

Ainsi, dans l’esprit torturé de notre récitant (il descend, ne l’oublions pas, de l’illustre gueux Ignace de Loyola), l’avenue de Tervueren et le canal de Bruxelles dessinaient-ils deux axes perpendiculaires en lesquels il se plaisait à voir l’image d’une ville en croix.

Le hasard n’était donc pas seul à vouloir, en cette fin de semaine du printemps 199., que deux acteurs de notre histoire se retrouvassent, l’un plongé dans les ténèbres de la banlieue orientale au lendemain du meurtre d’un aède, l’autre au centre de la capitale, non loin du canal, le matin précédant ce crime, dans un mausolée de l’art désaffecté, une ancienne académie délabrée où le vent s’engouffrait par les vitres brisées.

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