L’oignon de Bruxelles

Adolphe Nysenholc,

La Senne déborde ! Plus rien ne la contient. Le boulevard Anspach crève sur sa longueur. Les eaux envahissent tout Bruxelles ! Et le Métropole sombre comme un vaisseau immobile. Du Midi au Nord, et du bassin Sainte-Catherine jusqu’au canal, les marais ont refait surface. C’est le retour du refoulé. On est revenu aux origines. Bruxelles est de nouveau Broecksala !

Que s’est-il passé ? Catastrophe ! Monsieur et Madame Vloms Blok, grossistes en bétail, sont arrivés au pouvoir. Et leurs zélés fidèles pleurent. Ils pleurent toutes les larmes de leur corps. Ils pleurent comme des veaux. Et pas des larmes de crocodile.

Eux qui avaient grand appétit, ils voulurent se partager Bruxelles comme un fromage. Et ils mordirent dedans. Mais ce lieu est feuilleté, et non comme un gâteau. Ils eurent l’impression d’avoir planté leurs dents dans un gros oignon, juteux peut-être, mais amer… Et ils ont les larmes aux yeux, Bruxelles est un oignon ! et ils pleurent. Les seigneurs des abattoirs.

*

Ils crièrent : Bruxelles est un cadeau empoisonné. Cette ville est aigre car polluée. Francolâtre, folâtre, cosmopolite. Il faut la « nettoyer ». Ils étaient si sûrs d’y trouver le Belge pur ! comme le chocolat, pur de noir. Et ils se mirent à le chercher. Ils n’étaient même plus assurés que le soldat inconnu en fut un. Leurs archivistes qui dépouillent la ville comme un dossier l’épluchent comme un oignon. Et ils pleurent comme des vaches. Combien d’enveloppes, budgétaires et autres, avant d’arriver au cœur ! Les historiens sont virés les uns après les autres. Qui a redécouvert la brève période républicaine, voire napoléonienne ; qui a remis en évidence la couche gallo-romaine ; qui rappelle l’époque des ducs de Bourgogne (branche cadette des rois de France ! Pouah !). Les illusions tombent, chez ceux qui croyaient que le celte des plus braves de toute la Gaule était du flamand ! Ils décident qu’on a été trop loin. Il faut revenir aux invasions germaniques. Les Francs ! Mais c’étaient les premiers… Français !

Et qui a dit que leur salut était romain ? Leurs archéologues ne peuvent plus creuser. Leurs biologistes sont gênés par les gènes. Un de leurs anthropologues, frais émoulu, publie naïvement que le berceau de l’humanité est en Afrique. Vaderland, le Congo ? Pleurs et grincements de dents ! L’Adam des Flamands serait noir, crépu et avec de grosses lèvres ! Pur de noir. Ils seraient les gorilles de la Belgique, les grands blonds aux yeux bleus ! les gardiens du plat pays ! Et ils se révoltent, se lamentent, se chagrinent. Leur désespoir inonde la Flandre jusqu’à la mer…

*

Pourtant, ces nostalgiques avaient été si Fiers de Bruxelles, capitale de l’Europe. Dans leurs rêves, bientôt toute l’Europe aurait été divisée en blocs, comme à Auschwitz. On ne dirait plus France, mais Bloc I ; ni Allemagne, mais Bloc II ; ni Angleterre, mais Bloc III ; ni Pays-Bas, mais Bloc IV ; ni Pologne, mais Bloc V ; ni Tchéquie ni Slovaquie, mais Bloc VI ; ni Serbie ni Bosnie ni Croatie ni Kosovo, mais Bloc VII ; ni Russie ni Tchétchénie mais Bloc de l’Est… Seulement voilà qu’ils pleurent de plus belle, car ils se sont subitement aperçus qu’avec l’ONU, la capitale du monde est dans le nouveau Monde, à New York. De quoi faire monter le niveau de l’océan.

Et ils s’étaient tant flattés et enorgueillis qu’avec le Thalys, Paris serait vite le faubourg de Bruxelles. Ils l’avaient fêté avec un feu d’artifice parsemant le ciel d’étoiles éphémères… Mais du coup ils s’avisèrent que la Ville Lumière n’était pas la leur… Que de pleurs ! Et La Senne qui n’était pas la Seine…

Certes, ils avaient été si heureux de Bruxelles, capitale séculaire de la Belgique. L’empereur Charles-Quint, né à Gand, et qui n’avait jamais vu le soleil se coucher sur son empire, y avait son Aula Magna, enterrée. Mais ils devinrent si remplis de tristesse, voire de colère, sinon d’envie, de se souvenir que la ville éternelle est Rome, et qu’elle fut fondée par ce Sémite de Pierre. Ils se noyaient dans leur propre chagrin.

Pourtant ils étaient toujours extrêmement fiers de Bruxelles, capitale inaliénable de la Flandre, de toutes les Flandres. Mais ils ont beuglé à qui mieux mieux quand on a révélé qu’une Flandre était orientale ! Alors ils l’ont vite débaptisée en Flandre de droite. Et ont ri ! Mais le rire s’est figé dans leur gorge quand ils ont dû envisager le cas de ta Flandre occidentale, ils n’allaient pas en faire une Flandre de gauche…

Et ils se sont encore beaucoup martyrisés quand ils s’avisèrent que Bruxelles avait été capitale de la Communauté française. Mais se sont aussitôt réjouis de nommer cette dernière, Bloc I b. Des larmes de joie coulèrent sur leurs joues. Et la région continua d’être zone sinistrée.

Et ils ont été si imbus d’eux-mêmes avec Bruxelles, capitale sacrée du Brabant flamand (ayant assez chialé qu’elle avait aussi été chef-lieu du Brabant wallon). Mais quelle affreuse tristesse alors de se rendre compte que la ville sainte c’était Jérusalem ! Et qu’Israël n’était pas encore un Bloc ! et que la Palestine aurait bientôt un État ! Les entendre fut pire que les lamentations de Jérémie.

Le souvenir de la kermesse héroïque fut le coup de grâce. Ils avaient beau avoir expédié le mémorialiste en wagon à bestiaux. Malgré Poitiers, ils étaient un peu sarrasins par les Espagnols ! Thyl Ulenspiegel n’avait pu les sauver de tout. Sous le crâne, leur cerveau se ratatinait comme de vieux cervelas.

N’empêche, ils se sont à nouveau consolés, hilares, à l’idée de Bruxelles, capitale royale de la Région bruxelloise. Et ce fait était plus fort qu’un Lord-maire. Mais ont pleuré comme des éléphants de mer quand ils ont appris que c’était Londres, avec sa Reine, la métropole du Commonwealth, et que Pékin, même sans prince, ne cesserait jamais d’être la capitale de l’Empire du Milieu.

Ils ont pleuré sur Bruxelles-Ville, peau de chagrin, lieu en abyme, où ils se perdaient.

Et ils ont commencé à se dire que si Amsterdam avec ses canaux concentriques ressemblait pour les méridionaux à l’Enfer de Dante et ses sept cercles d’eaux croupies, Bruxelles, et son port de mer quasi stagnant, enceint de sept enveloppes exhalant d’âcres miasmes comme les pelures pourries d’un monstrueux oignon, pourrait bien être le marais même des enfers imaginés dans les mythologies nordiques.

Alors les géants de l’Ommegang sont arrivés. Les géantes de la résistance et les géants de la liberté. Ils ont pompé toutes les eaux saumâtres de la ville. Avalé les nains de la politique en vrac, et chassé les autres en bloc.

Et le jour de la délivrance, de ce gros oignon mordoré au bouquet capiteux – qui avait failli être haché menu menu par des bouchers maquignons, gris et bornés à eux-mêmes – est issue une fleur irisée, symbole aux multiples couleurs, plante ouverte aux autres dans son élan vers le ciel, l’iris de Bruxelles.

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