C’est une histoire terrible. Une histoire de feu, de foudre et de courroux du Ciel. Une histoire de punition et de vengeance. Une histoire de Bien et de Mal. D’élus de Dieu et d’infidèles. De sainte foi et de barbares. Une histoire de juste cause et de martyre.
Cela se passe dans une tour,
à Nicomédie, aux alentours du troisième siècle (1).
Mon père pousse la porte de la chambre où je suis en prière. Il brandit son épée, le bras prêt à s’abattre. “Ça va être ta fête!”, hurle-t-il. C’est un quatre décembre.
Après, plus rien. Un choc dans la nuque. Un bruit d’os brisés. Mais aucune douleur. Aussitôt cette lumière blanche et ce parfum céleste : les portes du paradis, l’odeur de sainteté.
Longtemps, j’ai été prisonnière d’une tour. Je savais que j’étais une sainte, mais mon père l’ignorait. Il arrive que les pères apprécient mal ce que nourrissent en secret les âmes qu’ils façonnent. Le mien est rude, mal dégrossi et s’exaspère volontiers. Il ne peut endurer mes yeux baissés et mes mains jointes. Me voir confite en religion l’impatiente. Il m’enferme. Il est permis aux pères de mettre sous clef leurs filles dans l’intention louable qu’elles se conduisent bien, c’est-à-dire ainsi qu’ils l’entendent. Les tours se prêtent parfaitement à cette pratique. Toutes les tours conviennent : donjons, beffrois, clochers, campaniles, minarets. Il faut que ce soit vertical et sans issue, qu’on s’y trouve isolé mieux que partout ailleurs, qu’on y étudie l’avantage que l’on aurait à redescendre et qu’on abdique bientôt son obstination. Un jour, on veut faire amende honorable, on souhaite renoncer à jouer les chrétiennes, on désire revenir aux dieux païens de son enfance, on descend sans traîner le colimaçon qu’on avait dû gravir. Mon père, au pied de la tour, campé, les poings aux hanches, observe mes persiennes en songeant à ce jour.
Ce jour ne vient pas. Je me soumets à mes épreuves avec une céleste endurance. Une sainte résignation. Je ne change pas d’humeur. Je vis dans cette tour des heures très pieuses et j’organise ma dévotion. Le temps passe et mon père mesure son impuissance, d’autant qu’il voit que je m’installe, que j’équipe les lieux et que j’entreprends des travaux. C’est là que les choses se gâtent : il n’y a que deux fenêtres, j’en perce une troisième, car je veux honorer la Sainte Trinité. Tout barbare qu’il est, mon père est averti des dogmes chrétiens et considère que je le nargue. Il s’offusque. Il se formalise. Il est pris de fureur. Franchit le seuil. Monte en courant toutes les marches. Passe la porte de ma chambre. Et me tranche la tête.
Mais le Tout Puissant, qu’aussitôt Là-Haut j’ai rejoint, a tout vu, tout perçu, tout jugé et me venge. Il déchaîne une sauvagerie de tonnerres, d’éclairs et de foudres. Une véhémence, une violence habiles à châtier les démons. Une rage sacrée. Il frappe mon bourreau qui périt dans les flammes (2). Et il saccage la tour qui m’a tenue cloîtrée.
Me voici immortelle. Je trône aux côtés du Seigneur et je l’assiste. Avec quelques collègues, nous partageons les charges de la gestion du monde. J’ai mon secteur, et ce n’est pas peu de chose : je traite les questions d’artillerie et de mort subite, je gère les affaires du tonnerre et de la foudre.
On me connaît sur terre. Je suis dans les églises. J’ai beaucoup de statues, de vitraux, de retables, de peintures, de portraits. Une très bonne visibilité : la transparence des saints sait se faire ostensible. Aucun de ces portraits ne ressemble à moi-même, mais l’essentiel est là : mes attributs. La palme de la martyre. Le lys de la vierge. Une plume de paon parfois en manière de palme (3). Le ciboire ou le calice, surmonté de l’hostie, car j’apporte aux mourants les derniers sacrements. Des canons, des obus, des grenades, des bombes, des mèches et des barrils de poudre, toutes sortes d’armes à feu : je sers ceux qui s’exposent aux risques des explosions. La foudre, quelquefois, sous la forme d’éclairs qui sillonnent le ciel autour de moi. Des balais aussi et des brosses, à la faveur des poils qu’évoque mon prénom. Et puis la tour, bien sûr, percée de ses trois fenêtres. Un petit édifice posé à mon côté ou tenu dans la main. L’objet du délit selon mon père. Le fondement de ma gloire aux cieux.
Malgré ça, je ne suis pas à l’abri des critiques. On me veut le produit de l’imagination. On vient me contester (4). Mais cela émousse-t-il le crédit dont je jouis dans l’Eglise ? Cela fait-il de l’ombre à ma notoriété ? Cela empêche-t-il que je sois très priée ? Dans toute la chrétienté ? Que je figure en très bonne place dans les missels et dans les oraisons ? Faudrait-il exister pour être secourable ? Etre authentifiée pour s’avérer fameuse ? Mes contempteurs jamais n’altèreront mon efficacité.
Je suis la patronne des architectes, des charpentiers, des maçons, des couvreurs (5). Patronne aussi des artilleurs, armuriers, canoniers, poudriers, salpêtriers, artificiers et des pompiers (6). Patronne également des raquettiers et des paumiers (7). Patronne des mineurs, des fondeurs et, à Rome, des orfèvres (8). Je suis aussi, faut-il le dire, à la faveur d’un calembour, patronne des métiers du poil, des chapeliers, des brossiers et des vergettiers. Je suis invoquée, de manière très répandue, pour préserver de la mort subite. Patronne de la bonne mort. Grâce à moi, on évite l’impénitence finale. On n’expirera pas sans être protégé par les saints sacrements. J’apporte ce viatique à tous ceux qui m’implorent (9).
Parfois, on m’adresse des requêtes qui dépassent quelque peu mes humbles compétences. Des estampes populaires, abandonnées sans doute à des artistes mal informés du catéchisme, me demandent : “Sainte Barbe, intercédez pour nous afin que nous souffrions la mort pour le salut de la patrie”! Mais semblables prières ne sont pas de mon zèle. A qui croit-on parler ? Je ne suis pas la patronne des candidats martyrs. Je permets aux mourants d’avoir une mort pieuse, mais je n’encourage pas ceux qui cherchent le trépas et veulent s’immoler. Ceux-là n’ont pas le sens commun.
(1) Sainte Barbe serait originaire d’Héliopolis, ancienne ville d’Egypte, à l’extrémité sud du delta du Nil, aujourd’hui faubourg du Caire. Elle serait morte vers 235 à Nicomédie, ancienne ville d’Asie Mineure, capitale de la Bithynie, fondée par Nicomède Ier en -264. Nicomédie fut la résidence impériale de Dioclétien, puis de Constantin le Grand. Cétait une des plus belles villes au début de l’ère chrétienne.
(2) Dieu fait s’abattre la foudre du Ciel pour détruire les édifices païens et les pratiques païennes. D’autres exemples de colères divines et de foudres vengeresses : -Saint Etienne Ier, pape et martyr, 2 août, 257. Conduit devant l’idole de Mars, il obtint du Ciel que la plus grande partie du temple fût détruite immédiatement par la foudre. -Saint Anschaire, archevêque de Hambourg, apôtre du Danemark et de la Suède, 3 février, 865. On rapporte que, pendant qu’il prêchait aux néophytes ou aux païens, la foudre éclata sur son auditoire qui prêtait peu d’attention à ses paroles. D’ailleurs, un autre récit de ses biographes raconte que, chez les nouveaux convertis, du foin fauché ou recueilli un jour de dimanche fut la proie d’un incendie allumé par le feu du Ciel. Ce qui ne contribua pas peu à faire respecter les enseignements du saint homme. -Saint Fracan (ou Fragan), prince breton ou gallois, père de saint Guennolé. Ses titres à être désigné comme saint ne sont pas bien établis. Voici en tout cas un miracle dont on lui fait honneur et qui pourrait aussi bien être mis sur le compte de son fils. Fracan avait voué Guennolé à la vie religieuse, puis l’en avait dissuadé lui-même. Au milieu d’un affreux orage qui éclata sur sa tête dans la campagne, il crut reconnaître la colère divine qui voulait punir sa parole violée, et prit l’engagement de réparer cette faute s’il avait la vie sauve. L’ouragan cessa aussitôt et cette fois il accomplit sa promesse. -Sainte Catherine d’Alexandrie, vierge et martyre, 25 novembre, 307. On raconte qu’une machine préparée pour la tailler en pièces fut brisée par la foudre au moment où l’on voulut soumettre la sainte à ce supplice. D’après la légende, les fragments de cette machine volèrent au loin avec tant de violence qu’une multitude de spectateurs en furent blessés ou même tués. Voir : CAHIER, Père Ch., Caractéristiques des saints dans l’art populaire énumérées et expliquées, Paris, 1867, pp. 427-28.
(3) Le Père Ch. Cahier (Op. cit., pp.602, 684, 690 et 776) apporte plusieurs précisions relatives à cette plume de paon que le XVème siècle allemand place dans la main de sainte Barbe. “Je ne saurais dire si c’est une fantaisie locale ou si l’on aura voulu exprimer par là que cette sainte était invoquée pour éviter la mort, du moins la mort subite; le paon ayant été jadis un symbole de vie longue ou même d’immortalité” (p.602). “La plume de paon ou d’autruche que porte parfois sainte Barbe en Flandre et en Allemagne pourrait indiquer Héliopolis, où sa légende la fait naître, et qui passait pour la patrie du phénix. Le moyen âge, ne pouvant copier d’après nature ce célèbre mais introuvable animal, y aura suppléé par l’échantillon quelconque d’autres oiseaux merveilleux, quoique un peu moins rares. L’oiseau unique et immortel que l’antiquité préconisa sous le nom de phénix n’a pas trouvé grand accueil dans l’art du moyen âge. Les littérateurs et les savants sont presque seuls à le rappeler alors. Et quand la sculpture des premiers siècles chrétiens veut nous le remettre en mémoire, elle lui donne à peu près la tournure du paon” (pp.684 et 690). “Je ne sais si la plume de paon qu’on lui met quelquefois à la main en guise de palme désigne la Trinité (la troisième fenêtre) par l’oeil qui s’y aperçoit à l’extrémité supérieure; ou s’il y aurait là quelque calembour sur le nom de la sainte, à cause des belles barbes de cette plume enrichie de couleurs chatoyantes. Il semble qu’il y ait quelque rapport entre cette plume et le choix que les libraires de Rome ont fait de sainte Barbe pour leur patronne” (p.776).
(4) Jacques de Voragine, au XIIIème siècle, ne fait aucune mention de sainte Barbe dans La légende dorée.
(5) En raison de la tour et de sa troisième fenêtre.
(6) Sainte Barbe est patronne contre la mort subite et par conséquent protectrice des métiers qui exposent à ce risque.
(7) Le Père Ch. Cahier (Op. cit., p.86) remarque : “sans doute parce que le jeu de paume est assez chanceux pour la vie humaine quand il est mené vigoureusement”.
(8) Le calice que tient sainte Barbe, et qui indique la réception des sacrements avant de mourir, a pu être pris pour un emblème de profession par les orfèvres.
(9) C’était par suite de ce recours à la patronne de la bonne mort que la soute aux poudres dans les vaisseaux s’appelait jadis la Sainte-Barbe (Voir : CAHIER, Père Ch., Op.cit., p. 86).