Quatre ou cinq images en ordre de marche

Luc Dellisse,

Je ne l’ai vue que quatre fois dans ma vie. Ou plutôt cinq. Toujours la nuit. Des années séparent chacune de ces rencontres. Après la dernière j’ai su que je ne la reverrais plus.

Elle était l’ennemie du monde qui était en train de se faire, dont il existe un peu partout à présent des preuves décisives. Elle en voyait d’avance l’accomplissement. Elle n’était l’amie de personne, surtout pas des hommes. Elle détestait leur souriante complicité. Elle détestait la vie des deux côtés de l’écran. Elle avait une sorte de haine objective pour la télévision. Elle la regardait souvent, pour la décrire et la détester. C’est même ainsi que nous avions lié connaissance. Elle avait des yeux ronds et une extrême laideur. Néanmoins je la trouvais attirante. J’ai cru la revoir l’an passé en croisant cette écrivain médiatique déguisée en fée Mélusine, vous voyez qui, avec sa bouche cramoisie et son haut-de-forme noir. Elle aussi, Michèle, avait cette apparence faussement mongolienne, paradoxale, précise. Un bas-bleu tourné vers la mort.

Dix mars 1974. Je venais de quitter mes parents, par la fenêtre, en pleine nuit, quand j’ai fait sa connaissance. J’habitais place de Londres dans un galetas sans chauffage et sans électricité. Ce premier hiver quand je n’y tenais plus, je traversais la place et allais me réfugier dans un café d’angle. Bière parfaitement tiède, télévision toujours allumée. La quantité de fumigène qui circulait dans l’air paraîtrait aujourd’hui incroyable. On fumait encore avec ses vrais poumons. A la table voisine j’entrevoyais une forme noire, de longues mains rouges, un gros nez sifflant, un mausolée de gauloises fumées jusqu’à l’os, dans le triangle en forme de chapeau de curé d’un cendrier Martini. Tout à coup je me suis retrouvé à sa table, sa cuisse contre ma cuisse, et elle m’expliquait que l’homme qui serrait la main à son complice russe, quelque part à Moscou, allait mourir du cancer, malgré ses gros sourcils touffus, son air matois, ses joues gonflées d’amphétamines, et que c’était dommage, car une bonne justice populaire inventive aurait pu raffiner un peu plus sur les cercles concentriques de sa mort : à chaque cercle, une souffrance spécifique, par ordre croissant, bien entendu.

Je regardais le visage du président de la République, le successeur du Général, je hochais vaguement la tête, indifférent à sa vie comme à sa mort, je sentais la chaleur animale de la grosse fille au chapeau noir, et c’est alors que j’ai perçu un changement dans son attitude, un déclic, une sorte d’afflux d’énergie nerveuse, et elle a dit, très vite : « Je plaisantais ».

Elle n’a pas de planque pour la nuit et je lui parle de mon vieux fauteuil en cuir défoncé. Dans l’escalier étroit, elle cogne partout une mallette toute neuve, un attaché-case, qui contraste par sa splendeur noire high tech avec le laisser-aller de ses vêtements.

La même nuit, plus tard. Elle m’explique les mensonges de la télé et quand je bascule dans l’engourdissement du sommeil, je l’aperçois en décalage, qui fouille mes poches, mes tiroirs, mais elle ne prend rien, elle examine simplement ma carte d’identité en carton, longuement.

Septembre 1978 : je viens de me marier à l’église Sainte-Gertrude avec la fille d’un officier de gendarmerie. Sur le porche tandis que j’époussette les grains de riz sur mes épaules, je croise un regard, de l’autre côté de la place. Elle, plus elle que nature : chapeau et manteau noirs, mallette, demi-gauloise au bec. Traverse à ma rencontre. Elle jubile. Elle remarque mes parents endimanchés, quelques amis rieurs, les caméras super-8. Elle me tend une enveloppe en me demandant de la lui garder jusqu’au soir. Je lui donne rendez-vous dans la salle où se déroule le repas de noces, au Relais du Bois.

En pissant, dans les luxueuses toilettes, j’entrouvre l’enveloppe gonflée d’argent : 38 000 francs.

Elle arrive au beau milieu de la soirée. « Dis que je suis une cousine ». La plupart de mes vraies cousines sont là et se connaissent entre elles. Je la présente à ma femme comme une sociologue rencontrée en Fac. Sociologue lui va comme un gant. Elle s’empiffre au buffet. Nous dansons une sorte de valse immobile, pour ne pas trop s’éloigner de l’attaché-case. Je bande un peu, pas pour elle, pour toutes. Elle laisse entendre qu’elle pourrait m’utiliser tôt ou tard.

Je lui rends l’enveloppe. Elle la glisse dans la mallette. Il y a une image collée à l’intérieur du couvercle. On dirait un morceau de bande dessinée.

  1. Mai ou juin. L’assassinat d’un diplomate et elle qui appelle dans la nuit, au téléphone, et moi qui rendors ma femme avec des bobards et le coup de sonnette et la longue veille qui commence, Michèle et un compagnon que je crois maussade et qui n’est que blessé, et qui gémit toute la nuit pendant que nous parlons de Guy Debord, et qui sort de temps à autre son pistolet pour l’examiner, sans menacer personne.

L’attaché-case a perdu son lustre, il est griffé, éraillé. A l’intérieur, des tracts et des vieilles chemises. Je vois mieux le dessin collé à l’intérieur : une case de L’Affaire Tournesol, où une maquette en verre de New York tombe en poudre sous l’effet d’ultrasons.

  1. Elle a beaucoup vieilli, sa peau est dure et sèche, elle porte les mêmes vêtements que la première fois. Elle m’a croisé dans la rue, embarqué aussitôt. Tout recommence. Nous sommes chez elle, un assez bel appartement qui sent le carton et le rat, et la fumée bien sûr. Nous avons vidé à nous deux une bouteille de calvados, boisson connue depuis Maupassant pour sa nocivité. Je suis raide. Elle me raconte « la vérité sur les CCC et les tueurs du Brabant. » Je m’endors. Elle a noué ses mains autour de mon cou. Je crois à une soudaine pulsion sexuelle et j’en suis encore à chercher des mots de refus polis qu’elle se met à serrer. Crise d’hystérie ? Tentative d’étranglement politique ? J’attrape un doigt avec une bague et je le retourne de toutes mes forces. Elle lâche, elle ne crie pas. Je cours à longues jambes dans la rue.

Chez moi je fouille les étages bas de ma bibliothèque et je relis des passages de L’Affaire Tournesol.

Deux fois dans ma vie quelqu’un a sérieusement pensé à me tuer et les deux fois c’était une femme. Ne croyez pas que je n’en tire aucune conclusion.

13 ou 14 septembre 2001. Pour la première fois depuis que des terroristes ont fait exploser les deux plus hautes tours de Manhattan, je vois des scènes de rue à la télé. CNN est encore plus lénifiant, rhétorique, truqué qu’il y a trois ans. Chaque image saute dans le temps immobile, sans rejoindre l’ordre humain. Ça zappe tout seul. Michèle m’avait dit ça il y a 19 ans. Tout à coup je saute sur le magnétoscope, je lance la copie. Là, à gauche sur le trottoir, je suis sûr que c’est elle, qui se trémousse et qui fume, parmi la foule pieuse des gens défilant le long du cordon de police. L’image du désastre s’est substituée au désastre. Ils regardent tous dans la même direction.

Jamais su qui elle était ni ce qu’elle me voulait, Michèle. Reste l’idée que tout ce qu’elle m’a raconté au cours de nos quatre nuits successives est sans doute aussi vrai que les informations floues et vagues du robinet-écran.

Debord est mort. Ses livres sont passés dans le camp ennemi. Le virtuel devient chaque jour un goût plus précis dans la bouche.

Je rembobine encore une fois mon fragment de film. Je revois sa présence dure à la place du mort. Close-up sur ses yeux d’histoire arrêtée.

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