Nous ne regardons plus le ciel de la même façon. Le ciel, par-dessus les toits. Qu’un avion le sillonne, il nous semble un engin de mort possible, qui choisir, délibérément, criminellement, de choir sur la ville. Si une bâtisse se hisse par-dessus les autres, nous ne la voyons plus comme un défi à l’altitude, nous ne la percevons plus comme une tentative de gratter le ciel, mais comme une cible possible, une stèle immense où un gigantesque projectile peut venir se ficher…
Et « nous », pour une fois, n’est pas une extension abusive du sujet. Ce nous a englobé, en un rien de temps, une immense part d’humanité. D’abord incrédule, puis horrifiée et fascinée, enfin hébétée et affligée. Le 11 septembre, l’histoire s’est donnée en spectacle en cassant la baraque. Elle a pulvérisé les records de recette, elle a joué à bureaux fermés. S’attachant au plus fort concentré d’opérations économiques au monde, elle a, littéralement, arrêté d’innombrables transactions. D’ailleurs, la Bourse de New York, cet organe vital de la planète, s’est, un temps interrompue, comme un cœur qui cesse de battre. Et des bureaux par milliers ont été fermés, mais à tout jamais, quand ils n’ont pas été complètement détruits, jusqu’à la dernière souris.
Nous étions donc des milliards aux premières loges. Cela ne s’était jamais vu. Cela ne se reverra jamais. Même si un désastre comparable se produit, il aura un relent de « déjà vu ». On parlera de répétition, de reprise, de « remake » plus ou moins réussi. D’où l’idée que ce « double impact », pour reprendre le titre d’un film où joue Jean-Claude van Damme, le seul Bruxellois qui rivalise véritablement avec Tintin comme héros sans frontière, puisse n’être qu’un « one shot ». Parce qu’on ne pourra jamais faire mieux dans le genre, surpasser cette collection de superlatifs : la plus grande ville, ses plus hauts bâtiments, le plus célèbre ministère de la guerre au monde, celui dont l’édifice, on ne sait pourquoi, adopte la forme pentagonale, se présente comme la stylisation géométrique d’un cœur, une fois encore. La cité qui a pour slogan favori : « The biggest in the world » a fait l’objet du plus grand attentat au monde.
Car il faut préciser le tir, si l’on peut dire, lorsque l’on use du vocabulaire. Le 11 septembre n’est pas comparable à Coventry, à Dresde ou à Hiroshima. L’agression a été fomentée par une organisation qui n’obéit pas aux règles militaires convenues, et commise par des combattants qui sortent complètement de cet ordinaire. Il ne s’agit donc pas d’un fait de guerre, du moins classique. Ou alors la guerre s’est transformée, comme les virus peuvent muter, et prendre les médecins et les chercheurs de cours. Mais ici, les armes utilisées n’ont rien de commun avec l’arsenal traditionnel. Elles sont d’une part, dérisoires, comme des cutters. Elles sont, de l’autre, devenues incommensurables : des vies humaines qui se sont immolées en sacrifice.
Là se situe évidemment la rupture de civilisation. Une société qui engendre des kamikazes s’attaque à une société qui a désormais érigé la vie humaine en bien absolu. Une collectivité qui situe le paradis dans l’au-delà en affronte une autre qui prétend l’avoir érigé sur terre. La partie est inégale. Un passager isolé qui prend l’équipage d’un jet en otage est un forcené. Un détachement organisé qui agit de propos délibéré et avec un synchronisme parfait, c’est quoi ? Une secte ? On dira : un commando suicide. Mais avec, derrière, des centaines de milliers d’adeptes qui ne mettent pas en question une seconde leur qualité de héros et de martyr. Cela, non plus, ne s’était jamais vu, et nous questionne très profondément.
Qu’on y consente ou non, le 11 septembre a remis nos certitudes en jeu. Et excité les spéculations. Ne fût-ce que la date même, qui semble illustrer l’image des deux tours qui s’écroulèrent ce jour-là : notre ami Roland Breucker, au fronton de ce numéro, a évidemment eu la lucidité fulgurante de nous le signaler. Comment éviter d’aller y voir au-delà des apparences, de chercher des cohérences enfouies, des logiques cachées ? Un mot lourd de sens et de connotations s’est instantanément imposé aux esprits, et a fait les titres d’innombrables journaux un peu partout, c’est celui d’apocalypse. Dans une déclaration récente, prenant la parole sur le thème de l’Europe et de la culture, Claire Lejeune nous a fait souvenir que le mot apocalypse voulait dire « révélation ». Voilà évidemment le meilleur usage que l’on puisse faire de l’événement : tenter de voir ce qu’il nous révèle, ce qu’il veut nous apprendre, de quel rêve il nous a réveillés, et à quelles réflexions il nous contraint. C’est pourquoi nous y avons vu un coup de gong, frappé un mardi de septembre 2001.
Les textes rassemblés ici, si denses et si nombreux qu’ils ont forcément donné lieu à un numéro spécial, sont pour la plupart inspirés par l’émotion, et sont en cela littéraires. Dans la presse, le bouleversement des premières heures, des premiers jours, a fait place au compte rendu, à l’analyse, parce que le registre affectif ne peut pas persister dans la pratique de l’information. Alors que l’essentiel s’est passé là : dans la décharge, l’explosion suscitées en nous au moment de la catastrophe. Il s’agissait de porter témoignage de cela, ce que les contributions à cette livraison concrétisent. Elles constituent un ensemble qui fera date, puisqu’il est le premier écho poétique collectif à un phénomène qui s’est d’emblée inscrit parmi les jalons de l’histoire humaine. Pour le pire certainement. Pour le meilleur si l’on veut bien en entendre les résonances infinies, et les innombrables enseignements.