Bookcrossing à Winthertur

Jean Jauniaux,

Au moment de vider le contenu de la corbeille à papier dans le container jaune de mon chariot, un objet abandonné sur un des bancs de la sortie 12 a attiré mon regard. D’habitude, je préfère attarder ma rêverie sur le mouvement des voyageurs en partance et du personnel affairé dans le hall de l’aéroport. J’observe la hâte oppressée des retardataires, la silhouette nonchalante des femmes devant les vitrines des boutiques hors taxes, la fébrilité des enfants joueurs sur le tapis roulant.

Je soulevais la corbeille placée à proximité des portes coulissantes de la douane, l’ultime contrôle avant d’entrer sur le sol national lorsque je vois ce qui de loin pouvait ressembler à une boîte de chocolats.

Hermann, le chef d’équipe « technicien de plateau » ne m’a pas à la bonne. Je sais qu’à la moindre faute, mon compte sera bon.

Il ne m’aime pas.

Je ne l’aime pas.

Il est le patron.

Je suis l’employé.

Et j’ai besoin de mon salaire.

Le rapport de forces est clair, limpide, facile. Hermann sait en manœuvrer avec le détachement sadique des petites gens à qui on donne un croûton d’autorité qu’ils exercent sur un troupeau d’affamés. Curieuse, cette expression qui me vient à l’esprit en songeant à lui… « croûton d’autorité »… Il ne m’aime pas. Je suis un « sans-papiers » qui a réussi à se faire régulariser. Et ça, ils ne l’avalent pas les hommes comme Hermann. Parce que je ne suis plus contraint à la servilité à laquelle il s’abreuve. Pour exprimer son mépris et sa force, il lui reste la sanction.

Je sais que je n’ai pas droit à la faute.

Je suis aux aguets. Hermann surgit toujours à l’improviste. C’est un gardien de l’ordre.

Ma curiosité est plus forte que ma crainte. L’idée d’une aubaine m’effleure aussi, je dois l’avouer. Un coffret bijoux, un portefeuille, un porte-documents ou un autre objet de valeur, je pourrais les marchander et en obtenir l’équivalent de quelques jours, voire quelques semaines de mon salaire de balayeur régularisé.

Je m’approche tout en nettoyant par-ci par-là une tache imaginaire sur le sol luisant. J’arrive à hauteur du banc.

C’est un livre.

Oublié sans doute par un voyageur. Ou laissé là volontairement par un adepte du bookcrossing : un livre lu est laissé à disposition de celui qui le découvrira. C’est un livre de poche, un vrai. De la collection « Livre de Poche ». Usé et corné. Sans valeur. Même le bouquiniste de la Altstadt ne m’en donnerait que quelques centimes. Et encore !

De toute façon, le règlement est le règlement, aurait dit Hermann. Il aurait ajouté que je suis payé pour vider les corbeilles à papier. Point barre. Bien entendu, s’il s’agit d’un bagage, d’un sac de voyage, ou d’un colis j’ai obligation d’alerter la sécurité ! À elle d’exécuter les consignes qui tiennent en deux mots : emporter et détruire ! Le règlement est impératif. Pas d’état d’âme. Pas de questions. Pas de réflexion. Exécution immédiate : on enlève et on explose !

J’ai déjà assisté à ce genre de scène. Avec une jubilation enfantine les agents et agentes (ce ne sont pas elles qui jouissent le moins de ces péripéties !) se déploient autour de la valise suspecte, en éloignent les curieux, installent des périmètres de sécurité, roulent des yeux et des épaules comme dans les séries télé. Écouteurs câblés dans l’oreille, pouces dans le ceinturon ou mains sur la crosse de l’arme, ces héros ont l’air de se produire pour un casting de sales gueules.

Je prends le livre.

Le circuit qui m’est attribué pour effectuer mon travail de videur de poubelles démarre des toilettes à hauteur de la porte 12 (en général les vols à destination de Paris) jusqu’aux panneaux coulissants de la douane. Le trajet me demande environ quinze à vingt minutes. Une fois le cycle accompli, je franchis le sas sécurisé et remplace le container plein par un vide. Ensuite, retour dans le hall.

Hermann peut surgir à tout moment et de partout.

Le titre m’intrigue. « Roman ». C’est comme si on allait au théâtre voir une pièce intitulée « Pièce de Théâtre », ou, au cinéma, le film « Film » !

Ce n’est pas l’heure de la pause, mais bah ! Je cale les roues de mon chariot, j’appuie les coudes sur le bord du container, et, les bras ballants à l’intérieur de la poubelle pour y dissimuler le livre, je commence la lecture de ce « Roman ». Le sous-titre indique « Autobiographie »… C’est vrai, il y a des vies qui sont des romans… alors pourquoi ne pas les appeler « roman » ?

Roman, c’est en réalité le prénom de l’auteur dont l’édition en poche de l’époque donnait à voir la photographie en quatrième de couverture, une vignette du format des photos d’identité. C’est un homme bien jeune, ce Roman Polanski, pour avoir déjà écrit sa vie. On dirait un adolescent. Je lis « L’auteur est né en 1933 ». Je jette un coup d’œil sur la date de publication : 1984. À cinquante et un ans, il en paraît dix-huit ! À examiner plus attentivement la photographie de Roman, je me suis dit qu’il porte son âge dans les yeux. Faussement rieurs, ses yeux « prennent la pose » en quelque sorte pour le photographe. Malgré les efforts du modèle pour sourire, une tristesse ancienne ombre le visage.

Je parcours la notice qui figure au dos du livre. Quelques lignes, quelques dates, quelques étapes d’une vie. Le ghetto de Cracovie dont, enfant de six ou sept ans, il parvient à s’échapper. Une famille de paysans le recueille, mais il revient dans la ville occupée par les Allemands où, vagabond, il survit dans la solidarité souterraine. Après la guerre, comédien, dessinateur, artiste il réussit à se faire admettre dans une école de cinéma, celle de Lodz où ses courts-métrages le font remarquer. Puis, le rêve des États-Unis se réalise. Le succès. La gloire soudaine.

Je n’ai pas entendu Hermann. Il s’est approché de moi comme un chasseur à l’affût.

— Alors ? Tu en mets du temps !

— Comme d’hab… Pat’won… Comme d’hab…

Je prends ce stupide accent qui flatte sa vanité de chef. Il sourit. Indulgent. Il s’éloigne.

Puis vient la tragédie. L’assassinat sauvage de sa femme, enceinte de huit mois. Le meurtre est commandité par le gourou illuminé d’une secte appelée « Ta famille ». Polanski a 36 ans. Il sombre dans une dépression. Le cinéma et le théâtre sont la seule issue… Le premier film qu’il réalisera après la tragédie sera « Macbeth »…

Hermann est revenu sur ses pas.

— Dis donc l’intello ! Tu crois qu’on te paie pour lire des bouquins au lieu de les mettre à la poubelle !

Je lâche le livre qui va se perdre parmi quelques pages d’un exemplaire défraîchi du Neue Zürcher Zeitung, des emballages de chocolats, des canettes de bière.

Je ne me retourne pas vers Hermann. Il a réussi à me piéger. Je ne veux pas voir son sourire faussement accablé (« tu étais peinard ici pourtant… »). Je ne veux pas entendre ses prétendus regrets (« je t’avais prévenu… ») ni son zèle obséquieux et navré (« tu sais, je dois appliquer le règlement… »). Mais je sais que je suis licencié. Le représentant de l’ordre a enfin ce qu’il cherche depuis des semaines : nettoyer son territoire. Pour tous les Hermann de la terre, les sans-papiers régularisés restent des sans-papiers !

Porte 12, un attroupement détourne l’attention d’Hermann. Il s’y précipite non sans avoir lâché :

— « Tu ne perds rien pour attendre ».

Des policiers en uniforme viennent de rejoindre leurs confrères en civil. Ils encadrent un petit homme. De dos, on aurait dit un adolescent dont il avait la dégaine. Il passe à proximité de moi.

Une tristesse ancienne ombre son visage.

Il est tétanisé par l’incrédulité.

S’ils avaient regardé le visage de leur prisonnier, les geôliers y auraient vu, comme moi, d’anciennes souffrances. Des souffrances indicibles. Imprescriptibles.

Hermann est revenu.

— « À nous deux mon gaillard »

Il sourit.

— « À ton tour… »

Épilogue :

Si le règlement des services de nettoyage avait autorisé la pratique de la lecture, les techniciens de surface auraient pu parcourir les titres suivants dans les corbeilles à papier de l’aéroport de Zurich-Winterthur :

« Le cinéaste Roman Polanski, dont la justice suisse a accepté la libération sous caution. (…) Le département de la Justice a déclaré qu’il fallait attendre que les mesures encadrant cette libération, et notamment le transfert des 4,5 millions de francs suisses (3 millions d’euros) de caution, soient appliquées. » (Reuters/Hannibal Hanschke)

« Le Tribunal Pénal Fédéral affirme avoir obtenu des garanties suffisantes. Outre son assignation à résidence, Roman Polanski a dit céder ses papiers d’identité sans lesquels il lui est impossible de quitter le territoire suisse. Enfin, le montant de la caution (4,5 millions de francs suisses – 3 millions d’euros), que le réalisateur de 76 ans perdrait s’il s’enfuit, a été jugé suffisamment dissuasif. » (20minutes.fr)

« (…) l’homme de 76 ans attrait hypothéqué son appartement parisien dans lequel vit sa famille. « JP l’âge avancé du suspect, il n’est pas certain qu’il ait à nouveau la possibilité d’accumuler une telle somme en cas de perte de caution », a souligné mercredi le Tribunal Pénal Fédéral. » (La Tribune de Genève)

« En juillet 2008, la banque « Goldman Sachs », six mois après avoir été renflouée par l’État avec l’argent des contribuables, annonça qu’elle verserait 20 milliards d’euros de bonus à ses traders » (JF Kahn, « Dernières salves », Plon, 2009)

« Je suis à l’aise dans le parti qui milite pour moins de gouvernement, plus de secteur privé, un parti qui croit à plus de libertés et laisse les gens faire des affaires sans que le gouvernement mette des lois, des impôts et des taxes en travers de leur route. Je suis du parti qui croit à une armée puissante, qui défend l’ordre et la loi, punit les criminels, y compris par la peine de mort. » (Arnold Schwarzenegger, entretien accordé à Paris Match, 2005)

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