Bortch de substance grise : les ouvriers de l’encéphale

Bernard Dan,

Il ne naîtra pas une vie nouvelle

Dans les décombres, les révolutions,

Mais dans les inventions et les appels

D’une âme dévorée par la passion.

Boris Leonidovitch Pasternak, Après l’orage, 1958

Un témoin empressé quoique bienveillant des crises du prince, tel Gabriel Ardalionytch Ivolguine, rapporterait simplement que le pauvre homme tombait brusquement comme si une main invisible le jetait à terre. Interrogé avec insistance, il pourrait encore décrire les secousses violentes qui agitaient tout son corps, le visage gris, presque noir, qui finissait par pâlir, rappelant celui des fantômes qu’aimait peindre Adélaïde Ivanovna Yépanchine, les yeux abominablement fixes et le coma ne différant de la mort que par ce terrible râle stertoreux qui faisait trembler le monde sur sa base. Un témoin plus attentif et peut-être moins prompt à l’émotivité, tel Kolia, le jeune frère de Gabriel Ardalionytch, remarquerait sans doute que la crise commençait au moment précis ou le regard du prince Mychkine se troublait. Ses yeux dérivaient alors vers la gauche, comme s’ils étaient irrésistiblement attirés par quelque lumière intérieure, au point que l’on ne distinguât bientôt plus que la marge d’azur de l’iris contrastant avec le blanc désolant qui occupait toute la face de l’orbite. Les remous de la commissure gauche des lèvres muettes du prince n’échapperaient sans doute pas à la fine observation de Kolia, même avant qu’ils gagnent en amplitude et entraînent dans leurs battements toute la joue, puis les paupières, l’épaule et l’avant-bras, puis absolument tous les muscles du corps du malade, à gauche comme à droite. Par pudeur et par respect pour le prince, il n’évoquerait pas l’évacuation tardive de la vessie, voire du rectum, mais le sommeil profond, juste, qui annonçait la fin de la crise. Quant à Léon Nicolaïévitch Mychkine lui-même, il ne pourrait raconter que le tout début de ses crises d’épilepsie : ce moment où il lui semblait que son cerveau s’enflammait dans les ténèbres et que ses forces vitales se tendaient avec impétuosité. Dans ses propres termes, son esprit et son cœur s’illuminaient d’une clarté intense. Toutes ses émotions, ses doutes et ses inquiétudes s’apaisaient pour faire place à une sérénité faite de joie, d’harmonie et d’espérance, mais cet état sublime ne constituait qu’un préliminaire à la seconde finale, l’ultime soubresaut de conscience qui, lui, était absolument insoutenable.

Le docteur Sergeï Vassiliévitch Poliakov prenait note de ces descriptions avec intérêt. Il les ordonnait, retenant en première place l’aura si joliment dépeinte par Léon Nicolaïévitch. Galien, le grand médecin de l’Antiquité, qualifiait de souffle cette perception que le docteur Poliakov considérait comme le véritable commencement de la crise épileptique. Le neurologue savait bien que ce que le prince Mychkine prenait pour de la sérénité ne correspondait qu’à un fonctionnement extrêmement simplifié de son cerveau. La chute du corps en bloc et les secousses convulsives, pour impressionnantes qu’elles aient pu apparaître aux frères Ivolguine, étaient la manifestation de la généralisation de la même simplicité à toutes les cellules de son cortex cérébral.

Le docteur Poliakov voyait les neurones comme autant d’ouvriers engagés dans une monumentale entreprise. Les réalisations grandioses de l’entreprise dépendaient de la précision du travail de chacun des ouvriers. Pour lui, les ouvriers travaillaient en équipe et les grandes équipes de neurones communiquant les uns avec les autres se répartissaient sur l’immensité des aires cérébrales. Chacun s’impliquait assidûment dans son réseau et pratiquait deux langues : les neurones pensaient en termes électriques mais ils s’échangeaient leurs instructions en langage chimique.

Lorsqu’un neurone était sollicité, une unique pensée se mettait à l’animer. Comme ses collègues neurophysiologistes, le docteur Poliakov nommait ce phénomène le potentiel d’action. Au laboratoire, au cours de ses études à l’université, il avait enregistré des centaines de potentiels d’action. Tous étaient absolument identiques : une dépolarisation abrupte et brève suivie par une repolarisation tout aussi rapide donnant lieu à une menue hyperpolarisation, puis le silence — le retour au potentiel de repos. Sergeï Vassiliévitch s’était souvent demandé comment un neurone pouvait penser avec un unique mot de vocabulaire, comment ces ouvriers pouvaient adapter leurs actions aux besoins de l’entreprise s’ils raisonnaient en ne pouvant formuler rien d’autre que ce frémissement électrique figé. À force de les enregistrer, il avait appris à reconnaître que les neurones modulaient, sinon l’amplitude ou la durée des potentiels d’action, leur survenue même. Voilà comment ils composaient leurs réflexions : comme les télégraphistes, en émettant des séries d’impulsions.

L’autre idiome que les neurones utilisaient était celui des molécules : les messages chimiques qu’ils s’adressaient les uns aux autres. Les neurotransmetteurs, autrement dit les mots de cette langue véhiculaire, étaient à peine plus diversifiés. Certains neurotransmetteurs excitaient les neurones qui les recevaient à être plus actifs, d’autres portaient un message inhibiteur, qui calmait leur ardeur.

Comment le docteur Poliakov comprenait-il l’épilepsie ? La neurologie la définissait comme une pathologie rendant les gens comme Léon Nicolaïévitch sujets aux crises. Celles-ci survenaient quand tous les neurones d’une région avaient exactement la même activité en même temps, c’est-à-dire qu’ils déchargeaient leur potentiel d’action précisément aux mêmes moments. Puis, de proche en proche, tous les neurones se joignaient à eux pour produire leurs barrages de décharges dans une synchronie parfaite. Le début local de la crise donnait au prince l’illusion de la sérénité, parce qu’il se trouvait que les neurones du lobe temporal de son cerveau contraints à exécuter de concert cette chorégraphie machiavélique étaient paradoxalement ceux qui d’ordinaire interprètent nos perceptions comme la quiétude et la béatitude. Ensuite, le piège s’étendait aux neurones des autres lobes cérébraux et les convulsions généralisées le secouaient et le précipitaient au sol sans connaissance. Sa salive, rythmiquement battue comme le blanc d’œuf, écumait entre ses lèvres crispées et se teintait de rose en se mêlant au sang qui jaillissait de sa langue lacérée par la fermeture mécaniquement répétée de ses mâchoires. Poliakov imaginait les ouvriers forcés dans le même mouvement ininterrompu, un mouvement insensé car si tous les ouvriers bougeaient de la même manière, sans répartition des tâches, sans respect de leur rôle, plus rien ne fonctionnait et la production de l’entreprise s’arrêtait. Tout au long de la crise, les ouvriers aliénés s’épuisaient à ce semblant d’activité, cette corvée stérile, avec plus d’engagement encore que l’emblématique Alexeï Grigorievitch Stakhanov, héros du travail et récipiendaire de l’ordre de la bannière rouge. Les flexions et les extensions qui paraissent animer le pantin sous le regard inquiet des frères Ivolguine étaient pareilles à l’œuvre des galériens, esclaves sans esprit soumis au rythme du tambour et aux coups de fouet.

Les crises éclataient à la faveur d’un déséquilibre chimique entre les neurotransmetteurs activateurs en excès et les inhibiteurs en pénurie : les ouvriers de l’encéphale cédaient à la propagande excitatrice qui les poussait à délaisser leurs responsabilités et à abandonner leur poste pour la gesticulation commune — travailleurs de tout le cerveau, unissez-vous !

Malgré la ressemblance superficielle, le clinicien devait savoir distinguer la véritable crise épileptique de la crise psychogène, comme la fameuse pseudo-crise mimée par Nikita Sergueïevitch Khrouchtchev pour les nations en battant la table de sa chaussure. Heureusement, le médecin avait posé le diagnostic correct et administré le traitement recommandé au prince Mychkine. Les drogues antiépileptiques agissaient comme les inhibiteurs des neurones : elles engourdissaient les ouvriers dans le but de les empêcher de répondre aux sollicitations des activistes — en somme, ce que les cafetiers parisiens appelaient le lait russe.

— Je ne veux plus prendre de médicaments, Docteur. J’ai l’impression qu’ils m’abrutissent, qu’ils me rendent idiot.

Mychkine prononçait ce mot Идиот non pas comme une invective mais comme le diagnostic nosographique d’une déficience intellectuelle acquise. La marge de manœuvre de Poliakov était étroite.

— Accepteriez-vous d’essayer un traitement diététique ?

— Est-ce dangereux ? Est-ce efficace ?

Poliakov lui expliqua le principe du régime cétogène. L’idée venait d’Amérique : le père d’un enfant gravement épileptique, déçu des traitements médicamenteux prescrits à son fils sans beaucoup d’effet, s’adressa au prêtre. Celui-ci recommanda le jeûne et la prière. Le père pria dévotement et imposa le jeûne à son fils. À sa grande surprise, les crises s’estompèrent, mais il craignait que son enfant décède d’inanition s’il devait rester soumis à ce régime. Il retourna donc voir le médecin, qui se pencha sur son cas à la lumière des résultats de l’austérité qui semblait prévenir la survenue des crises.

— Quand le corps ne reçoit plus assez de sucre, il se met à utiliser les graisses comme source d’énergie. Les lipides sont métabolisés en corps cétoniques, que le cerveau consomme comme un carburant. Nous commençons forcément par puiser dans nos propres réserves grasses mais nous pouvons simuler cette situation en administrant un régime très pauvre en sucre et très riche en graisse.

— Du schmalz ? Du saindoux ?

— J’admets qu’il s’agit d’un menu guère ragoûtant. Le corps, pour sa part, fait tout ce qu’il peut pour y échapper. Il se met à digérer ses propres protéines pour fabriquer clandestinement du glucose.

Le prince ne supporta pas longtemps cette grasse austérité. La diète anticomitiale le constipait et l’indisposait.

— Docteur, dois-je abandonner tout espoir ? N’y a-t-il aucun autre remède à mon mal ?

Poliakov se souvint du professeur Louria et de ses théories novatrices sur la neuropsychologie culturelle, historique et instrumentale. Ses travaux avaient abouti à l’invention du premier détecteur de mensonges. Les disciples d’Alexandre Romanovitch Louria l’appelaient le lion ou même le saint lion. Il avait emprunté aux sagesses orientales les concepts du tsim-tsoum et de la brisure des instruments. Appliqués à la physiopathologie de l’épilepsie, ils impliquaient la conjonction du confinement de la conscience et de l’auto-organisation des neurones. Sur le plan thérapeutique, là où le docteur Léon Sémionovitch Pinsker prônait l’auto-émancipation — Автоэмансипации ! — le professeur vénéré préconisait le tikoun, c’est-à-dire la restauration. Cela pouvait-il soulager les souffrances du pauvre prince ?

Pour rappel, les neurones utilisaient pour eux-mêmes la langue électrique des potentiels d’action et entre eux celle, chimique, des neurotransmetteurs. Mais pendant la crise d’épilepsie, le langage interne, intime, des ouvriers du cerveau devenait la vocifération de la foule à laquelle ils se conformaient. Jusqu’alors, le docteur Poliakov s’était efforcé de s’adresser à l’encéphale du prince Mychkine par le biais de la communication chimique. Le temps était venu de renoncer à l’idéologie au profit de l’empirisme.

— Vous voulez m’administrer des électrochocs ?

— Je préfère parler de neuromodulation.

Le grand soir, les deux hommes feignaient la confiance dans le progrès. En réalité, Léon Nicolaïévitch songeait avec nostalgie au portrait de la belle Nastasie Philippovna. Quant à Sergeï Vassiliévitch, il avait à l’esprit la désastreuse conclusion des expériences du Maharal de Prague sur le golem.

Dès l’activation des électrodes de stimulation, le prince se mit à débiter des paroles terribles et délirantes.

Un soleil orange roule dans le ciel comme une tête coupée. Une clarté douce flamboie dans les crevasses des nuages noirs. Les étendards du couchant flottent sur nos têtes.

Son visage irradiait la plénitude. Son corps s’animait d’un doux bercement. Très vite, le médecin eut l’impression de se balancer en phase avec le corps du patient et d’acquérir lui-même un supplément d’esprit. Il vérifia les contacts électriques : tout était conforme et il ne courait personnellement aucun danger. Cependant, la délicieuse sensation d’excitation gagnait tous ses membres et l’emplissait de plaisir. Il lui semblait qu’un baume d’huile délicate l’enduisait de la tête aux pieds. Il vibrait de bonheur, il tremblait : comme le cavalier lançant sa monture au galop — joyeux et exubérant alors que sous lui l’étalon frémit.

Gabriel Ardalionytch et son jeune frère entrèrent précipitamment, mais on n’aurait déjà plus pu les distinguer l’un de l’autre, ni des deux autres hommes, ni même compter qu’ils étaient quatre dans le laboratoire. D’autres encore se joignirent à eux en une masse bienheureuse sans cesse croissante dont les oscillations s’étendaient en cercles concentriques à la surface du monde comme un chant nouveau.

En hommage à Fédor Mikhaïlovitch Dostoïevski, Mikhaïl Afanassiévitch Boulgakov, Isaac Ashkenazi Louria et Isaac Emmanouilovitch Babel.

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