Le sage de la grotte

Jean-Marc Rigaux,

Le voyage avait été long, éprouvant, stimulant, décevant. Les membres de la délégation de « haut niveau » commençaient à somnoler les uns après les autres. Il faut dire qu’avant cette balade en autocar, la plupart d’entre eux avaient cru pouvoir rattraper l’aube à dix mille mètres d’altitude avant de devoir renoncer à l’atterrissage.

Ils venaient de tous les pays du monde, pratiquaient les disciplines les plus différentes, reconnues, incongrues. Ils se connaissaient bien. La Banque mondiale, le FMI, l’ONU, l’Union européenne et bien d’autres institutions avaient croisé le fer pour constituer cette arche de Noé neuronale.

Voilà des mois qu’ils se réunissaient en conclave, à intervalles réguliers, dans les capitales de la planète. Alors que la situation se dégradait partout, ils savaient qu’on leur avait confié les clés du Paradis. On attendait d’eux que non seulement ils ramènent la prospérité partout mais aussi qu’ils l’étendent à tous, ce qui ne s’était jamais produit dans l’histoire de l’humanité.

La gravité des circonstances fit vite comprendre à cet aréopage de toutes tendances politiques et culturelles que la querelle idéologique était vaine. Il y avait eu au sein de ce « think-tank » une réelle écoute des autres, ce qui n’avait rendu les débats que plus passionnants. Chacun d’entre eux était pourtant arrivé à la conclusion que ses propositions aboutissaient à une impasse.

Tout avait été mis sur la table, disséqué, retourné, lamellisé, déconstruit, reconstruit. On n’arrivait à rien.

La dernière réunion à New Delhi avait été pratiquement silencieuse, jusqu’au moment où le délégué roumain frappa sa paume sur son front et s’exclama, sous les yeux ébahis de ses confrères : « Bien sûr ! Le Sage de la Grotte. »

Sommé de rendre quelques explications, il précisa qu’il s’agissait d’un vieil ermite vivant seul dans le Nord-Ouest, en plein milieu des Carpates. Il avait acquis une réputation immémoriale au point qu’on ignorait son âge. Lorsqu’on avait un problème, on devait se présenter à l’entrée de sa caverne, déposer une requête écrite et attendre qu’il veuille bien sortir. Cela pouvait durer des jours. Un équipement sérieux de camping était nécessaire.

Il finissait toujours par émerger. Il brûlait alors le papier sans le lire (il en était probablement incapable mais cela faisait partie du rituel) et prononçait son oracle. Si son efficacité n’était pas absolument établie, beaucoup avaient loué l’inventivité extrême de ses solutions.

L’agressivité n’étant plus de mise au sein du groupe, on signifia poliment au délégué roumain le caractère singulier de son intervention. Le silence se réinstallant, on finit par conclure qu’après tout, il n’y avait rien à perdre, et l’expédition fut organisée.

Le vieux car qui datait sûrement de l’époque communiste hoqueta si fort en s’arrêtant devant l’unique auberge de cette vallée perdue, qu’il réveilla tout le monde. Les délégués rejoignirent leur chambre en faisant craquer l’escalier de bois vermoulu. Sombre présage.

Le lendemain matin, la brume s’était levée. Le soleil révélait la saleté des vitres. L’humeur de chacun avait fait remonter le mercure au baromètre de l’optimisme. La table du petit-déjeuner débordait de corbeilles de pain complet, de pots de confitures multicolores, de cafetières fumantes. Un avant-goût de l’abondance. Du coup, les discussions reprirent. Il fallait tout remettre à plat avant la rencontre avec le Sage de la Grotte.

Le professeur en théorie marxiste à l’université de Salamanque rappela la pertinence du modèle d’analyse qui devait être dépouillé de ses scories dictatoriales et être moulé dans une gangue démocratique. Si les richesses appartiennent à tous, si la propriété est abolie, l’égoïsme disparaîtra de lui-même, la jalousie ne sera plus qu’un souvenir, la productivité aura une courbe infinie.

L’anarchiste proudhonien divergeait quant au mode de gouvernance. Pas de centralisation. Le pouvoir pour tous impliquait de petites communautés soudées, étanches, autonomes.

La sociologue qui, pourtant, avait une grande sympathie pour ses collègues, fit remarquer que les groupes n’étaient pas homogènes et qu’ils s’affrontaient.

Le zoologue rappela que les hiérarchies chez les primates étaient fondamentales et que même notre cortex préfrontal ne permettait pas d’y échapper complètement.

L’ethnologue insista sur la symbolique du chef qui s’exprime jusque dans les forêts les plus profondes. L’apparat est commun à toutes les cultures.

Les économistes prirent le relais en rappelant que les besoins des uns ne sont pas ceux des autres, dans quelque secteur que ce soit. Certains vivent de peu. Par nécessité ou par conviction. D’autres ont des appétits insatiables. L’offre comblera toujours la demande à un moment ou à un autre. La régulation étatique aurait avantage à être mondialisée mais avec des variations locales. La formulation montrait elle-même ses limites.

Le biologiste darwinien avait, par mimétisme avec son mentor, laissé pousser deux grosses rouflaquettes sous ses oreilles, ce qui amusait beaucoup ses collègues. Il souriait à peine. Juste ce qu’il fallait pour ne pas paraître méprisant ou désabusé. Il rappela la part du hasard dans les événements. Les espèces qui réussissent contiennent dans leur succès les germes de leur perte. Les populations qui prospèrent épuisent leurs ressources et cèdent le pas à celles plus adaptées aux conditions du moment.

Cela fit taire ceux qui voulaient encore revenir sur la suppression de l’argent ou la régulation démographique qui avaient lamentablement échoué en Chine. Cette resucée des débats qui avaient déjà eu lieu céda de nouveau le pas au bruit des fourchettes, cuillères, au gargouillis du café qui s’écoule dans les tasses, aux mastications qui broient les croûtes croquantes.

Chacun s’équipa lourdement pour la randonnée qui s’annonçait pénible. Un guide local, seulement chaussé de vieux godillots, prit la tête de la colonne. Il ne fallut pas deux kilomètres pour grimper sur un petit sentier rocailleux très pentu. La condition physique des participants étant assez variée, des espaces plus ou moins grands se formèrent au point de désagréger la file perlée.

Le brouillard réapparut. On attendit les retardataires. Cela n’empêcha pas la sociologue de se perdre dès que le sentier ne se distingua plus du reste de la végétation. Le guide partit à sa recherche avec l’ethnologue et le zoologue rompus aux équipées lointaines.

Au bout de deux jours de marche, on arriva enfin à la grotte. L’ouverture était large et sombre. Impossible d’y voir quelque chose à plus d’un mètre. Malgré les exhortations du guide à ne pas y pénétrer, l’anarchiste qui n’avait ni Dieu ni maître, s’avança avec sa lampe de poche. Son rayon n’atteignit aucune paroi. Il avait le sentiment d’être dans un gouffre. Il rebroussa chemin aussi vite qu’il y était entré.

On se résolut à rédiger la requête. Après de longs palabres, il fut décidé de ne pas compliquer les choses, surtout si le Sage de la Grotte était analphabète, et de lui demander : « Que faire ? » Le mot fut déposé sur un petit plateau prévu à cet effet.

Le campement fut installé. Certains se contentèrent de regarder les autres enfoncer les piquets ou tendre les toiles, par incompétence ou par paresse, impossible de le savoir. La nuit tombée, on fit un feu pour réchauffer quelques conserves. Chacun mangeait le nez dans sa boîte, enveloppé par le brouillard têtu.

Plus d’une semaine s’écoula. Les réserves s’épuisaient. Les économistes perdirent leur sang-froid et allèrent hurler dans la cavité où leurs injures leur revinrent en écho. L’écologiste sur qui on comptait en cas de coup dur dans la nature sauvage, réalisa à quel point celle-ci n’était pas intentionnée en bien ou en mal. Le darwinien se contentait toujours d’un demi-sourire sur son visage mal rasé.

Ce fut au treizième jour, alors que plus personne n’espérait quoi que ce soit, que cela se produisit. Chacun vaquait à ses occupations quand le guide qui sentait ces choses-là, tendit son index vers l’entrée de la grotte. Tout le monde regarda d’abord l’index puis se retourna.

Le Sage se tenait debout, juste à la frontière entre l’ombre et la lumière. Il était nu. Sa barbe n’était pas assez longue pour cacher son sexe rabougri qui attira immédiatement le regard de tous et… toutes.

Son corps était décharné. Malgré le froid, il ne frissonnait pas. Il se tenait droit. Le regard fixe. Il ne semblait pas se préoccuper de l’assemblée. Ses yeux bleus flottaient dans ses orbites enfoncées. Ses cheveux blancs balançaient au hasard, au creux de ses hanches.

Il se baissa souplement, saisit le papier et la boîte d’allumettes dans le plateau. Le craquement du soufre sur la languette d’émeri fit sursauter tout le groupe. Les cœurs battaient la chamade. Les lèvres muettes tremblaient. La requête s’enflamma en un instant. De petits morceaux calcinés s’éparpillèrent.

Le Sage de la Grotte fit apparaître ses dents noires dans un sourire forcé.

Ils eurent juste le temps de voir ses fesses flasques avant qu’il ne disparaisse dans la pénombre.

Partager