Bréhat, Lolita, Véra

Chantal Boedts,

Je ne pouvais rien y faire, je ne voulais pas me mêler d’une affaire que je ne comprenais pas !

J.-M. Coetzee, En attendant les barbares

Un matin, la boîte aux lettres de Théodore Tsaganos, traducteur de son état, contenait une enveloppe avec un timbre à l’effigie d’une tortue.

Antwerpen, 1er septembre 2005

Bedrijf Troubleyn

Seefhoek

Beste vriend,

(Traduction en français)

Notre collectif Troubleyn désire offrir à son Maître incontestable J an Fabre en remerciement pour sa performance éreintante en Avignon trois phrases du chef-d’œuvre de Vladimir Nabokov, Lolita, qui fêtera prochainement ses cinquante ans en librairie.

Le mieux serait que vous traduisiez trois phrases au hasard.

Nous espérons que vous aurez la main heureuse, et la Lingue réservée.

C’est un projet top secret pour notre Maître Fabre qui voudrait privilégier l’aspect papillonnant du texte de Nabokov.

Après les virulentes critiques sur les pots de pipi, les giclures d’hémoglobine et l’ensemencement au sperme des spectateurs dans la cour d’honneur du Palais des Papes, il a décidé en brainstorming ultra-confidentiel de retourner à ses premières amours, les insectes.

Nous avons eu vent de votre habileté à traduire Goethe, Botho Strauss et Shakespeare dans notre unique langue flamande et vous confions la mission les yeux fermés.

Pour vous rassurer totalement, Nabokov est mort, sa veuve aussi et vous n’êtes pas obligé de traduire les trois phrases en entier, juste des mots, piqués au hasard des pages que vous prendriez au vol comme des papillons.

Nous vous demandons juste de remplir le filet en suffisance.

Choisissez ceux qui vous semblent les plus mélodieux à traduire, notre langue est rude et difficile à faire passer h l’étranger.

Si vous vous sentez suivi, n’hésitez pas à nous le faire savoir, notre Maître a beaucoup d’ennemis.

Un dernier conseil : ne vous attardez pas dans les bibliothèques de la Communauté française.

Le chèque qui accompagnait la proposition alignait les euros.

*

Au début il rechigna et donna un coup de pied sec à sa chatte Véra qui lui ronronnait le bas de pantalon en espérant quelque pitance.

Ils sont fous ces Flamands, ils n’ont qu’à aller sur Google.

Trois phrases au hasard, des mots au vol, c’est du pipeau pour tout un spectacle.

Enfin s’il arrive à vendre ça aux Français, c’est son problème après tout.

Il alla se confier à son ami Philippe, libraire de son état et auteur dramatique au bon temps de Jacques Antoine.

— Il faut te faire à l’idée que tu as de la chance. Pour moi c’est fini, je vends des classiques et des livres d’art d’occasion. Nabokov, c’est inouï pour un traducteur.

Tsaganos n’avait pas l’air convaincu, son ami Philippe le regardait se décomposer.

— Tiens, j’ai quelque chose pour toi, c’est un petit bijou.

Il tira délicatement d’une rangée fort dense une couverture Arthème Fayard.

Théodore tripotait Deux étés.

Il enregistra machinalement le nom de l’auteur, Eric Orsenna et resta perplexe au milieu des étagères à bouquins.

il aimait bien cet endroit, quand il se sentait à côté de ses godasses, la tête pleine de mots tordus, compliqués à sonoriser en flamand, il venait s’engloutir dans ce capharnaüm de pages, de couvertures, d’odeur de vieux papier, comme pour se rassurer.

Deux étés d’Erik Orsenna.

Philippe souriait malicieusement tout en versant du thé dans deux gobelets en carton.

— Allez, prends une infusion et une petite tranche de cake et puis va lire ça tranquille chez toi.

Légèrement gêné par tant de générosité joviale, il mâchonnait avec délice le délicieux cake maison de son ami, truffé de corinthes de Malaga, amoureusement baignés dans un bol d’amaretto. Les grains de raisin ainsi confits, gonflés de béatitude liquoreuse, se mêlaient aux saveurs amandines de la pâte aérienne, allégée d’œufs à la neige et d’un zeste citronné.

Les deux amis faisaient couler l’infusion aux épices, lentement, dans un geste complice et gourmand, de leurs modestes gobelets en carton jusqu’au fond de leurs gorges balayées de saveurs réconfortantes.

Le moral de notre traducteur était remonté en flèche.

Le soir même il tapotait sur Google, Véra sa chatte jalouse à l’œil humide en tour de cou chaud et sécurisant.

Eurêka !

Il venait de découvrir une piste : Jean-Henri Fabre.

Curieux cette homonymie presque trouble…

Il déroula la biographie en bref.

1823-1915, spécialiste des insectes, Jean-Henri Fabre a vulgarisé ses connaissances sur les lépidoptères dans un ouvrage intitulé Souvenirs entomologiques.

La bonne pioche, Philippe devait bien avoir ça dans tout son fatras.

Il alla se coucher et caressa longuement Véra qui gnougnouta de plaisir.

Les Deux étés attendraient bien jusqu’au lendemain.

*

Théodore se leva à l’aube, légèrement inquiet.

Tout ça c’était bien mais il devrait bien un jour s’approcher de Lolita, la déboutonner du col aux chevilles, lui dépuceler ses mots un à un dans un savant choix de langues.

Puis les faire atterrir sur son écran pour mieux les renifler à l’aise, caresser leur duvet pubère de mots en chenille, d’antennes en consonnes, de petites bouches articulant du plaisir sonore.

En bas un bruit étrange de carton-pâte brinquebala de la boîte aux lettres en fer-blanc.

Théodore laissa Véra miauler devant trois croquettes et dévala la cage d’escalier.

Une grande boîte blanche ornée d’une tortue, aux armes de la société Troubleyn.

— Qu’est-ce qu’ils me veulent encore ?, maugréa-t-il en ouvrant le carton.

Immobile, fixée impitoyablement dans de la cire d’abeille, surgissait la trilogie de Maeterlinck : La vie des insectes.

Un petit mot l’accompagnait.

Mon cher traducteur,

Pour te mettre dans l’ambiance, je t’offre ces mots retenus en otage sous la cire.

C’est mon hommage au grand Nobel gantois Maurice-Polydore-Marie-Bemard Maeterlinck, l’oiseau bleu de mes rêves créatifs.

Je te défends formellement de lire les Fourmis, les T ermites et les Abeilles.

Tous ces insectes répertoriés par le génie Maurice doivent grouiller virtuellement dans ton crâne et te permettre dans une cacophonie d’ailes, de dards, de pattes et de piqûres de te détacher de ton conscient subjectif pour atteindre mon nirvana de liparidés.

Ton ami Jan qui cherche sa Lolita.

Ce type est givré.

Théodore sentit que sa vie venait de basculer dans un monde étrange dont il aurait bien du mal à s’extraire.

Pour se laisser quelque répit, temps de réflexion, digestion des événements récents, etc., il sortit chercher son pain au Croissant d’or, tout débraillé dans son pyjama pilou pilou qui gondolait sur ses cuisses nerveuses, trahi par la défaillance de l’élastique à la taille.

La boulangère regarda amusée ses pantoufles en feutrine éculées, récupérées au bazar des Petits Riens de la rue Américaine.

— Ça n’a pas l’air d’aller fort ?, dit la bonne dame les poings sur les hanches, tournant le dos à ses baguettes.

— Je suis traqué par un dingue d’insectes. Je sais plus comment m’en sortir, j’ai reçu un chèque énorme pour un travail qui dépasse mes compétences, enfin ce que je peux faire.

— Allez déposer ce chèque à la banque, on va vous aider. Mon mari collectionne les papillons. Repassez juste avant la fermeture, je vais vous montrer ça.

Théodore sortit de la boulangerie plus éparpillé encore qu’il n’y était entré.

Il grimpa ses escaliers quatre à quatre, récupérant au passage la boîte à livre du prix Nobel envoyée par le grand Jan.

Il cala la boîte sous son lit et s’affala dessus en mordant dans sa baguette.

Il se réveilla l’après-midi dans les miettes.

Vera couchée sur le clavier de son portable était en train de lécher consciencieusement la touche

Les Deux étés patienteraient encore une nuit, ce n’était pas si grave.

La nuit cependant commençait à le tourmenter, il ouvrait et fermait son frigo, il hésitait à passer un coup de fil à sa sœur Ada, l’ardente Ada qui passait les vacances de cette année à draguer sur l’île de Bréhat, quelle idée saugrenue.

Finalement il n’avait plus fort le choix, résigné, il se mit à parcourir le livre en diagonale.

Des histoires de curés, de Bretons, de notaires, bof.

Il entrait peu à peu dans le livre, comme dans un piège.

Quand il lut : « Les traducteurs sont des corsaires », la révélation le prit de plein fouet.

Philippe savait ce qu’il faisait en lui filant ce livre, il lui indiquait sa destinée, ce n’était pas possible une telle coïncidence, sa sœur Ada sur l’île de Bréhat, le Nobel et Lolita.

C’est une conspiration contre les traducteurs, contre nous, les voleurs de mots de langues étrangères qui ont le culot de se faire payer.

Désormais ils étaient doublés, en plein abordage, pris de vitesse à la seconde par le moteur pirate Google.

Plus moyen de reculer, de jouer de leurs incertitudes, d’envoyer des excuses bidon aux producteurs et aux éditeurs, la traque définitive avait commencé, tout se jouerait dans la Manche entre Albion et la France.

Il plongea comme un naufragé nostalgique dans la magie du livre.

Il avait bien réussi son coup, cet Erik Orsenna, si tentant avec ses confitures, ses jours, ses années interminables à ne rien faire qu’à regarder les nuages et les goélands et tourner en bourrique un brave éditeur français.

Ces temps étaient désormais révolus, ils étaient une espèce en voie d’extinction.

Il s’endormit avec cette certitude, nous les traducteurs, les oiseaux migrateurs, les passeurs de mots, tout ce qui nous reste c’est une île de résidence, une enclave de la dernière manche, un conservatoire du verbal.

Nous serons des curiosités archaïques, abandonnés l’hiver au milieu des hortensias fanés.

Et nous guetterons fébrilement la venue d’un contrôleur, qui ne viendra peut-être jamais…

L’Unesco a déjà classé la nature, la faune, la flore, les enfants…

L’Unesco va-t-il se laisser mener en bateau jusqu’aux traducteurs ?

Dans un demi-sommeil féerique, il se sentait happé dans la lumière d’Ada à Bréhat.

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