D’abord, s’avise-t-on que Lolita est contemporaine de Zazie ? Zazie, la mouflette, doit avoir dans les dix ans (« j’suis formée » keldi, mais elle egzagère), Lolita la nymphette dans les treize. Leur date de naissance littéraire est la même : 1959, dans la traduction française pour Lolita. Nous ne connaissons par contre de l’héroïne de Queneau que vingt-quatre heures de sa vie, bien remplies il est vrai, et ce qui est bien assez pour avoir en commun d’être des nymphettes délurées. Mais ceci n’est qu’une incidente qui n’a rien à voir avec l’objet principal de mon propos.
En fait, je lis peu de romans, quoique ma bibliothèque en contienne ce qu’il faut pour passer pour un lecteur des grands classiques et de chefs-d’œuvre méconnus. J’y prends donc Lolita, entre Musil et Nerval. Et je me mets à le relire bien vite sous un angle très particulier : celui de la couleur. Qu’est-ce à dire ?
J’étais préoccupé, il y a quelques mois, par cette question, qui peut paraître anodine, et que je répétais autour de moi : « Rêvez-vous en noir et blanc ou en couleurs ? » La quasi-totalité de mes interlocuteurs ne se l’étaient jamais posée. Certains finissaient par répondre : « En couleurs, sans doute, comme dans la vie ». Peu étaient catégoriques.
Ma mère, qui était peintre, donc une visuelle, disait rêver en couleurs, à l’inverse de mon père qui, auditif (acousticien d’ailleurs), affirmait rêver en noir et blanc. Pour tenter de tirer cette question au clair, je consultai Freud, lus Le Surréalisme et le rêve, d’Alexandre Alexandrian, en vain. Je relis les récits de rêves de Michel Leiris (Nuits sans nuit) : la couleur n’y a pratiquement aucune place. Par contre, dans l’édition de la Pléiade des Cahiers de Paul Valéry, une rubrique « rêve » regroupe en deux cents pages ses pensées sur le sujet, mais aucune n’aborde la question de la couleur, alors que ses récits de rêves montrent qu’il rêvait en couleurs. Pour lui, la question ne se posait même pas.
Nabokov lui aussi rêvait en couleurs, comme le révèle ce passage de Lolita : J’avais constaté, par exemple, que sous le soleil de minuit les rêves s’animaient de couleurs éclatantes et mon ami le photographe confirma cette théorie. [1] Et il écrivait en couleurs, assurément. Lolita regorge de notations de couleurs : J’aimerais, en fait, que le lecteur considère ces deux chiffres, « neuf » et « quatorze » comme les frontières naturelles – plages miroitantes et récifs teintés de rose – de cette île enchantée, perdue dans un océan brumeux, que hantent les nymphettes. [2] Et cette description de Lolita : Poète à mes heures, j’avais composé une ode aux cils fuligineux de ses yeux gris, pâles et atones, aux cinq taches de rousseur asymétriques qui ponctuent son nez retroussé, au duvet blond de ses membres hâlés, mais je l’ai déchirée et ne m’en souviens plus aujourd’hui. Je ne dispose (je reprends mon journal) que des termes les plus banals, les plus maladroits, pour définir ses traits : dirai-je que ses cheveux sont châtains, sa bouche aussi rouge qu’un sucre d’orge à moitié sucé, sa lèvre inférieure exquisément charnue…[3]
Qu’en est-il des autres écrivains ? Le premier nom qui vient à l’esprit est Marcel Proust, bien sûr, ne serait-ce qu’en pensant au « petit pan de mur jaune ». Vérification faite, les mentions de couleurs sont relativement rares dans La recherche. Par contre, les « jeunes filles en fleurs » ne préfigurent-elles pas les nymphettes ?
Et les lecteurs, lisent-ils en couleurs ou en noir et blanc ? La question n’est pas aussi absurde que cela. Je crois que tout lecteur de roman lit avec son imagination propre, et qu’elle se substitue en quelque sorte aux descriptions de l’auteur. C’est pourquoi les films réalisés à partir de romans ne sont jamais pareils aux souvenirs qu’on a de ces derniers. Et l’imagination peut être en couleurs ou en noir et blanc, à l’instar des rêves.
On peut d’autre part souligner la supériorité du noir et blanc sur la couleur, en particulier au cinéma. On vient de voir à la télévision un documentaire sur la guerre du Pacifique filmée en couleurs, pour la première fois, dès 1942. Je ne peux pas m’empêcher d’y voir une version colorisée d’un film en noir et blanc. Et imagine-t-on les visions des camps nazis autrement qu’en noir et blanc, « couleur » de la mort, de l’horreur ? Comme les terrifiantes gravures de Gustave Doré (ah ! les corps pris pour l’éternité dans la glace !) pour L’Enfer de Dante ? Et tous les chefs-d’œuvre de Griffith, de Fritz Lang, de Renoir, d’Orson Welles, (tels Citizen Kane et Le procès), pour ne citer qu’eux, on ne peut les imaginer en couleurs. Sans compter Chariot s’éloignant sur une route, avec son baluchon sur l’épaule…
Nous voilà loin de Lolita… Non pas : elle vient de passer ici, tenant Zazie par la main. Que peuvent se raconter ces deux dames aux cheveux grisonnants, l’une suçotant un sucre d’orge, et l’autre terminant sa glace chocolat-fraise ? Des souvenirs de jeunesse, sans doute…
[1] p. 21 de l’édition Gallimard
[2] p. 41
[3] p. 53