La tête d’Issa en tout petit carré, comme une photo d’identité mais ce n’en était pas une, elle souriait un peu crânement, ses cheveux de rouquine coiffés à la diable, avec dans le regard un petit bâton d’allumette qui s’adresse au photographe, la tête d’Issa donc en couleurs dans le journal était surmontée de son nom dans le titre. Il n’avait plus le temps, il verrait plus tard, laissa négligemment sa tasse de thé qui ne broncha pas dans l’évier, et fila au bureau. Sur l’écran de son portable les courriels habituels, rien d’essentiel, il expédia des réponses durant une heure, puis se reporta sur la version en ligne du journal. Évidemment rien, c’était couru d’avance, pas de photo d’Issa, et apparemment pas d’article non plus, il était encore trop tôt sans doute, ou c’était la première version, ou bien le rédacteur n’avait pas jugé le sujet suffisamment porteur, enfin les excuses habituelles, quoi. C’était ainsi. Dans la salle de réunion traînait un exemplaire du quotidien à peine déplié, il l’emporta. Le matin il n’avait pas vu de quoi il était question, c’était dans les pages arts, et ce n’était pas la première fois qu’il y était question d’Issa, après tout elle avait suffisamment travaillé pour ça, donc il n’avait même pas vu en lisant le titre qu’il s’agissait de la mort d’Issa.
Il avait lu la nécro plutôt élogieuse, mais elle l’aurait corrigée. Elle avait gardé de son éducation de fille de bonne famille, vieille et haute bourgeoisie de province, une attirance un peu futile pour les mondanités et les papiers dans la presse, surtout nationale. Quand ils se voyaient plus fréquemment, autrefois, il la taquinait gentiment là-dessus, elle riait volontiers et d’autant plus que parfois c’était lui qui était chargé de rendre compte de telle ou telle manifestation publique dont elle s’occupait, alors elle lui répondait mais toi aussi tu mets ton nom en dessous, et lui répondait oui mais toi tu le veux au-dessus, et ils reprenaient une bière blanche, la dernière fois, il s’en souvint d’un coup c’était il n’y avait même pas une demi-année, à La Mort Subite, ils ne l’avaient pas fait exprès. Quand il lui avait proposé d’aller ailleurs elle avait répondu : non, pourquoi changer ?
Ils étaient de la même année, nés dans des familles assez semblables, mais qui ne se fréquentaient guère. Une petite ville avec un fleuve assez gris et des usines en amont, des collines vertes qui serpentaient entre de grands champs dorés l’été, le vent qui poussait depuis la sucrerie l’odeur des pulpes de betterave, à la fin des vacances. Une petite ville où les commerçants et les employés avaient peu à peu remplacé les chefs d’entreprise et les fermiers. Chez elle famille de plus vieille lignée quand même, et à qui on l’apprend aux enfants dès la naissance, et familles toutes deux rigides différemment, mais enfants d’abord puis adolescents, elle d’un côté de la ville lui à l’autre bout, leurs écoles étaient assez proches et leurs frères et sœurs aussi, donc voilà.
Et puis ils s’étaient perdus de vue et plus tard revus dans une plus grande ville, dix ? non, quinze ans après, elle avait brûlé toutes les étapes, études brillantes, un doctorat en assyriologie, deux ans de fouilles avec une mission française à la frontière afghane sur des sites bouddhistes de l’ancienne Route de la Soie, un mariage conventionnel, trois enfants, un divorce contre l’avis de sa famille, et puis des mandats de politique culturelle. Une bonne gestionnaire et des idées, disait-on d’Issa, et comme elle n’avait pas sa langue en poche, – on la trouvait même parfois trop cassante, c’est vrai qu’elle n’était pas toujours facile –, elle avait souvent dû partir, mais toujours pour autre chose, elle avait une énergie folle pour autre chose.
Il y avait la tête d’Issa en tout petit carré, vivante et pas encore malade, son cerveau pas encore éteint, ses mèches de rouquine encore légères, et la page d’avant il y avait un papier bien torché du correspondant en Océanie, un entretien avec un chercheur sur les masques-crânes des Tolaï de Nouvelle-Bretagne au XIXe siècle. Pas les crânes momifiés de Nouvelle-Zélande, ni les crânes surmodelés et peints de Nouvelle-Guinée, non, ceux des Tolaï étaient vraiment des compositions nouvelles, réalisées avec les os démantelés de la face, du front et de la mandibule du crâne humain, parfois articulés à partir de la dentition, puis les Tolaï les recouvraient d’une pâte de noix peinte avec des lignes de couleur, blanc, brun-rouge pour les lèvres, un peu de noir, et même des cheveux humains ou de la barbe sur le visage – mais le correspondant en Océanie ne parlait pas des visages de femmes, n’y avait-il donc que des hommes chez les Tolaï ? Et puis bien sûr ils portaient les masques des défunts qui restaient ainsi proches lors des rites de passages, des danses et autres joyeusetés de la vie des vivants.
Il y avait la tête d’Issa sur le papier imprimé, en tête de colonne, totémique, et c’était sans doute parce qu’il n’était pas fait mention des femmes chez les Tolaï, ni dans le journal, ni en actionnant un moteur de recherche où s’affichait pourtant un nombre considérable d’occurrences, qu’il se disait et comment font-ils alors pour se souvenir de leurs défuntes épouses, peut-être ne peut-on pas se souvenir des femmes mortes chez les Tolaï, ou peut-être n’ont-elles pas assez d’importance pour qu’on leur compose un masque, ou peut-être encore sont-elles suffisamment présentes comme ça, parce qu’elles parlent toujours trop et qu’on les avait assez entendues, alors, ouste, basta, adios, c’était une histoire pour Issa cette histoire de masque. Ah oui, elle lui aurait inventé l’explication en trempant ses lèvres dans le verre de mousse blanche, car c’étaient bien les lèvres d’Issa, Tolaï ou pas Tolaï, sur cette photo en tout petit carré dans le journal, et c’était bien lui qui se demandait comment il allait faire pour réaliser un masque avec tout ça, tout ça qui en fin de compte était fort peu, tout ça qui était il y a fort longtemps, tout ça, des lèvres d’adolescents sur une île qui était dans un bois, une petite ville, n’importe où, mais pas n’importe quoi.