À Monique Dorsel

— Le corps, Grillandi ! Le corps, on l’oublie…

J’ai longtemps connu, comme d’autres, la tentation des cimetières. Et, en écrivant tentation, je pense fascination. Mais, enfin, l’âge non pas venant (n’est-il pas toujours là, dès le premier jour ? Et même avant, dès la conception, cette rencontre paradoxale, volcanique et miraculeuse, voluptueuse et sordide, où deux êtres, soudain béats du plaisir d’exister, se mettent en tête, ou plutôt en corps, de donner la vie et d’imposer aussitôt à cet être à peine conçu une mort imparable ?) mais grossissant, s’amplifiant, tel un corps s’épaississant de chairs inutiles, il m’apparaît qu’être fasciné par les lieux où la mort vous attend est suicidaire, pire risible : j’apprends peu à peu à narguer celle que les poètes-chanteurs populaires nommaient jadis la camarde, plutôt que de la frôler, me tenant à distance d’elle comme d’une prostituée qui me fut attirante mais que je sais aujourd’hui périlleuse. Avec la maturité moins bredouillante, on apprend, sinon à raisonner ses élans, au moins à ordonnancer ses aventures. Et à déceler, dans les tentations, les pièges. Dans les fruits, les vers…

J’ai donc fréquenté et ne visiterai plus le cimetière coquet de Salzbourg, celui, juif et chaotique, de Prague, les tombes à étages des villages méridionaux, les maisons funèbres et orgueilleuses des familles corses, les pelouses aseptisées d’Amérique du Nord, les sépultures désordonnées du Mayombe, le dépouillé des stèles musulmanes et la mélancolie des pierres grises anglicanes dans les churchyards de la campagne anglaise. Et je ne prendrai pas le risque de vous lasser en évoquant mes pèlerinages aux demeures ultimes de personnages que j’ai souhaité rencontrer post mortem à défaut de les avoir croisés de leur vivant : de Kazantzakis à Héraklion, dont je retiens à jamais l’épitaphe Je n’espère rien, je ne crains rien, je suis libre, au Genet du cimetière de Larrache qui surplombe, au Maroc, les eaux encore bleues de l’Atlantique, en passant par la demeure de la dernière compagne de Kafka, Dora Dymant, au cimetière d’East Ham, dans l’est de Londres, que j’ai longtemps cherchée et sur laquelle j’ai posé trois pierres nues avec l’espoir secret de partager, en un triangle dont je ferais partie au-delà de la mort, une intimité avec le Praguois et cette femme qui avait été la dernière à en recueillir la sève…

Qu’est-ce qui m’a alors pris, quand, sur la route des vacances familiales vers le Sud, a surgi en moi l’idée d’un crochet par Genève et d’un détour par le cimetière de Plainpalais ?

Nous descendions en Italie, où m’a été enseignée la tendresse amère liée aux lieux de mort (chaque jour, à vélo, sous le soleil dur de Romagne, ma tante Lea, toute vêtue de noir, son corps décharné déjà en osmose avec l’au-delà, allait embrasser la pierre froide sous laquelle dormait son fils, mort en pleine beauté) et où nous allions présenter pour la première fois notre fille adoptive à la branche méridionale de ma famille (au moins n’ai-je pas transmis la vie et, avec un peu de chance et de pédagogie, vais-je atténuer la tragédie qui mène à une mort que je n’ai pas voulue, faisant d’un non-acte une bonne action).

Avant le départ, j’avais, deuxième de mes obsessions ici révélées, consulté les journaux sur Internet une dernière fois : en urgence, comme

si le monde allait exploser en mon absence et que je ne sois pas là pour assister à la conflagration générale.

Naviguant sur le site du Monde, je m’étais alors arrêté à un blog qu’il m’est souvent difficile d’éviter, placé qu’il est au milieu de l’écran avec la tête de l’auteur dégustant avec délectation et provocation une tasse de café, troisième passion mortifère qui est mienne : le blog de Pierre Assouline (passouline.blog.lemonde.fr), nommé La République des livres, comme si on ne pouvait éviter le mot « République » en France[1].

Dans une note[2] intitulée Le fantôme de Borges en rit encore, Passouline – qu’il me permette d’utiliser son nom informatique qui, un jour, nous identifiera tous au sein du Réseau mondial – parlait de cette nouvelle mode américaine qui consiste à lire un ouvrage à l’endroit même où il a été écrit et/ou situé. Il évoquait d’abord un roman écrit par Simenon et lu au Connecticut, sans, toutefois, en donner le titre, une lacune, me semble-t-il, pour un biblio-républicain et davantage encore pour ce qu’on pourrait désormais appeler un républoguain. Puis il décrivait une autre de ses lectures in situ : les Cours de littérature anglaise[3] de Jorge Luis Borges, qu’il avait emportés lors d’un voyage à Genève. Et de raconter qu’attendant l’heure d’une interview à la télévision suisse romande, il se rendit au cimetière de Plainpalais pour lire l’ouvrage sur la tombe même de l’auteur argentin. De plus, un commentaire de la note me fit aussitôt découvrir la relation d’une visite similaire et presque concomitante, pendant le dernier Salon du Livre de Genève, effectuée par Emmanuelle Pagano et décrite sur son propre blog (www.lescorpsempeches.net).

C’en était trop. Tel le toxicomane que l’accumulation des tentations fait à nouveau chuter, j’ai pris la résolution, sans la confier à mon épouse, de faire halte dans le centre de Genève en prétextant une visite professionnelle au Théâtre du Grütli, opportunément situé à quelques pas de la Plaine de Plainpalais et du cimetière homonyme, connu également sous l’appellation de « Cimetière des Rois »[4].

Borges, je le côtoyais depuis ma jeunesse. J’allais dire, et, si je m’en tiens au sens littéral des mots, je ne serais pas éloigné de la vérité : depuis l’âge de raison. Quand j’ai eu seize ans, un homme qui avait connu l’intelligentsia et la bohème parisiennes (souvent, c’est la même) entreprit de faire mon éducation intellectuelle et littéraire. Lors de son odyssée chahutée dans les milieux de la capitale française (de Charybde en Scylla, de Régine à Vailland), il avait eu, entre autres, le privilège de lire les épreuves de la première traduction française de nouvelles de Borges par Roger Caillois. Pratiquant un art consommé de la référence, l’œuvre de Borges ne pouvait que séduire ce dandy intellectuel qui, de juriste était devenu peintre (abstrait) et, tout en étant catholique, finit par être professeur de religion dans une école hébraïque de la capitale belge. Il me communiqua ce plaisir borgésien des références et je me mis moi-même à les accumuler : j’appris ainsi, en lisant quelques pages des ouvrages de la bibliothèque familiale, à les citer abondamment, l’idée étant de faire à partir d’une lecture minimale un effet maximal.

Depuis, Borges m’habite et me suit partout. Parler de son fantôme comme le faisait Passouline, c’était se l’approprier indûment, alors que de ce fantôme, esprit ou reflet (autre forme qui convient également à cet Auteur qui aura multiplié les pseudonymes[5]), je suis un des meilleurs connaisseurs anonymes et que la seule raison pour laquelle je n’avais pas encore visité sa tombe avait été cette tentative de me désintoxiquer de la fréquentation des cimetières. Soyez sobre !

J’ai donc réparé cette défaillance et comblé, du même coup, mon manque toxicomaniaque. Arrivé au centre de Genève, j’ai déposé ma petite famille à l’Hôtel des Finances. J’ai suggéré à mon épouse d’aller faire découvrir sans attendre à notre fille les joies du premier MacDo venu : « Ronald, tu verras, lui plaira ; oui, tu verras, Emilia, il est amusant : un clown, taratata, blebleble, et cetera rarara ». Puis, un peu honteux de ma traîtrise (pensez : pousser un enfant à l’accoutumance au MacDo pour mieux satisfaire sa propre dépendance à l’art funéraire), mais pressé, je me suis aussitôt précipité, avant qu’il ferme, au cimetière, étendu juste derrière l’hôtel : je connais l’habitude de pénétrer dans les nécropoles presque en clandestin à l’heure où le soleil se couche, où la pénombre fait de moi une ombre qui se glisse parmi les ombres…

La tombe de Borges se trouve au bout de la zone dite G, le long du sentier qui la sépare de la zone F. Que l’ordonnancement du cimetière soit fait de lettres ne doit pas déplaire, pensais-je, à l’esprit du vieil écrivain. Sur l’un de ses flancs, s’élève une stèle représentant les mains de François Simon, fils de Facteur Michel Simon, qui créa le Théâtre du Carouge à Genève. Sur l’autre s’étend un carré de buissons bas qui cache les restes d’une certaine Louise Marie von Turcre, née von Küster, décédée dans la fleur de l’âge à 20 ans.

Cherchant ma voie dans le plan du cimetière, un peu intimidé aussi de me rendre enfin au chevet de cet homme qui avait été et est resté mon maître ès arcanes littéraires, je m’approchai, entre les arbres centenaires et les massifs noirs, de la sépulture de Borges. Arrivé à ses pieds, je me penchai pour lire l’épitaphe. …And ne forchtedon nà : « et qu’ils n’eussent pas peur ». Il s’agissait bien du texte qu’avait cité Passouline et dont la visite virtuelle du cimetière (www.cimetieredesrois.ch) rappelle qu’il est extrait d’un poème du Xe siècle sur la bataille de Maldon contre les Vikings. Le décryptant, je me disais que je devais avoir l’air ridicule ainsi courbé, le derrière en l’air, quand j’entendis dans mon dos un gloussement où perçait autant l’ironie qu’une pointe, espérais-je, d’affection.

— Je vous ai senti perdu sur le chemin…

Derrière moi, se dressait la silhouette de celui qui, né Jorge Francisco Isidoro Luis Borges Acevedo, de descendance hispano-anglo-portugaise, avait été tour à tour Alboukassim el-Hadrami, Gaspar Camerarius, Fra Diavolo ou, agrégé à un autre auteur, Honorio Bustos Domecq ou Lynch Davis, et prenait sous mes yeux l’aspect d’un être à la fois translucide et consistant, à l’instar de son regard d’aveugle qui, vide, ne me transperçait pas moins comme une lame d’épée sous une lumière brûlante. J’étais interdit et me retenais en même temps de le prendre dans mes bras telle une vieille connaissance retrouvée après des lustres. Sans attendre ma réaction, Borges poursuivit, de son élocution monocorde, intérieure, pimentée d’un léger accent hispanique :

— Pourtant, souvenez-vous : dhcmrlchtdj… Je ne puis combiner une série quelconque de caractères que…

…la divine Bibliothèque riait déjà prévue, et qui dans quelqu’une de ses langues secrètes ne renferme une signification terrible[6] poursuivis-je en élève studieux.

— Les hommes sont très limités, mon cher Grillandi…

Mon visage s’empourpra. Il m’avait reconnu ! Même s’il avait toujours tout connu et si, ayant atteint l’autre côté du fini, il pouvait désormais passer en revue en un temps infinitésimal tous les noms concevables et, après un calcul de probabilités aussi rapide que précis, s’arrêter au patronyme exact, je ne pouvais qu’être flatté. Mieux, il avait utilisé un de mes anciens pseudonymes et j’y vis une marque de familiarité chez ce maître de l’artifice et de l’esquive. De la même manière que d’autres vous appellent par votre prénom, lui me donnait de l’alias…

— Même pour l’au-delà de la vie, ils ne peuvent imaginer qu’un simulacre des cités où ils vivent et découpent les jardins des morts comme un enfant le ferait de son parterre de sable, sur la plage, au pied de ses parents distraits.

Il glissa son bras sous le mien et m’emmena, moi servant d’appui, lui, l’aveugle, de guide dans ce royaume où la lumière avait maintenant cédé à l’obscurité.

— Toutefois, ils ne sont eux-mêmes que les jouets d’une raison ou d’une déraison qui les dépasse, bien sûr…

— Bien… sûr… (Est-il un être plus stupide qu’un disciple ébahi ?)

— Et quand bien même leur ordre apparaît enfantin, il n’est que le relief, oui, Pierre (« Oh ! merci, Jorge Luis ! ») dans les deux sens français du mot, d’une réalité sous-jacente ou l’effet d’une volonté transcendante qu’il nous faut, pour autant que l’on ouvre les yeux…

Il s’interrompit et plongea ses yeux dans les miens :

— Ne fixez pas ainsi mes orbites, Grillandi, vous allez finir par m’offenser ! Les yeux ne sont là que pour ceux qui les regardent ! C’est encore un des simplismes de l’humain de croire que l’univers est nécessairement devant soi, comme de croire que le dehors s’opposerait au-dedans… Mon Dieu, Pierre, combien d’éternités nous faudra-t-il pour nous défaire de notre pauvre gangue dualiste ?… Notre vue, vous devriez le savoir, s’exerce davantage de l’intérieur de nous-mêmes vers d’autres intérieurs qui se succèdent et s’entrecroisent en galeries souterraines du monde que nous appelons abusivement visible… Reprenons donc là où nous étions avant que votre regard m’interrompe : une réalité sous-jacente, disais-je, qu’il nous faut retrouver par-delà les lacunes apparentes…

Il se releva et se rabaissa tout aussitôt, mécaniquement, tel un polichinelle, pour toucher le sol : rançon payée à la mort ou ironie à demi-gestes ? Je penche pour la deuxième hypothèse.

— … Ou dans les lacunes mêmes. Ainsi nous l’auraient appris notre ami astronome et mathématicien Möbius, le médecin alchimiste Zénon, alias Sébastien Theus, cher à Marguerite Yourcenar, ou encore le Piranese aux constructions tordues dont vous avez manqué, souvenez-vous, acheter une gravure chez Michael Finney, Museum Street à Londres… Heureusement, vous vous êtes aperçu à temps qu’il s’agissait d’une copie de copie : méfions-nous des faux, un gouffre sépare une copie d’un reflet, et si le vrai n’existe pas, le faux, hélas, a la consistance que lui donne sa malignité, vous le savez, n’est-ce pas, Grillandi, vous le savez ?

Nous nous enfonçâmes dans les allées. Entre elles, s’étendaient les zones identifiées par des lettres. Borges, en bibliothécaire, les appelaient travées. Prolongeant sa pensée, j’aurais pu désigner chaque tombe par une référence de style bibliographique. Par exemple, E/Lach.505.2 aurait renvoyé à la dernière demeure de l’épouse du Genevois André Lachenal : E pour la zone, Lach. pour le patronyme, 505 pour le numéro de la sépulture, 2 renvoyant à Tordre chronologique d’inhumation au sein de la famille…

De derrière les buissons et les monuments, surgissaient dans une douceur languissante les ombres qui habitent les lieux : Emile Jaques-Dalcroze, compositeur et créateur de la gymnastique rythmique, Jean Piaget, l’éminent psychologue, Jean Calvin, le réformateur, André Chavanne, conseiller d’État, surnommé Fidel Bistro par ses amis. Et d’une concession à l’autre, comme sur les cases d’une marelle, il me semblait voir sauter à cloche-pied la silhouette en jupette de la petite Sophie Dostoïevski, fille de Fedor et d’Anne, née et morte au temps où l’écrivain russe séjournait à Genève, au numéro 1 de la rue Guillaume Tell…

— Le cœur des lacunes, reprit Borges tout en adressant à la volée des saluts distraits à ses colocataires… Le secret est là, Grillandi : creuser les trous. Comme pour les questions, les réponses naissent du manque… Suivez-moi… Il faut savoir lire entre les lettres autant qu’entre les lignes…

Les lettres, en effet, défilèrent de plus en plus rapidement, dans un ordre qui m’échappa mais auquel je me soumis : entre le C et le G apparurent le S et le P, entre le F et le B s’illuminèrent l’U et le X, pareils aux réverbères d’une autoroute parcourue à une vitesse sans cesse accrue… Borges semblait rajeunir, son corps glissait tel celui d’un enfant sur un toboggan. Il hurlait et me tirait par le bras. L’allure devint de plus en plus démoniaque, je fermai les yeux. Mais un bref instant, une lumière bleue transperça mes paupières, paraissant les marquer au 1er brûlant de trois signes : WWW.

— Nous sommes arrivés, Grillandi ! À la lettre w, répétée trois fois comme jadis s’égrenaient les appels aux dieux ou les coups au début des pièces de théâtre. Trois, Grillandi, trois fois w et même, regardez, six fois la lettre V enlacée à elle-même en un hermaphrodisme linguistique inconcevable aux siècles passés. Nous sommes dans le temps des conceptions impensées, du stupre virtuel, les lettres et les mots s’engendrent eux-mêmes !

Assis, puis se relevant et étendant les bras à la manière des éphèbes sur les vagues des côtes landaises, d Océanie ou du Cap, Borges épousait toutes les courbures de cet univers bleuté et ouaté, semblant suivre des rubans emmêlés mais jamais discontinus figurés par celui qu’il avait nommé son ami, Möbius.

— Bienvenue au pays de mes rêves réalisés, Grillandi ! vociféra-t-il pris, aurait-on dit, par la démence de l’environnement. Au domaine de mes élucubrations les plus folles, celles que je distillais à mes lecteurs en m’étonnant qu’ils fussent aussi crédules. Mais c’est moi qui ne croyais pas assez en mes divagations ! Le voici, ce monde impensable où les lettres et les mots, de toutes les langues, y compris celles que se forgent chaque jour et s’inventeront elles-mêmes (songez, Grillandi, à ces spams qui inondent chaque jour votre mémoire de vocables alambiqués à l’extrême : wexez, xuuut, xyeoe, busyl, aecub…), se croisent en des connexions sans fin et engendrent ex machina une logorrhée que rien ni personne, ni dieu ni machine, n’est désormais à même d’arrêter ! J’étais puéril, simpliste, sinon simplet quand j’écrivais mes fictions devant lesquelles s’extasiaient les intellectuels du monde ! Simpliste et idéaliste à la fois, car à moi qui exècre le binaire, se présente ici, créé à partir de deux seuls termes, oui, non, l’univers ultime de l’artifice : une Cité virtuelle, où, chaque citoyen étant disposé face à son écran transformé en miroir et tous les miroirs se répondant en un écho infini, se projettent toutes nos haines et tous nos désirs ! Nous sommes dans l’Apocalypse de la raison, au Jugement dernier de nos discours ! La Bibliothèque que je décrivais avec mes pauvres modèles architecturaux, est là, en une configuration qui se modifie à chaque instant et dont chaque modification change à son tour le monde.

Parmi les nuées bleues où crépitait en une rumeur assourdissante l’innombrable multitude des messages, fichiers, ouvrages, mémoires échangés, défilaient des visages obscènes, mêlés à des corps superbes dans un ordre ou désordre dont j’avais peine à trouver la logique et des scènes animées d’amour physique interféraient avec des discours d’ecclésiastiques vantant la chasteté : Saint Thomas s’emmêlait avec le Marquis de Sade, Houellebecq avec Mahomet tandis que Ben Laden, en une image trafiquée (mais Dieu sait ?), s’unissait à la Madone…

Le vacarme devenait intenable. Borges s’époumonait à hurler et je craignais, sinon pour sa vie, au moins pour son avenir :

— J’ai cru, Grillandi, qu’on n’écrivait jamais que les livres déjà écrits. Je me trompais, Pierre. Je n’ai pas écrit ce que d’autres avant moi ont écrit. J’ai écrit ce que d’autres, ensuite, ont copié. Ici, se superposent en des palimpsestes inversés où aucune nouvelle couche n’effacerait la précédente, mon univers fictif et ceux de Dante et Pétrone réunis. Nous sommes dans le Satiricon mental de la Divine Bibliothèque. Une bibliothèque sans créateur ni conservateur…

Nous parvînmes (pour autant que nos concepts spatiaux conservent quelque sens là où nous étions) à une zone où la rumeur se fit moins insistante. Je me sentis même enveloppé d’une douceur qui me rappela notre vie humaine.

— Venez, Grillandi, je connais la sortie.

Le poids des ans semblait reprendre possession du corps de mon guide. Il s’accroupit de plus en plus pesamment et me fit signe d’en faire autant. Nous glissâmes à nouveau sur une pente, puis remontâmes sur un pic, en une succession de déclivités et de montées dans lesquelles je reconnus la triade des W. Et au jour sans nuit succéda une nuit magiquement étoilée…

Assis sur le bord d’une sépulture (celle de Jacques-Denis Choisy – 1799-1859, concession F-605 – auteur d’une thèse appropriée aux lieux où nous étions revenus, De statu hominis et speciatim animae post mortem, mais surtout d’un ouvrage où Borges paraissait chercher une solution : De l’erreur en général et des sources principales de nos erreurs), mon maître se tut. Son regard aveugle me sembla, pour la première fois, ne porter nulle part et s’écraser en lui-même. J’étais moi-même épuisé, victime d’une exhaustion qui m’aurait vidé de tout fluide vital.

— Ai-je péché, Pierre ? Ai-je été piégé par mes propres fictions ? Pris dans une Toile dont j’aurais été l’araignée originelle, celle qui en a rêvé une première mouture ?

Je songeai que ni le mal ni le bien n’existaient dans cet univers où nous venions de naviguer peut-être une éternité, peut-être un seul instant. Si péché il y avait eu, c’était celui de l’artiste qui conçoit dans son seul esprit un monde qui, s’il se veut imparfaitement le reflet de la réalité, n’entend jamais devenir réalité. Ce que nous avions vu était l’inversion de cet ordre : un univers virtuel qui remplaçait peu à peu la réalité.

— Mais peut-être avais-je raison ? Peut-être cette toile où les lettres et les chiffres, les mots et les images semblent s’autogénérer est-elle ce désordre dont j’écrivais que répété, (il) deviendrait un ordre[7]. Un ordre ou l’apogée de l’Ordre, d’où les hommes eux-mêmes seront bientôt exclus. Souvenez-vous : Peut-être suis-je égaré par la vieillesse et la crainte, mais je soupçonne que l’espèce humaine – la seule qui soit – est près de s’éteindre, tandis que la Bibliothèque se perpétuera…

L’Argentin se releva et redéploya sa silhouette aux lignes épurées. Un chapeau noir apparut dans ses mains. Il le posa sur la tête.

— Vous savez, Grillandi, oui, il se peut que j’aie péché. Péché du plaisir de concevoir des univers où les lettres et leur combinaison règnent en maîtres, dont nous ne sommes que les sujets. Mais il y a malentendu, Pierre. Un malentendu qui se perpétue et que, vous-même, en écrivant cette nouvelle, Corpus, vous prolongez. Je le regrette. Car je n’ai cherché les mots, et joué d’eux, que pour retrouver les choses. Je n’ai écrit la lune, les rues et les couchers de soleil que pour revivre, dans une tentative que je savais dès le départ désespérée, le souvenir d’une enfance où j’aurais aimé courir, au soleil couchant, dans les rues de la banlieue de Buenos-Aires pour atteindre la lune qui y créait ses ombres. J’ai décrit les guerres parce que, gamin, j’ai pleuré de ne pas avoir été mon propre ancêtre sur les champs de bataille… Souvenez-vous, Pierre : Je m’obstine encore/ À chercher à travers le temps vaste du soir / L’autre tigre, celui qui n’est pas dans le vers.[8]

Il s’éloigna lentement sur le sentier, vers le portail d’entrée du cimetière. Entre les arbres qui devinrent les façades d’une rue obscure, sa silhouette se mua en celle d’un jeune voyou des faubourgs de la capitale argentine, d’un compradito : corps plié en avant, coudes serrés aux côtes, regard noir[9]

Arrivé presque au bout, il tourna la tête vers moi et releva son chapeau d’une chiquenaude. Il avait retrouvé la vue. Un regard clair et malicieux de mauvais garçon. L’immortel était redevenu vivant.

— Corpus, vous dites ? Vous êtes encore trop intellectuel, Grillandi ! C’est le corps, en chair et en os, qui est à l’origine et à l’horizon inatteignable de nos champs d’études, des corpus. C’est lui dont l’absence fait palpiter cet univers chaotique de connaissances qui gonfle la Toile… Le corps, Grillandi ! Celui qu’on oublie toujours et que vous rechercherez un jour. Croyez-moi, je suis bien placé en ce lieu pour vous le dire ! La vie, Pierre ! Ce mélange d’êtres charnels, que vous dénigrez tant, dans votre philosophie funèbre, Grillandi, innocent ou bestial selon les cas d’une figure qu’il faut, elle, multiplier à l’excès et que l’on appelle amour, passion ou sexe. La vie ! En une rencontre qu’aucune connexion, jamais, n’égalera et devant laquelle Dieu même se pâme : deux individus, sous l’ombre du jour, ou la lumière de la nuit, s’avançant l’un vers l’autre pour un pas de deux au rythme d’un tango ou d’une milonga…

 

Soy hijo de Buenos Aires,

por apodo « El porteñito »,

el criollo más compadrito

que en esta tierra nació.

Cuando un tango en la vigüela

rasguea algún compañero

no hay nadie en el mundo entero

que baile mejor que yo…[10]

 

Jorge Luis Borges entrouvrir le portail.

Talons hauts, jambes sans fin, cheveux tirés en une rigueur invitant aux désordres des combats, le rouge et le noir en épousailles sur un corps narguant l’immobilité des lieux assoupis où nous nous trouvions, une femme, telle une guerrière investissant une ville qui l’a longtemps attendue, s’approcha du poète.

L’Argentin lui prit la main, l’attira longuement à lui et, lascif, l’enlaça.

Alors, de la terre, perça la musique du compositeur populaire de la milonga dont Borges avait cité les paroles, le bien prénommé Angel Villoldo.

Et je vis alors les yeux de celui qui, dans nos mots, avait cherché l’immortalité enfin se fermer…

[1] Pour paraphraser l’auteur dont il va être essentiellement question plus loin, osons la formule: l’univers, que d’autres appellent République… Par ailleurs, on ne confondra pas, malgré la similitude des titres, ce site avec La République des lettres, journal imprimé créé par Noël Blandin en 1994, passé à la forme électronique sur Internet en 1996 – www.republique-des-lettres.fr – et qui renvoie à la communauté européenne des lettrés à la Renaissance.

[2] Blog cit., 7 juillet 2006.

[3] Le Seuil, 2006, Coll. « La Librairie du XXIe siècle».

[4]  Il ne pouvait être enterré que là, lui qui avait écrit des siens : Ils sont ce roi qui, mort, jure qu’il n’est pas mort (« Les Borges», Œuvre poétique, 1925-1965, Gallimard, 1970, p. 148).

[5] La BNF en énumère treize individuels et six «collectifs»; cf. http://catalogue.bnf.fr

[6] J.L. Borges, «La bibliothèque de Babel», Fictions, Gallimard, Folio n° 614, p. 80. On me pardonnera de citer cette édition vulgaire, il me faut avouer qu’un jour de besoin, j’ai vendu mon exemplaire d’une des premières éditions en français, que m’avait offert mon mentor-juriste-peintre-professeur de religion. Borges le sait depuis longtemps, ma honte à son égard serait donc feinte. En revanche, pour le lecteur, il me faut compenser : je me rachèterai en donnant la référence à la BNF de la première édition de la traduction française, tirée à 44 exemplaires sur papier vélin pur fil : RES P-Y2-3169 (Tolbiac, Rez-de-chaussée, magasin).

[7] «La bibliothèque de Babel», op. cit., p. 81.

[8] «L’autre tigre». Œuvre poétique 1945-1965, p. 141.

[9] Olivier Rolin, «Borges, ‘La pratique mystérieuse de Buenos Aires’», Le Monde, 26 août 1999.

[10] «El Porteñito», paroles et musique d’Angel Villoldo, instrumental audible sur Todo Tango, La Biblioteca… www.todotango.com

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