Brussel, jours de campagne

Alain Berenboom,

Un soir, alors que je rentrais à la maison, mon fils se pré­cipita vers moi, en me demandant si j’avais vu la photo de l’autre côté de la rue. Il était si excité que je pris le temps de déposer ma serviette, d’enlever ma veste et de dénouer ma cra­vate. Quand il préparait une farce, selon un rituel immuable, le jeu consistait à accomplir les gestes routiniers pour lui donner l’impression. d’être tombé dans le panneau. Mais cette fois, Stan ne me laissa aucun répit. « Tu viens ? Tu viens ?  » Il me tira par le bras jusqu’à ce que je le suive à la fenêtre et, là, me désigna du doigt l’affichette collée sur la vitre des voisins, juste en face de nous. Elle représentait la tête d’un homme au regard désabusé qui s’efforçait de sourire à l’objectif mais, en vain. « Maman dit que c’est Johan De Brol  » me précisa mon fils, visiblement déçu de mon absence de réaction. « Alors, qu’est-ce qu’on fait, hein ? Qu’est-ce qu’on fait ? »

Manifestement, il était prêt à tout. A chercher un kalachnikov et à transformer notre rue paisible en allée des sni­pers. Son doigt fixé au bout d’un bras tendu qui ne tremblait pas me mit mal à l’aise.

– Ta mère ne t’a jamais dit qu’on ne montre pas du doigt ?

Stan ne se laissa pas impressionner. A dix ans, on se prépare à devenir le maitre du monde. D’un air avide, il attendait que le voisin et moi, nous nous anéantissions mutuellement. L’ouverture des hostilités traînait trop à son goût. D’un autre côté, l’idée de rentrer tous les jours chez moi, suivi par le regard du leader fasciste était évidemment insupportable.

«Attends-moi ici, dis-je, en remettant ma veste, et surtout, quoi qu’il arrive, ajoutai-je d’un ton un peu trop solennel, ne bouge pas ! »

Je traversai la rue sans me retourner, sous le regard de mon fils. J’avais beau essayer. Jamais, je ne ressemblerai au personnage qu’il se faisait de moi.

Mon voisin travaillait, penché sous le capot de son auto, la porte du garage ouverte. Lorsque je m’approchai, il se redressa, prit un aspirateur et commença à le promener sur les fauteuils de sa voiture. De la musique clas­sique sortait de la radio, couvrant le ronronnement de l’appareil — Debussy ou Ravel, je ne sais, j’ai tou­jours du mal à les distinguer. En tout cas, pas du Wagner.

Devant l’entrée du garage, j’hésitai sur la conduite à adopter. Lorsqu’il m’aperçut, un grand sourire illumina sa figure. Sans un instant d’hésitation ou de doute. «Comment allez-vous? » me demanda-t-il en agitant la main qui tenait l’aspirateur. «  Je peux vous aider ? »

Avant que je n’ouvre la bouche, il se tourna vers son établi et sortit une canette de bière d’un frigo-box.  » Servez-vous. Fait atrocement chaud, s’pas ? Je me sentais glace jusqu’aux os mais comment refuser ? Je serrai la boite entre mes doigts, parfaitement conscient qu’en acceptant de partager une bière avec lui, je venais de perdre la première manche.

« Mon fils a remarqué votre affiche, commençai-je pas très courageusement – Stan, heureusement, ne pouvait m’en­tendre.

– Qu’avez-vous répondu ?

– Nous vivons en démocratie, Dieu merci ! Chacun ses opinions, dis-je précipitamment.

Il hocha la tête en fermant les yeux avant de vider une gorgée de bière en hommage à mon sens civique. « Tout de même, je préférerais lui mettre sous les yeux l’image d’autres héros. A son âge…

– Mes enfants ont le même âge que le vôtre, fit-il remarquer.

Je ne connais­sais rien de mes voisins. Peut-être même que Stan jouait avec eux.

– Et vous leur avez raconté quel est le programme de Johan De … ?

– Bien sûr, me coupa-t-il. Ils m’ont demandé pourquoi je faisais de la pub pour une liste flamande. Je leur expliqué que c’était bien que des Flamands aient placé un francophone en tête de leur liste. Vous ne trouvez pas ?

– Je ne pensais pas à ça, avouai-je, mais plutôt au pro­gramme de son parti : haine des étrangers, le pays réduit en poussières… »

Il fit un grand geste avec son aspirateur comme si sa machine allait réparer les dégâts.

– La Wallonie est en train de disparaître. Vous avez vu dans quel état sont les Wallons ? Vieux, chômeurs, malades. Pensez à l’avenir de nos enfants, cher voisin. Si nous ne nous accrochons pas aux Flamands, nous sommes foutus !

– A n’importe quel prix ?

– Quand on coule, on ne regarde pas qui vous lance la bouée ; on se cramponne ou on coule. »

Retrouvant son sourire, il ajouta : « Allez ! On ne va tout de même pas se disputer pour ça, hein ? De vrais Belges ne s’intéressent pas à la politique ! Laissons ces querelles sans intérêt aux étrangers. On n’est pas en Yougoslavie, que diable ! Tenez, prenez une autre bière. Pour la route. »

De retour chez moi, je coupai court aux questions de mon fils en lui demandant s’il avait fini ses devoirs mais il ne se laissa pas démonter.

« L’affiche, papa, elle est toujours là ! »

Je maugréai vaguement quelque chose entre mes dents et me plongeai dans le journal lorsque survint ma femme.

«  Tu as parlé au voisin ? Alors ? »

Je lui expliquai tant bien que mat le résultat de ma démarche, mais ni l’intransigeance de mon attitude ni mon refus de tout compromis ne parurent la satisfaire.

« Si je comprends bien, nous voilà condamnés à contempler la bouille de ce foutu facho chaque fois qu’on mettra la tête à la fenêtre jusqu’au jour des élections. Eh bien… »

– Plus que six semaines, murmurai-je lâchement.

– Et après ? On aura droit à un panneau célébrant leur victoire. Ou à une galerie de portraits de tous leurs élus ! Voyons, Frans, on ne peut pas laisser faire tout de même.

Je haussai les épaules. Quel recours avions-nous pour obliger le voisin à retirer son affichette ? Et quel flic nous prêterait main forte alors que le fameux De Brol sortait de leurs propres rangs ?

La soirée fut maussade. Comme par un fait exprès, la télévision ne proposa que des images de détresse, refugiés du Kosovo, imprécations serbes et même mini-fascistes américains se faisant exploser avec leur école. Ah ! Le voisin avait bien choisi son jour pour afficher ses opinions… Stan fut prié de se taire quand il proposa de regarder une cassette de Super­man et de monter au lit. Seul le sommeil pouvait nous faire oublier notre amertume et notre impuissance.

Stan vint secouer nos draps à sept heures moins le quart alors que la lumière glauque de l’aube commençait à peine à se faufiler dans la chambre à coucher. Cet enfant n’a décidément aucune pitié. Il a décidé notre extermination et rien ne le fera dévier de la mise en œuvre de son plan. Je me préparais à lui offrir la plus belle engueulade de sa vie quand il nous fit signe de le suivre. Intrigués, ma femme et moi, nous nous approchâmes de la fenêtre. Une voiture de police stationnait devant la maison des voisins, lampe bleue allumée. La vitre du rez-de-chaussée avait volé en éclats et des graffitis sanglants dégoulinaient sur la façade, parmi lesquels on devinait le tracé approximatif d’une croix gammée. L’affichette avait disparu avec la vitre et une partie du bois du châssis. Pour causer de tels dégâts, il avait fallu plus qu’une pierre ou un pétard.

Ma femme tourna lentement la tête vers moi. Son regard me déplut. Quelqu’un avait trouvé une solution efficace là où moi j’avais laissé tomber les bras, signifiait-il, mais pas question  d’en parler devant notre enfant. Je haussai les épaules et descendis préparer le café.

En revenant du bureau le soir, je jetai un coup d’œil discret vers la maison des voisins. Silencieuse, sombre, tous les volets descendus, comme abandonnée. Malgré les efforts des voisins pour nettoyer la façade, on devinait toujours la forme lugubre de la svastika, marquée d’une traînée rouge dans la pierre.

Pendant le repas, l’atmosphère fut plus légère autour de la table. Tout respectueux que je sois de la loi et de l’état de droit, je dus avouer que l’agresseur anonyme nous avait libérés d’un grand poids. Le voisin ne l’avait-il pas cherché ?

L’explosion qui retentit au milieu de la nuit nous jeta du lit. Je courus immédiatement dans la chambre de Stan. Il était éveillé, hagard, au milieu des débris de la vitre mais indem­ne. Dans la rue, ma voiture avait été déchiquetée et le souffle, en arrachant la porte et les fenêtres, avait dévasté notre immeuble. Rien n’avait bougé dans la maison des voisins. Aucune lumière ne filtrait derrière les volets. On aurait dit la tanière d’une sorcière, partie pour le sabbat.

Des gens commencèrent à se rassembler devant ce qui restait de notre maison. Quelqu’un apporta des couvertures, d’autres une thermos de café, du genièvre. Stan fut emmené chez des amis. On entendit une sirène foncer vers nous. Pendant que s’approchaient les pompiers et la police, tandis que des voisins nous aidaient à balayer et à ranger, un homme que j’avais déjà aperçu dans le quartier me prit à part.

« Ne vous en faites pas. Une bombe va faire sauter leur maison dans pas longtemps. Passez chez nous quand vous en aurez fini avec les formalités. J’ai une arme pour vous. La nuit passée, vous nous avez montré l’exemple. Vous avez raison. Plus moyen de faire marche arrière. »

J’aurais voulu l’interrompre, lui avouer que je n’y étais pour rien, l’empêcher de faire une nouvelle bêtise mais, à ce moment, d’autres hommes vinrent nous rejoindre. L’un d’eux me glissa un verre dans les mains.

« A une Belgique propre ! » crièrent-ils.

Je levai mon verre en silence et fis semblant de boire. Faut être bien avec les voisins. Mais l’alcool ne me vaut rien. Comment un homme peut-il expliquer ça à un autre ?

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