La Belgique : stop ou encore ?

Jacques De Decker,

Par les temps bouleversés que nous vivons, où la folie des hommes semble faire fi de toute prudence et nous conduit d’un jour à l’autre au bord du pire, il pourrait paraître inconvenant de se pencher sur le sort d’un petit pays prospère, situé au cœur de l’ensemble multinational le plus riche du monde. Pourquoi faire cas de querelles qui, en regard de ce qui se passe à deux heures de vol de Bruxelles, paraissent dérisoires ? Certes, nous sommes, au moment où nous mettons sous presse, à la veille d’une consultation importante, puisqu’en Belgique, le vote européen coïncide avec des scrutins à l’échelle du pays et de ses composantes. Le fait que ces élections soient les dernières du siècle ne suffit cependant pas à les rendre exceptionnelles. Et, face à la guerre qui broie des vies par centaines de milliers, on objectera qu’il y a là, de notre part, un singulier égocentrisme, cette indifférence des nantis que ne préoccupe que la pérennité de leur confort et de leur tranquillité.

Ce n’est pas faute d’avoir hésité que nous avons, malgré la guerre en ex-Yougoslavie, maintenu le thème prévu et, avouons-le, ourdi de longue date. Nous nous sommes même reproché de ne pas avoir laissé faire les événements, comme pour les centres d’intérêt précédents. Ici, pour une fois, nous avons pris en compte assez tôt un événement au demeurant connu depuis belle lurette. Et nous nous sommes demandé si l’Histoire ne nous donnait pas une leçon, en nous rappelant que l’on n’est jamais à l’abri d’un catastrophe, que la démence autodestructrice est une composante foncière de l’homme, et qu’une fois celle-ci déchaînée, on ne voit plus comment la contenir…

Apparemment, nous avons bien fait de ne pas dévier de notre cap, puisque les contributions au dossier ont été plus abondantes que jamais, et que les auteurs n’ont pas pu inscrire leur propos dans les dimensions ordinaires qui leur sont suggérées. Ce qui a eu pour conséquence que ce numéro est dépourvu de ses rubriques « Chantiers et fragments » et « Rose des vents » au profit exclusif de « L’air du temps ». Parce que cet air du temps, de fait, est lourd de menaces, et qu’il ne dit rien qui vaille. Et parce que ce qui se passe dans les Balkans a forcément des incidences partout, force en tout cas à réfléchir, à prendre la mesure des risques que courent les communautés humaines lorsqu’elles cessent de dialoguer, le moindre de ceux-ci n’étant pas que d’autres ont tôt fait de se mêler de leur sort, et pour des raisons qui ne sont pas nécessairement charitables.

Il ne se pouvait pas qu’en réponse à la question passablement provocatrice que nous posions, on n’élargisse pas l’appel aux contributions. Des auteurs flamands et germanophones ont été sollicités, et certains ont répondu à l’appel, d’autres ont même déploré de ne pas avoir été prévenus en temps utile. Il faut dire qu’il se passe, cette année, entre les littératures de Belgique, de singulières rencontres. La Foire du Livre d’Anvers, en novembre dernier, avait invité les « autres » écrivains de Belgique à de multiples rencontres, qui ont déjà tissé des liens, notamment entre les revues. Il y a quelques semaines, les « Belles Étrangères », initiées par le Centre du Livre français, permirent à dix-sept écrivains des trois communautés belges de parcourir la France de conserve, et d’appendre à mieux se connaître. Des manifestations de ce genre répondaient à une nécessité, on s’en est aperçu lorsqu’elles eurent lieu, et forcèrent à se demander pourquoi on avait tant tardé à les organiser. Pourquoi, en effet ? Quels sont les bénéficiaires des politiques de sourds ? Ceux qui veulent confisquer le pouvoir au nom de son exercice aveugle ?

Si les textes rassemblés ici sont si nombreux et souvent si amples, c’est que les écrivains, ces plaques sensibles, pressentent ce qui pourrait nous survenir si nous ne prenons pas garde. Un état composite, à l’heure de la communication à outrance, semble plus difficile à gérer que jamais. Ce qui semble indiquer que cette communication pléthorique manque son objectif principal : aider les hommes à vivre en bonne intelligence. Et oblige à se demander si elle est un facteur de paix et de sérénité, ou au contraire un incitant à la violence et à la négation de l’autre.

Ce numéro n’est pas la première plate-forme où des écrivains des divers coins de la Belgique sont invités à s’exprimer et à se frotter l’un à l’autre. La revue anversoise « Deus ex Machina » le fit il n’y a guère. Plus récemment, Jacques Sojcher était avec Antoine Pickels le maître d’œuvre de « La Belgique toujours grande et belle », et nous le remercions d’avoir accepté de répliquer à « La Belgique : stop ou encore ? ». la formulation a au moins le mérite d’être claire. Elle devra peut-être un jour être utilisée à l’occasion d’un referendum, ce mode de questionnement collectif dont on semble se méfier dans nos contrées, alors qu’il est régulièrement utilisé en Suisse, cet autre pays composite qui a lui aussi une riche tradition démocratique.

En attendant, les auteurs ont la parole. Il n’est peut-être pas inutile de tendre l’oreille. Si l’on avait davantage écouté un Ismaïl Kadaré, par exemple, le drame du Kosovo n’aurait peut-être pas pris les proportions apocalyptiques qui nous hantent. Et qui hantent aussi beaucoup des textes qui suivent. Il ne s’agit pas de conclure de façon trop simpliste que seule la survie de la Belgique peut nous préserver du chaos. Mais de voir ce que cette utopie au cœur de l’Europe a pu réaliser sur le plan de la gestion tolérante de la complexité, et s’il est vraiment sérieux de liquider tant d’efforts dans une course à l’autonomie qui n’est souvent que l’expression d’une paresse du cœur et de l’esprit.

Marginales, depuis sa création, est une plate-forme de réflexion créatrice. Rachel Ayguesparse, la veuve de notre fondateur, avait apprécié que nous voulions poursuivre dans cette ligne. Elle ne pourra malheureusement pas lire ce numéro, puisqu’elle est allé rejoindre Albert Ayguesparse dans le silence, mais certainement pas dans l’oubli. C’est pourquoi nous lui dédions ce numéro spécial à propos duquel son avis nous manquera.

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