Bruxelles, féminin pluriel

Emmanuèle Sandron,

Arrivée à Bruxelles depuis peu, tombant l’habit wallon, troquant sans plus d’état d’âme un genre pour un autre, France, après un rapide premier tour d’horizon, a décidé d’apprendre le flamand sur le tas. Veerle a les os pointus – France a horreur de ça -, mais elle aime papoter après l’amour. Zomaar.

Et vogue la galère ! Trois nuits par semaine, c’est sa peau contre sa peau, puis les mots contre les mots — les yeux dans les yeux, la bouche dans la bouche, le crâne dans le crâne. Exercice de linguistique (physique, sexuistique, urbanistique) appliquée : les vases communicants. Les caresses sont douces et liquides, les intentions très bonnes, les organes ouverts à tout, mais le cœur n’y est pas toujours quand c’est la tête qui voudrait comprendre.

— Zeg maar, Veerle. Dis-moi Bruxelles, ta Bruxelles.

— Bruxelles, c’est toi quand je cours à ta rencontre.

— Mais encore ?

Amour poursuite*

C’est moi c’est moi – j’arriverai la première On avait dit : en tram en bus à pied en métro

C’est moi c’est moi — j’arriverai la première L’avenue Louise – ding ding – en tramway

C’est moi c’est moi – j’arriverai la première La rue Legrand – h(e) h(e) hh – à pied

C’est moi c’est moi — j’arriverai la première La Bascule la Balance – psssiiiii — en bus

En tram en bus à pied, métri-métro C’est moi c’est moi — j’arriverai la première

La maison rouge aux pierres bleues, fenêtres-soleil J’arriverai la première – pour t’aimer

France fait la moue. Ja dus (elle apprend vite).

— Ma Bruxelles, France ? C’est… des cornes de gazelle, le couscous Fassia, une certaine façon de rendre grâce à Dieu. Un chagrin d’amour.

Une place

Du sable des pavés – une place

Une église un clocher — une mosquée

Non pas Casa, mais Bruxelles la grise

Et la foule qui vend des choses sans importance

Notre rencontre sur un fil à hauteur de minaret

Qui me muezzinera quand tu t’en iras ?

Les poèmes sont traduits du néerlandais.

— Et c’est tout ?

— Les spaghask une heure du matin, des salles enfumées, des grands discours, un peu trop de vin, des illusions à perdre, puis perdues, mais la certitude de ne jamais se perdre de vue. Une belle déception.

L’insouciance

Je pouvais toujours venir à l’improviste Au numéro six

Nous nous donnions rendez-vous Au pied levé le cœur léger

Pour un oui pour un non Un café une scène un ciné Le dernier de, la première de Un rire à gorge déployée

La Balsa le Luna le Public Nous les avons tous faits Ah ! le texte les acteurs le public — Mouais génial bof encore !

Nous avions rarement le même avis Mais toujours nous y retournions Mais toujours nous en redemandions Et toujours nous en riions

Aux éclats

Puis tu as changé de vie de maison Tu habites un numéro six a Un peu froid, non ?

J’ai ri aux éclats Pour un détail Un détail, un rire de trop Pourquoi ?

Bruxelles ses théâtres l’improviste Bruxelles l’insouciance – l’amitié –

Je crois bien que c’est fini

— Oui, regarde-moi comme ça, je fonds. Je fonds.

— (…) Je fonds aussi. (…) Au fait, France, t’aimes la lecture ? Tu peux fouiller, là, j’ai tout plein d’auteurs qui vivent à Bruxelles… je cite pas de nom, on sait jamais… Oui, dans l’étagère du fond, là… Ils doivent s’ennuyer… il y en a qui auraient bien besoin d’un petit tour de piste sous les projecteurs… Tiens, celle-là, tu connais ? !

— Dis, tu crois que, si on se connaît pas, on peut s’aimer vraiment ?

Comme nous nous aimons

Comme nous nous aimons Dans le moelleux le bon le chaud

Par la fenêtre le mamelon De la justice — en bronze

Et tous ces chauds-froids

Ton corps dur et fort le mien si rond

Les Marolles la rue Jourdan Jamais je ne te quitterai

Tant que tu habiteras

La douce et chaude rue aux Laines

— Viens là. Mets-toi comme ça. Non, comme ça. Ça, tu as déjà essayé ?

— Ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha ha glou glou ron ron. On en redemande ! Dis, c’est comment Charleroi ?

— Mons. Mais c’est Bruxelles, maintenant, qui m’intéresse.

— Les journées du patrimoine. Je dois te dire les journées du patrimoine, France. Tous ces gens à faire la file dehors pour entrer dans des dedans toujours fermés qui les laisseront de marbre et de glace.

Journée du patrimoine

Mon matrimoine à moi

N’est pas de ce monde, me disais-tu

Le vent t’avait décoiffée

Je fouillais tes cheveux pour voir tes yeux

Ma patrie à moi, c’est toi

Tu es tout ce que j’ai au monde, disais-tu

La vie t’avait éprouvée

Je prenais tes mains pour les baiser

Le soir j’ai constaté les dégâts Tous, ils t’avaient foulée aux pieds Les volets le vieux plancher le grand escalier Ils n’avaient rien épargné

L’amour n’est pas de ce monde Me disais-tu

Regarde : je n’ai plus rien, hormis toi Et mes miroirs brisés pour pleurer

— Mmmmh… Veerle ?

— Oui, France, moi aussi. (…) Encorrre.

— (…)

Des rues avec des noms à coucher dehors — ou dedans.

Traverses

Rue de la Bonté, de la Fraternité

Chemin de l’Arbre de la liberté

J’y suis – je n’y suis pas – je m’y perds

Avenue Molière, Boileau, Victor Hugo Sander Pierron, Lord Byron, L’Aiglon Des Arts – parc Aristide Briand

Rue d’Arlon, des Anglais, des Aduatiques Rue de la Cigale, de la Cigogne – des Brebis Petite rue au Beurre, clos du Bouton d’or

Tu y étais – tu n’y es plus — je suis perdue

Tienne du Champ des Sarts, champ du Vert Chasseur

Avenue du Val fleuri, du Canard sauvage

Avenue, rue Chopin, Bach, Beethoven

Rue, boulevard Maurice des Ombiaux, Maurice Carême

Drêve du Carmel, rue des Champs-Élysées

Résistance, Délivrance, Renaissance

Une Couronne, un Trône, un Cheval

Une Joyeuse entrée, et des impasses à n’en plus finir

Chemin de l’Âge de la pierre Des Ânes, du Blé d’or, des Bluets Chemin du Chêne aux renards, Vossegat

Rempart des Moines, rue du Calvaire

Avenue de la Mort dans l’âme Et du Temps qui passe et tout détruit (…)

— Et la langue de Bruxelles, ses langues ?

— Les langues ? Oui, bien sûr, Bruxelles, c’est des langues, mais pas forcément celles que tu crois. Pas le français : un certain français, pas le néerlandais : un certain néerlandais, pas l’arabe : un certain arabe, et je pourrais continuer ainsi à l’infini avec l’italien, le turc, le thaï, le turkmène, le tokharo-bulgare… Des langues incertaines, France, mais mes langues, les langues de ma ville.

— On serait tous de quelque part, et ce quelque part, ce serait la… les langues ?

— Viens là. Mets-toi comme ça. Et ça ?

— Une telle douceur est insoutenable. Tu m’écartèles et me transperces de bonheur. Regarde ces larmes sur ma peau qui jouit. (…)

Rue de l’Épée

Entre Marolles et Justice – quartier de misère près d’un palais —

La bien nommée rue de l’Épée

Sur les pavés glissent une brume maison

Un vrai tranche-poitrine (coupe-gorge)

Tu m’y as pris le cœur (j’en suis morte)

— Aubergiste ! Une gueuze ! Je t’aime mieux amère que noire.

— Mais ma douce, tout n’a pas été vert et rose avant toi, tu sais. Non, comme ça. Ah ! Oui ! Oui.

Bruxelles X

J’ai fait l’amour dans un tramway Ça cliquette de partout

J’ai fait l’amour dans un ascenseur Ça ahane de partout

J’ai fait l’amour dans un escalator Ça soupire de partout

Le bus le métro le bois le parc La grande maison de maître

Un appartement Un autre

La table de la cuisine la baignoire Les toilettes le balcon

Par-devant par-derrière Par en dessous par au-dessus

Les yeux la bouche le nez Paumes ouvertes poings fermés

Cheveux au vent seins Offerts cuisses ouvertes

En me promenant Errant m’égarant

En toi Bruxelles

— Bref, Bruxelles ? C’est la décadence, ma France ! La décadence ! On détruit du beau, on construit du moche. Ou l’inverse, note : l’inverse est aussi vrai ! On importe du riche, on exporte du basané. L’inverse aussi. On s’emmerde. Un désert culturel : les vrais cinémas qui disparaissent, et les librairies ! Ou l’inverse. Une foule de talents dans des caves allumées à la bougie. On s’exalte. Les restaus, les concerts, les théâtres. Les lumières des cinémas, la nuit, quand on passe en voiture avenue de la Toison d’Or. Les ciels incendiés des petits matins moites et gourds. Les journaux, les revues. Les cérémo-jérémiades. Les culs-de-jatte de la pensée. Les surfeurs du ciboulot. Les musées, les églises – et vice versa. Les rails sans tram, les trams vides ou pris d’assaut, les chevaux de frise. La zone neutre. Des joggers. Les frites de la place Jourdan. Le rond-point Montgomery. L’extravagance ! Un chocolat à 75 francs dans un night-shop. Les clodos gare du Midi, gare du Nord, gare Centrale – à toutes les gares. Le chic discret, rue de Namur, les vapeurs douces-amères de la Bécasse, le plafond et les colonnes de l’entrée, au théâtre royal de la Monnaie. La grande salle Henry Le Bœuf, rien que pour le nom. Tout et son contraire. L’humour ! Le délire ! Le prince se marie ! La semaine infernale ! Ah ! Et nos amours, surtout, nos amours…

Partager