Caniculator vs le Faiseur de Pluie

Kenan Görgün,

Une nuit au cours de laquelle une aurore boréale se produisait dans le ciel de l’Australie orientale, à Bruxelles, une femme acheta du potiron pour sa soupe ; à Paris, Jean-Paul Gautier eut l’idée d’une robe sans fil ; à Londres, un serrurier, ayant oublié ses clés sur la table de sa maîtresse, retourna chez cette dernière et la trouva au lit avec son successeur ; à Djakarta, un jeune garçon de douze ans crut qu’il urinait dans ses draps en plein sommeil avant de comprendre que la maison était la proie d’une inondation ~ et tout cela n’a strictement aucun rapport avec le fait qu’au même moment, en Californie, Arnold Schwarzenegger recevait la visite d’un homme deux fois plus musclé que lui à son domicile de Beverly Hills.

D’ailleurs, si Schwarzie n’avait pas eu l’impression, à ses côtés, de faire figure de pantin, le visiteur n’aurait jamais pu le persuader de son importance, à cette heure où l’Autrichien le plus américain de la planète n’avait pas encore fini les huit œufs au bacon de son petit-déjeuner.

À la suggestion de l’étranger, qui lui conseilla par ailleurs d’annuler tous ses rendez-vous de la journée, Arnold commanda une seconde omelette à sa cuisinière.

– Combien d’œufs ? demanda celle-ci.

– Huit, dit Arnie. D’autruche.

– Mais…

– Ne discutez pas. On appelle ça le sens de l’hospitalité.

La cuisinière, qui, travaillant au noir, préférait garder l’anonymat, sut, dès cet instant, que quelque chose ne tournait pas rond chez son employeur – elle ne l’avait jamais entendu, à ce jour, évoquer ce sens, plus atrophié chez lui que les cinq autres réunis.

Dans le salon où le maître des lieux passait ses matinées depuis que le temps s’était couvert, le visiteur proposa au bout de quelques minutes de sortir sur la terrasse qu’il apercevait à travers les rideaux.

– Mes articulations souffrent, dit Arnie. Ma femme me gronde si je m’expose.

– N’ayez crainte. Il fait un soleil resplendissant – maintenant.

Arnold ne comprit pas ; ce qui ne fut pas difficile, à vrai dire.

En effet, sur la terrasse dont il nourrissait la nostalgie depuis des semaines, il dut brider les yeux pour affronter la lumière qui inondait Los Angeles, alanguie à ses pieds dans des nappes de fumées d’échappement, dont émergeait à peine l’enseigne du Planet Hollywood le plus proche.

– Qui êtes-vous ? finit par articuler Arnold après avoir mentalement répété la phrase huit fois de crainte d’achopper sur un mot.

– Cela n’a aucune importance, répondit l’étranger, insultant par le peu de cas qu’il fit des efforts de son interlocuteur. Ce qui en a, poursuivit-il en avalant l’équivalent de deux œufs d’autruche en une seule bouchée, c’est ce que je peux faire.

Vingt secondes de silence plus tard (le temps des huit répétitions mentales) :

– Et que pouvez-fous faire ? s’enquit Monsieur Univers (huit fois tenant du titre).

– Avaler l’équivalent de deux œufs d’autruche en une seule bouchée. Mais surtout, faire en sorte que vous puissiez petit-déjeuner en terrasse à n’importe quelle époque de l’année… par exemple.

Arnold réitéra une des expressions qui lui étaient les plus accessibles ; il brida les yeux. Et contracta ses mâchoires, par déformation professionnelle cette fois ; se composant un visage si monolithique que le visiteur s’y arrêta.

– Je vois que vous commencez à comprendre…, dit-il.

Arnold ne cilla pas et résista à l’envie de s’enfiler une fourchetée d’omelette.

Son estomac gronda.

– Vous avez encore faim, suggéra le visiteur.

Arnold hocha la tête ; mieux valait cela que de dévoiler son angoisse : comment ce mec avait-il réussi à se sculpter une telle musculature ?! Ce visage ne lui disait rien. Aussi loin qu’il remonte à l’époque où il se bouffait des anabolisants en petit comité de culturistes, et où tous les champions se connaissaient, et même parmi les générations suivantes de laboratoires de doping défilant sur les podiums, et dont il suivait la déchéance médicale de près, la star au fort accent ne reconnaissait pas le visiteur étranger…

– Qui êtes-vous ? répéta-t-il alors, au désespoir.

La terrasse grinça sur ses fixations ; le visiteur venait de se pencher en avant sur son siège en osier.

– Monsieur Schwarzenegger (permettez que je vous appelle monsieur), on m’avait prévenu que votre abord ne serait pas aisé, pour toutes sortes de raisons embarrassantes qu’il vaut mieux occulter. Voici donc ce que je propose pour gagner du temps : vous allez suivre mes instructions à la lettre. (Les paupières ridées de l’Autrichien clignotèrent.) Pour commencer, signez ce contrat. Il fit glisser sur la table une pile de feuilles dactylographiées que le plat de sa main masquait aux trois quarts. Je veux que vous ayez lu ces trois feuilles au moins une fois en entier. Deux semaines, ça ira ?

À son tour, l’acteur se pencha en avant, à quelques centimètres des feuilles, qu’il tâta d’abord du bout du doigt, avant de s’en emparer. L’en-tête indiquait un contrat cinématographique pour le tournage, imminent, du troisième volet des aventures de Terminator, sous-titré Rise of The Machines.

Le riz des machines ? Terminator ?! L’acteur songeait, offusqué.

Il fit basculer la pile de feuilles ; au dos, un post-it disait :

« Nous savons que vous excluez l’idée d’un nouveau Terminator sans James Cameron aux commandes. Mais il faut aller de l’avant, mon petit, et ce bonhomme est résolument trop fou, trop génial, et surtout trop intègre pour les affaires urgentes qui nous concernent. Signez sans essayer de réfléchir (avouez que nous vous faisons une bien belle fleur !), car cette accumulation non-sensique de pellicule n’est qu’une formalité dans le dessein autrement plus vaste qui s’élabore autour de votre personne… »

Lorsqu’Arnold acheva sa lecture du post-it, une heure plus tard, il était seul sur la terrasse. Et des nuages noirs convergeaient sur Los Angeles.

Pendant qu’un aviateur en herbe disparaissait des cartes radar en pénétrant dans la brèche de l’aurore boréale australienne ; que J.-P. Gautier organisait une sauterie pour fêter son Illumination (Robes Sans Fil, s’enfilent facile !) ; que la ménagère bruxelloise s’apercevait de la pourriture nichée à l’intérieur de son potiron ; que le serrurier britannique tuait l’amant de sa maîtresse puis le chargeait dans le coffre de sa voiture pour s’en débarrasser dans la campagne anglaise ; que le jeune garçon indonésien faisait du pompage cardiaque à sa mère et s’amusait malgré lui à essayer de gober les jets d’eau qui lui jaillissaient de la bouche, à Vilnius, dans la dernière chambre d’hôtel qu’il occuperait avant longtemps, Bertrand Cantat se demanda pourquoi son joint avait un goût si merdique, avant de se rendre compte qu’il en fumait le carton. C’était toujours ainsi quand il attendait, dans l’ennui le plus profond, que sa bien-aimée ait fini sa journée de travail et qu’ils puissent se raconter des blagues jusqu’à trois heures du matin en buvant des alcools forts, après quoi ils exploraient plusieurs états transcendantaux par absorptions diverses, et enfin, s’ils en étaient encore capables, ils jouaient au docteur jusqu’à l’heure du petit-déjeuner, qu’ils prenaient dans leur chambre en visionnant pour la énième fois l’apparition orageuse, au cœur d’une sphère électrique, d’Arnold Schwarzenegger au début des Terminator. S’il était particulièrement guilleret, Bertrand sautait alors à bas du lit, sortait de la chambre, frappait à la porte jusqu’à ce que Marie lui ouvre et demande, d’une petite voix fluette :

– Oui ?

– SARAH CONNOR ? interrogeait un Bertrand robotique.

– Non, moi, c’est Marie, répondait qui de droit.

– ESSUZEZ-MOI, concluait Bertrand, avant de se voir fermer la porte au nez.

Ce soir, alors qu’il venait précisément de se brûler les doigts au carton de son stick, une pluie diluvienne martela les vitres de la chambre avec une vigueur que Bertrand désespérait un jour d’entendre chez le batteur de son groupe. Ce qui éveilla l’attention déjà fluctuante du chanteur, ce fut le caractère brusque et total de cette pluie. Absente un instant plus tôt, elle était venue, et c’est comme si le monde allait être englouti.

Bertrand n’avait jamais beaucoup aimé la figure de Noé, aussi fut-il inquiet à la perspective d‘une Seconde Arche. Il arracha ses fesses à la moquette de la chambre, écarta les tentures, tomba sur les genoux en voulant accompagner l’une d’elles vers le bord de la fenêtre.

Il entendit alors trois slurp contre le carreau.

C’est donc à genoux, dans une position de faiblesse et de supplication, que le chanteur aux noirs désirs vit, pour la première fois, un personnage dont les actions sont narrées dans des grimoires aujourd’hui tombés dans l’oubli suite à la conversion des bibliothèques à l’archivage informatique.

Haut comme trois pommes, aussi maigre que les filets d’eau ruisselant sur les vitres, le regard humide, le nez gouttant, vêtu d’un pardessus gris (et du genre à n’être vêtu que de cela), le nabot pitoyable exhiba une langue délavée et lécha la vitre à trois reprises, de bas en haut ; slurp, slurp, slurp.

Bertrand, qui se souvenait parfois de son image publique, fit acte de charité et invita le nain baveux à s’abriter. Ce dernier rejeta l’invitation.

– Ma place est ici, dit-il en savourant la pluie froide qui cascadait sur ses traits indistincts.

Bertrand pensa d’abord que sa vue avait des ratés, mais il dut admettre que ce personnage venu avec la pluie avait bel et bien les traits flous, non seulement cela, mais ondulatoires. Tout de go, il lui dit :

– Je veux écrire une chanson sur vous !

Occasion inespérée pour ce visiteur du soir…

– Tu vas faire mieux que cela, Bertrand. Je vais te charger d’une mission.

– Oh oui, je connais ça !

– Je sais, mais celle-ci est vraiment à part, et d’une importance singulière dans le sort de l’humanité, aussi tu devras t’armer.

– Pas de problème, j’ai tout un attirail dans ma valise !

– Bon. (Le nabot était manifestement pris de court par une telle réactivité.) Ton arme sera surtout morale, en fait. Une détermination inébranlable à réaliser notre dessein jusqu’au bout. Bien sûr, il va sans dire que tu es libre d’user, au service de cette détermination, de toutes les armes qui te viendraient à l’esprit, la finalité étant de contrer, avant qu’il ne soit trop tard, les énergies maléfiques mises en branle, en ce moment même, à l’autre bout de la planète.

Là, Bertrand demanda la permission de se rouler un autre pétard. Il crut bon de rassurer le nabot en lui expliquant que les débuts étaient toujours difficiles, sujets à assistance externe, mais qu’il s’en tirerait comme un chef, ce que par ailleurs il était d’une certaine façon.

– Et cela te plaît-il ? demanda le nain, dont la substance semblait littéralement s’égoutter.

– Ça va, dit Bertrand. Des fois. Vous savez, quand j’étais gosse, je tombais souvent malade.

– Et ?

– Et ben, ma mère m’achetait des médocs et ça passait.

– Ah. Je vois. Bertrand ?

– Oui ?

– Es-tu heureux ?

– Non.

– Pourquoi ?

– L’ennui. La vacuité. J’ai… j’ai parfois l’impression d’être comme vous, tout slime, tout flou, toujours cette espèce d’incertitude…

– Bertrand ?

– Oui ?

– Crois-tu que nous t’ayons désigné par hasard ?

Bertrand s’abîma dans une songerie mélancolique. Dont il n’émergea point, tandis que le nabot aquatique, symbole de l’impermanence de toutes choses terrestres, lui révélait sa mission : se présenter aux élections municipales et briguer les fonctions de maire de Paris, et dès la victoire acquise, multiplier les contre-offensives afin de saper la politique du futur gouverneur de Californie. Planter, dans le terrain des relations tendues ayant actuellement cours entre la France et l’Amérique, les graines d’une inversion radicale du rapport de forces.

– Tu pourras compter sur le soutien sans faille de la Belgique.

– Ah ?

– Oui. J’en suis originaire, ils ne pourront rien refuser à la France.

– Je tâcherai de ne pas l’oublier. Mais vous ne me dites pas une chose…

– Laquelle ?

– Qui est ce futur gouverneur ?

Découvrir l’identité de son futur adversaire plongea cette fois Bertrand dans une profonde confusion, qui faillit se solder par une colère noire, au point de vouloir chasser le nabot de l’appui de fenêtre et tirer les tentures pour lui signifier que la discussion était close. Par Toutatis, on ne pouvait quand même pas exiger de lui qu’il cause du tort à son héros !

Mais le nabot eut les mots pour le raisonner :

– Pense à toi, au poids de ta réputation, à la difficulté si fréquente de gérer les différences entre ton être véritable et ce qui en paraît aux yeux du monde, des différences que toi seul connaît… Eh bien c’est pareil pour ton héros. Celui que tu admires n’a que les traits de l’homme derrière. Un troisième film sortira bientôt sur les écrans, mettant en scène cet homme dans son personnage le plus populaire auprès du grand public. Ce retour sur le devant de la scène après des années de galère, ce retour dans le cœur des spectateurs, n’est qu’un subterfuge mis au service de sa propre candidature au poste de gouverneur du cinquième État le plus riche au monde. Les Américains ont beau voir leur pays au bord de l’implosion par la faute d’un républicain bas de plafond, ils vont tout de même en placer un autre à un poste aux pouvoirs colossaux. Le passé est réduit à si peu de chose, dans ce pays, qu’il n’est plus capable de servir de leçon. La leçon, nécessaire et urgente, devra leur venir de l’extérieur… N’oublie pas, Bert : le sort de l’humanité !

Et aussi brutalement qu’elle était apparue, la pluie s’en alla, emportant le nabot dans ses gouttes.

Bert, l’avait-il appelé.

Un surnom d’enfance exclusivement réservé à sa mère.

Alors que l’aviateur en herbe se faisait inséminer par des extra-terrestres via le canal le plus douloureux ; que J.-P. Gautier hantait ses ateliers en planquant une aiguille et du fil dans ses poches pour pallier aux insuffisances de ses prototypes de Robes Sans Fil ; que la ménagère bruxelloise faisait le siège de l’épicerie pour se faire rembourser le potiron pourri ; que le jeune Indonésien se faisait appliquer un massage cardiaque par sa mère ; que la police retrouvait le corps sans vie du docteur David Kelly dans un coin reculé et bucolique de la campagne anglaise ; qu’Arnold endossait pour la troisième fois la défroque SM de son personnage fétiche et chantait les louanges de son nouveau réalisateur et les qualités du scénario qui avait réussi la gageure de le convaincre ; que Bert aux désirs torturés ôtait la vie de sa Marie pour l’empêcher de l’empêcher d’empêcher le futur gouverneur – alors que le Faiseur de Pluie voyait tous ses espoirs fondre comme neige au soleil avec l’arrestation de son missionnaire et s’en allait arroser des pays inintéressants –, le redoutable Caniculator détournait l’attention de l’Europe des affaires yankees en l’accablant de sa mainmise incendiaire.

 

Terminator 3, abstraction faite de ses chiffres au box-office, fut effectivement le p’tit riz (et la risée) des machines ; et vu l’admirable adéquation entre l’acteur et son rôle, son accession au poste tant convoité augure de beaux lendemains politiques sous le soleil complice de Californie… Pendant ce temps, sur le Vieux Continent, les fans en rigolent entre deux bouchées de pop-corn, et déjà, le pauvre Faiseur de Pluie se console dans nos cieux plombés avec ce que son éternel rival lui a laissé.

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