Ils n’ont que le mot amour à la bouche. Et, au nom de l’amour, ils haïssent.

D.H. Lawrence

Voilà. J’avais sympathisé, un temps, comme pas mal d’esprits faibles de ma génération, avec des groupements pseudo-révolutionnaires qui menaçaient de recourir à la violence et, en une occasion ou l’autre, passèrent à l’acte. « Ils y avaient été acculés ! », proclamèrent-ils.

Je trouvais aux terroristes, dans les années 60-70, un certain charme – pour ne pas dire une légitimité. Dans des articles « rigoureux », flanqués d’un impressionnant appareil de notes, j’expliquais, avec un ironique (infantile) brio, pourquoi les desperados de tous poils : membres de la Fraction Armée Rouge, Brigades transalpines de la même couleur, Tupamaros, Fedayins, Panthères noires, Sentier lumineux, I.R.A., E.T.A., C.C.C., et autres lanceurs de couteaux, n’opposaient au fond qu’une violence juste et désespérée à une Terreur d’État bien plus opaque et couleur muraille : celle-ci, à la différence de l’autre (celle des artisans de la liberté) n’avait-elle pas tous les moyens de sa politique ?

Bref, l’innocence de beaucoup de victimes, le caractère aveugle et arbitraire des coups portés ne m’empêchaient pas de dormir.

Cela me valut, au bout d’un temps, la sollicitude des services de la Sûreté nationale, et d’être mis sur table d’écoute.

Moi aussi, on me fit paradoxalement savoir que j’eusse pu, au regard des risques encourus par mes prises de position et les menaces dont j’avais notoirement fait l’objet, exiger à bon droit un port d’armes. Telles sont, parfois, les exquises contradictions de la démocratie.

Je refusai cette licence avec répulsion. Ne pressentais-je pas qu’« acculé à la dernière extrémité », pour reprendre la phraséologie de ceux dont je m’étais institué le compagnon de route, j’aurais été tenté d’invoquer ma légitime défense ?

Mes convictions d’alors m’ont, peu à peu, abandonné. Donc j’avais « vieilli ». D’aucuns ne manquent pas de dire que j’avais plutôt mal tourné. Que j’avais renié mes idéaux de jeunesse. « Scénario classique mais navrant, si on veut bien se rappeler ses occasionnels courages de naguère… », etc. Que j’avais « perdu le sens des priorités » (celles des autres). Que j’avais changé de camp. Moi qui n’ai, pourtant, jamais déserté que celui de la violence.

C’est dans les coulisses de ce théâtre que j’ai, lentement, ourdi un projet. Sans même m’en ouvrir à mes amis mêmes.

Je résolus de me rendre en Israël. « La terre de mes aïeux », me plaisais-je à me répéter depuis que j’avais, presque fortuitement, appris que j’étais juif. Pour revisiter, encore une fois, la Palestine colonisée. Mais aussi les familles d’un État sioniste encerclé, insularisé, stigmatisé plus souvent qu’à son tour, diabolisé et qui payait un lourd tribut d’innocents au terrorisme islamiste.

J’organisai mon voyage dans l’ombre, en catimini. Je ne souhaitais pas que les plus proches confidents aient vent de ce départ, de ses raisons profondes, de son invincible appel.

Je le camouflerais à l’ombre d’une excursion touristique dans quelque éden ancré en un paysage n’évoquant aucune réalité politique compromettante. Je choisis pour destination apparente les Seychelles.

On fut un peu surpris, autour de moi, d’une destination aussi tropicaliste. « Pourquoi, diable, va-t-il se payer une telle robinsonnade, entre plages blanches, tortues géantes et noix de coco aux rondeurs de culs féminins ? Décidément, on nous l’a changé ! »

Tandis que, de Mahé, je comptais seulement rallier, dès que possible, Jérusalem.

Mais, à deux jours de décoller, via Londres puis Victoria, quelque chose s’est passé.

Qui a brouillé tous mes plans.

Je crois qu’à ce moment, mes amis me croyaient calmé. Pour leur dissimuler l’extraordinaire état de déréliction où je sombrais, depuis quelque temps, à leur insu, j’avais déjà éprouvé le besoin d’un projet d’expédition au Proche-Orient dans les coulisses d’une simple excursion bananière…

Ils ne pouvaient savoir, j’ignorais encore ce qui m’attendait. Ce qui nous attendait tous, nous gens d’ici. Mais beaucoup n’ont pas voulu vraiment s’en apercevoir.

J’ai, depuis longtemps, pris l’habitude de ne pas quitter mon lit, le matin, sans écouter le journal parlé qui allait m’apprendre les catastrophes advenues dans mon pays, durant la nuit, ou la veille, dans le monde entier.

C’est ainsi que j’appris, au fil des années, et dans le désordre : l’accident mortel de Lady Di dans un tunnel routier parisien, l’abdication provisoire pour des raisons éthiques du roi Baudouin de Belgique, l’ultime victoire du tennisman John McEnroe à Flushing Meadows, l’assassinat du président égyptien Anouar Al-Sadate, la disparition en mer du navigateur Éric Tabarly, le viol d’une reine de beauté par le champion de boxe poids lourds Mike Tyson… etc.

La noyade, au large de Sarasota (État de Floride), de l’actrice fétiche de La fureur de vivre, Nathalie Wood, longtemps après l’accident fatal à James Dean, son partenaire dans ce film culte.

Et, ainsi aussi, la mise à mort, dans une chambre d’hôtel, quelque part dans une ville de l’ancienne Europe de l’Est, d’une jeune comédienne, par son rocker d’amant.

On la disait déjà immergée dans un coma irréversible. Je ne compris pas aussitôt pourquoi, mais je sus à la minute même que cet événement retarderait d’importance mon départ pour les îles.

Qu’il bouleverserait durablement mon emploi du temps. Et pourquoi ne pas le dire : dans un sens, ma vie même, ma conception des choses ?

Tiens, rien qu’en passant, lorsqu’on prononce ces mots : « femmes battues », est-ce qu’on se doute même des mots qu’on prononce ?

Et puis, je crus saisir ceci. J’envisageais de me rendre au bout du monde – ou à mi-chemin – pour enquêter sur la violence qui faisait saigner les peuples. Et voici qu’ici même, ou à un jet de pierre de là où j’écoutais ma radio-transistor, une jeune femme, artiste et mère de famille, on l’avait comme déjà exterminée.

Je sentis que, pour un temps, ce n’était – pour ainsi dire – pas la peine de bouger. Cela que je me disposais à faire ailleurs – la clé de cela – venait de se passer à proximité d’ici. Se trouvait encore ici, comme à portée de la main. (Si j’ose dire. Mais, sans doute, il faut oser dire, justement.)

Moi qui suis si casanier… J’ironise à peine. Pour un temps, il ne fallait plus se déplacer. Surtout pas trop s’éloigner de ça, qu’on venait d’apprendre. Écouter, plutôt, les bulletins d’information, d’heure en heure.

On sut très tôt qu’il ne fallait pas trop nourrir de vains espoirs. Sur l’état de celle qu’on appelait encore, à ce moment-là, la victime. Retenons-le : on n’en abuserait pas trop par la suite.

Le terrorisme avait encore frappé. Pas un peuple, pas un parti, pas une cause, pas un leader politique. Une femme. La terreur, oui : ni plus, ni moins. Une femme, oui, rien qu’une femme.

Je suis, depuis longtemps, un grand lecteur de faits divers. Beaucoup me sont apparus comme les fragments lumineux ou embués du grand miroir brisé qui reflète, dans tous ses éclats, le théâtre social. (Et certains grandissent au point d’écrire des pages entières dans l’anthologie étrange ou terrifiante qui a pour auteur l’Histoire même.)

Nous nous trouvions à la mi-temps d’une année exceptionnelle. Une marée noire en Méditerranée. Des attentats terroristes, un peu partout dans le monde. Une guerre au Proche-Orient. Entre autres. Il y en avait pour tous les goûts. On n’avait que l’embarras du choix. Nous étions au plus fort de l’été et la canicule avait fait près de 15 000 morts de plus que « la norme » rien qu’en France. (Beaucoup de cadavres ne furent jamais réclamés par nulle famille.)

Plus tard, on pourrait dire : « Ce fut l’année de la guerre d’Irak… L’année de la marée noire en Galice… L’année de la canicule… », etc.

Une adolescente avait été violée dans l’île de Ré. Un petit garçon fut malmené par sa famille, à Strasbourg, au point qu’on ne sut même pas de quoi, à la fin, il était mort. Beaucoup d’inconnus se pressèrent à leurs funérailles.

Pour moi, cependant, cela resterait l’année où fut tabassée à mort, par son amant jaloux, une jeune comédienne, à l’issue du tournage d’un film, dans un pays qui appartint, naguère, à l’Europe de l’Est, et où elle interprétait le rôle d’une grande romancière du vingtième siècle, célèbre pour son charme, la liberté de ses mœurs et son amour des chats. (Pour la transparence de son style, aussi.)

Pourquoi ce fait divers là m’impressionna-t-il particulièrement ? (Alors qu’il s’était donc passé des choses si terribles, importantes ou spectaculaires, dans le monde et, à cette échelle, sans doute plus graves ? Tout au moins, si on ne montre pas quelque indécence à établir une hiérarchie entre les morts…)

Oui : pourquoi avoir choisi, entre de multiples drames, la disparition brutale de la jeune comédienne, dont les photos parues dans la presse à scandale se plaisaient à exhiber le profil félin ?

Ou plutôt : pourquoi cette histoire-là me choisit-elle, moi, pour m’y engouffrer comme dans une sorte de dépression ?

La perte de l’actrice impressionna, accabla beaucoup de monde, cet été-là. Ce qu’on appelle « le public » en fut vivement impressionné. Il n’y avait donc rien de bien original à partager cette émotion, et ce deuil.

Mais je n’ai pas peur de dire, même si ce n’est pas sans trouble, que j’en faisais presque une affaire personnelle. Peut-on se retrouver orphelin d’une inconnue, sous le prétexte, serait-on tenté de dire, qu’elle fut talentueuse, étrangement belle et massacrée ? Le tribunal de l’évidence tranchera que « non », bien sûr. Mais il devait, tout de même, y avoir autre chose. (Comme s’il convenait que je me justifie.) La mort de cette femme n’est pas advenue, tout de même, pour nous inspirer quelques états d’âme. Ce qu’elle emporte dans son sillage, cela pourrait bien être une bonne partie de la vérité de ce monde, à l’aube d’un siècle qui vient à peine de jaillir des starting-blocks. Faux départ ? On ne recommence pas la course de l’Histoire. Une fois lancée, rien ne peut l’arrêter.

« Naissance du jour », eût dit la romancière dont, « avec tant d’amour », avait assuré la presse populaire, la comédienne avait incarné, à la veille de sa mort, le personnage.

J’avais suivi de loin – mais avec une sorte d’affection (je ne vois pas d’autre mot) – la carrière de la comédienne. Elle n’était pas célébrissime, mais c’était mieux ainsi. J’ai adoré le cinéma des années soixante, cela ne fait pas de moi un cinéphile autre qu’un chasseur de quelques images, de quelques histoires, de quelques visages pour aujourd’hui. La comédienne avait un père – acteur célèbre. Une mère – réalisatrice célèbre. Ce dut être, bien entendu, un étrange privilège. Et une difficulté. Il paraît qu’on a beaucoup évoqué cela depuis « l’accident ». Je n’ai rien retenu, voulu retenir, de ce qu’on a dit à ce sujet. Des banalités, je crois. À moins qu’il se soit agi d’assez sordides interprétations psychanalytiques. On a dû parler de rapports « fusionnels » (le mot suggère quelque chose d’électrique) et, de là, à parler de « famille incestueuse », il n’y a qu’un pas. Pauvres Docteurs !

Je préfère retenir l’idée que « cette gosse » a dû avoir « une chance folle » de faire sa vie, de se l’imposer à soi-même dans de pareilles conditions.

Je ne me fatigue pas, contemplant ces photos, de considérer ce regard de félidé. Ardent, coupant, étincelant, velouté. « Elle ne nous regarde pas, m’a dit un réalisateur de mon pays, elle se cache derrière ces yeux… » C’est vrai qu’on peut se dissimuler derrière un regard que l’on dit « magnifique ». Je n’y avais pas pensé.

Cédant au cliché, j’aimerais dire qu’il y a une souveraineté dans ce visage pourtant traqué, ce maintien cependant bousculé. Mais de qui ne connaîtrait pas sa force, justement, et ne saurait que sa faiblesse. (Sa puissance, elle l’aurait détenue malgré elle. Simple supposition, évidemment. Je ne sais rien, je n’ai rien su, je ne saurai jamais rien de cette femme qui fut supprimée. C’est bien ainsi qu’on dit ?)

Les gazettes « people » précisent volontiers que la comédienne était…, avait toujours été timide, qu’en dépit de ses succès, de son ascension, elle n’avait cessé de douter d’elle-même. Qu’elle se serait donc jetée, à corps perdu, dans le métier et le milieu le plus cannibales et, affectivement, des situations limites – comme pour exorciser les appréhensions qui la timoraient.

Je ne puis m’empêcher de songer : on abat plus volontiers les timides et les inconfiants que les arrogants et les brutaux, davantage les silencieux que les hâbleurs…

Surtout si ceux-là – celles-là – se laissent subjuguer par ceux qui ont le bras lourd et la main tôt levée et brandie. Et donc bientôt par la mort.

Petite parenthèse : on dit du chanteur qui l’avait cognée qu’il était « fragile », lui aussi. Psychiquement, s’entend. Car, de taille, elle lui rendait bien vingt-cinq centimètres. Il me semble que, par décence, on eût pu tout de même utiliser des épithètes différentes pour les qualifier l’un et l’autre. On n’y a pas songé. Pourquoi se gênerait-on ? On préférera toujours les géants soi-disant fragiles, les colosses aux pieds d’argile… à la fragilité elle-même. À la fragilité faite femme. Amour, encore une fois, du paradoxe facile. De paradoxe fragile…

Quelqu’un me dit : « Si c’était arrivé à un plombier-zingueur et à une femme de ménage, vous n’en parleriez même pas… » On n’en aurait même pas pris connaissance !

C’est vrai, mais cela n’a guère de sens.

Car que cela soit arrivé à une comédienne prête à l’affaire quelque chose de saisissant.

Quelqu’un qu’on a pu voir, admirer sur les planches, ou à l’écran, ou sur photos… Et qui porte un visage douloureux ou souriant, éclairé de l’intérieur, qu’on n’oubliera plus – si indemne justement de tout ce qui pourrait l’abîmer, lui porter ombre : de savoir, donc, d’apprendre que c’est à ce visage qu’on s’en est pris, qu’on a saccagé, si bien que c’est de la mort de ce visage, de sa mise à mal, de ses fractures, qu’a résulté la mort de tout l’être qui l’arborait, le brandissait comme une bannière, ce visage violemment intact, ce visage qu’on ne pouvait ressentir – mélancolique ou joyeux – qu’avide de la vie même, pour s’en nourrir, s’en soûler, ce visage qui, professionnellement, montrait cela, pour que nous en soyons frappé ou ému, oui : cela ne peut tout de même pas nous laisser indifférent, cela doit bien constituer la circonstance aggravante d’une tuerie. (Je ne parle pas de tuerie, impunément, comme si les victimes étaient nombreuses, beaucoup plus d’une, en tout cas.)

La mort d’une comédienne, donc. D’une femme. D’une femme de spectacle.

Que la victime et son tueur (je dis : tueur, comme s’il avait été capable de tuer plusieurs fois, ce n’est pas un hasard ; au moins, je ne dis pas : la victime et son bourreau, c’est déjà très généreux de ma part), que la victime, donc, et celui qui lui a torturé le visage – que les « protagonistes du drame », comme disent ceux qui préfèrent tout édulcorer –, appartiennent à la « société du spectacle », cela ne peut laisser indifférent. Cela traduit l’extrême visibilité des « héros de la tragédie », comme disaient ceux pour qui tout s’équivaut toujours : le coup et la plaie, la balle et l’impact…

Tout cela s’est déroulé dans les coulisses d’une scène, ce qui rend l’événement, quoi qu’on dise, encore plus cruel.

Donc : une vie a été détruite – mais un visage, surtout, nous a été retiré. Dérobé. Volé. Arraché.

Et, donc, à ceux – ils ne manquent pas – qui seraient tentés de nous dire, de nous objecter, de nous rétorquer : « Cela ne nous regarde pas, après tout : nous ne découvrirons jamais le secret de cette nuit, dans une chambre d’hôtel, quelque part à l’Est. Ne serait-il même pas un peu indécent que nous pensions à nous en préoccuper ? », nous pourrions répondre : « Charognard, n’est-ce pas ? Comme vous y allez… Mais, voyons : il serait charognard, surtout, de ne pas en parler. De se taire. Si cela ne nous regarde pas, c’est que rien ne nous regarde. Bien sûr, il peut y avoir une façon obscène de poser son regard là-dessus. Mais il en existe une autre, qui renonce à toute prédation. »

Les commentateurs qui, à la radio, pour mieux s’en débarrasser, parlent du « fait divers de l’été », voilà les vrais prédateurs. La mort de la comédienne n’aura, n’aurait donc duré, dansé qu’un seul été ?

Or, nous sommes blessés par la disparition d’une proche, tout de même, quelqu’un de familier, puisque nous lui étions déjà devenus redevables d’une cohorte d’émotions : nous voici orphelins de centaines d’images généreuses, quand son meurtrier aura, lui, interposé entre elles et nous l’unique et effroyable gros plan d’un visage fracassé.

Une des nôtres a été abattue. Comment n’en porterions-nous pas le deuil ? En parler – s’en souvenir – témoigne seulement de notre attachement à l’espèce.

Sauf à consentir à la brute qui rend certains même pas méchants, non : seulement amnésiques.

Tuer un acteur – tuer l’acteur –, tuer une comédienne – tuer la comédienne –, ce n’est sans doute, sûrement, pas plus abominablement grave que de supprimer n’importe quelle créature humaine… Mais, ce matin, ce midi et, ce soir, ce sera encore vrai, je trouverai cela plus lamentable encore. Plus navrant, plus irrémédiable. Cela n’a, sans doute, sûrement aucun sens.

Pourquoi pensé-je que tuer l’acteur, l’actrice, c’est tuer deux fois ? Pas seulement celle, celui qui aura exercé « pour de vrai » la fonction de vivre, d’exister, mais, en outre, celle de représenter, de nous représenter.

Tuer l’acteur, la comédienne, c’est tuer, du même coup, la représentation. Il ne s’agit pas d’un meurtre, seulement, mais d’un iconoclasme. C’est d’une présomption ahurissante. En même temps qu’on tue quelqu’un, on occit tous ses doubles, tous nos doubles.

C’est aussi à nous qu’on s’en prend. Je ne connais personne qui n’ait rêvé, quel que fût son destin, d’avoir, au moins une fois, joué un rôle. Tuer celui, celle, qui a choisi d’aller au bout de cela, c’est tuer, du même coup, les rêves dont nous sommes enceints. Autant d’infanticides.

J’ai toujours nourri une profonde répulsion à l’égard des metteurs en scène qui s’étaient fait une gloire, et tiraient vanité, de malmener les comédiens sur les scènes de théâtre et les plateaux de cinéma.

La plupart du temps, ce sont de pitoyables frustrés qui veulent s’approprier le mérite d’un spectacle, en humiliant tous ceux, toutes celles qui le servent. C’est ainsi qu’ils pensent le récupérer à leur seul profit.

J’en ai connu un dont le malin plaisir consistait à rassembler un casting d’enfer pour, dès les premières répétitions, faire s’opposer les divas entre elles, et les vieux blanchis sous le harnais, aux débutants qui croyaient au génie. Il n’était jamais aussi heureux que lorsqu’un acteur, écœuré, abandonnait la partie, ou qu’une prima donna lui rendait son tablier. Il avait beau lire Kleist et Tchékhov, Pirandello et Ibsen comme peu avaient pu le faire, ceux qu’il avait choisis – et persécutés – pour les incarner, sortaient, de chacun de ses spectacles, un peu détruits, presque avilis.

Ce voyage, que je préméditais depuis plusieurs mois, dans le plus grand secret, c’était comme une mission délicate que je m’étais assignée à moi-même. Me livrer à une enquête sur le terrorisme au Proche-Orient sans même qu’on sache que j’y étais parti. Camouflant ma véritable équipée à l’ombre d’une croisière bidon dans l’Océan Indien.

Entre autres, je me posais cette question : pourquoi le terrorisme islamiste rencontrait-il, depuis quelque temps, une telle compréhension quand l’appareil répressif israélien se trouvait si radicalement condamné ? Bien sûr, n’est-ce pas, celui-là n’était encore une fois que la riposte du faible au fort, qui disposait de vraies armes, etc. Ce refrain avait déjà servi si souvent que je m’étonnais qu’il n’apparût pas usé jusqu’à la corde.

Et s’il se trouvait, un jour, un terroriste juif, excédé, illuminé, pour se faire sauter dans un bus d’enfants musulmans, en quels termes parlerait-on de lui ? Mais cela ne s’est pas trouvé. Même les plus pourris des antisémites parieraient que cela était impossible.

Bref, mes malles étaient faites.

Lorsque j’ai appris la mort de la comédienne. J’allais dire : l’attentat contre la comédienne, quelque part, dans un pays qui appartint au bloc de l’Est.

Ça, pour sûr, mon départ allait être différé d’importance. Je devais partir pour enquêter sur le terrain de deux peuples qui s’entre-déchiraient, et c’était un crime de droit commun, apparemment passionnel, qui me clouait au sol. Je devais d’abord réfléchir là-dessus, pensai-je incongrûment, et ne partir qu’ensuite – si cela avait un sens, et s’imposait toujours à moi.

Pour des raisons que je ne tentai, tout d’abord, pas même de m’expliquer, ce qui venait d’arriver là-bas était de trop. Je ne puis mieux dire. La mesure était comble. L’énorme goutte de sang qui faisait déborder le vase.

La chose en trop. Le massacre de trop, veux-je préciser. Pourquoi cette mort-là ? Il en était tellement survenu, au cours de cet été torride, et de si terribles. D’autant plus terribles qu’anonymes. Tous ces vieillards inconnus que la canicule avait calcinés. Je crois que c’est le côté archaïque de ce sacrifice humain qui m’a retourné les sangs. Une mort administrée par gifles, du plat ou du revers de la main, à l’heure des mines antipersonnel, cela nous ramenait au temps de Zola ou des opéras véristes italiens.

Ou entre Carmen et Wozzeck.

C’était sauvage comme une immolation.

Mais, justement, il ne s’agissait pas d’une fiction.

Je me suis encore souvenu de la mort de l’actrice Nathalie Wood. Elle est survenue en mer, au large de la Floride, alors que, étrange coïncidence, je séjournais à quelques encablures de là, à Sarasota.

Elle était tombée du pont de son yacht alors qu’elle faisait une croisière avec un homme qui était encore son mari, ou l’avait été. Un acteur, lui-même, je crois.

Cela m’avait particulièrement frappé parce que Nathalie Wood était l’actrice qui m’émouvait le plus quand je sortais à peine de l’adolescence. Pas seulement à cause de La fureur de vivre, ce film mythique où elle incarne, aux côtés de James Dean, tout le malaise d’une jeunesse américaine – donc occidentale – dans les années cinquante. Mais aussi La fièvre dans le sang, traduction ridicule de Splendor in the grass (titre inspiré par des vers de Wordsworth). Et d’autres films de moindre importance où elle figurait, toujours aussi fragile, ardente et désemparée, à la fois, stupéfaite que la vie fût si difficile et le monde si compliqué.

Mais le matin, à Sarasota, où j’appris sa mort « accidentelle mais néanmoins mystérieuse », je me rappelai ce détail que m’avait révélé, des années auparavant, une interview : elle détestait l’eau ou, plutôt, celle-ci lui inspirait une irrationnelle terreur…

Et elle était morte noyée.

Cela me ramenait à la comédienne. Tuée par un homme qui disait « l’aimer à la folie ». Qu’on nous préserve de la folie, sinon de l’amour même.

Nous avions déjà pu apprendre, çà et là, en lisant des bios paresseuses ou sensationnalistes, que la comédienne, naguère, était habitée par des idées de suicide mais que, depuis qu’elle était tombée amoureuse de celui qui allait la tuer, elle pensait ne devoir jamais mourir…

On ne devrait jamais confier, s’ouvrir de ses velléités suicidaires ni, surtout, de sa gourmandise d’éternité : pour sûr, cela doit attirer les meurtriers, inspirer les cannibales. Ils doivent, déjà, flairer, par anticipation, le goût du sang sur la peau. La sueur du sang. Un grand poète et cinéaste italien est mort, il y a trente ans, pour proposer en offrande à une petite lope sacrificatrice son goût même, son appétit immodéré de la vie.

Résumons les faits : à ce que l’on sait, la comédienne sortait d’un tournage du film où elle prêtait son visage à une grande romancière, qui fut, pour plusieurs générations, un écrivain du bonheur. De la sensualité. Des épousailles avec la nature. Elle jouait sous la direction de sa mère.

Au terme de chaque journée de tournage, elle retrouvait son nouvel amant, un rocker aux idées généreuses, et qui militait pour la paix dans le monde sur un rythme âpre et endiablé.

Le rocker avait un passé, la comédienne aussi.

Il y avait, tout autour de ce duo, apparemment heureux, comblé peut-être, des ex-femmes, des ex-maris, des enfants qui tourbillonnaient.

Qu’on aimait peut-être encore « de tout son cœur ». Comme il serait bien normal, non ?

Je contemple une photo de la comédienne et du rocker, côte à côte, sur une pelouse « émaillée de fleurs », comme écrivaient, dans leur première rédaction, les enfants des écoles autrefois. Il est couché, la tête reposant sur la jambe droite de la comédienne, qui lui caresse le front. Le bonheur leur clôt à moitié les paupières. Elle regarde l’horizon pardessus lui, elle rêve de leur avenir. On aurait peine à imaginer une plus tendre symphonie pastorale. Cette photo donnerait confiance, à elle seule, dans l’avenir de l’humanité…

Qui a pris cette photo ? A-t-elle été capturée au cours de ce tournage ? Comment le journal en a-t-il obtenu les droits ? Cela restera au moins comme preuve que ceci a bien eu lieu.

Il disait qu’il ne pouvait s’éloigner d’elle. Il l’avait rejointe là-bas, à l’Est. Renonçant peut-être à l’un ou l’autre concert. Ne les préférant pas. « Elle comptait tellement plus que la musique », aurait-il dit.

On arrive au bout du tournage du film à la gloire de cette romancière de la joie. Où la comédienne lui a tellement ressemblé, tout au long de ce travail de représentation.

Cela se fête au sein de l’équipe. Tout cela se passe tellement à la gloire du bonheur de vivre, d’aimer. « On devrait se méfier… », insinueraient volontiers les esprits chagrins. Une réalité allègre rejoignant une fiction lumineuse. C’était trop beau, n’est-ce pas ? Mais pourquoi pas ?

C’eût pu être pour ceux-là, comme pour d’autres, le plus bel été du monde.

Il est vrai que la canicule commence, qu’elle conquiert toute l’Europe. On devrait y prendre garde. Ce ne sera plus pour personne un été comme les autres.

Durant cet été, des milliers de personnes mourront. De vieilles personnes, auxquelles on n’avait pas été attentif, peut-être. Des personnes du passé, déjà…

Et c’est justement leur passé, un court mais impressionnant passé, qui rejoint la comédienne et le rocker.

Le rocker, si l’on en croit la rumeur, décide de renoncer à tout passé, pour mieux aimer la comédienne. C’est ce qu’il dit. C’est sans doute ce qu’il croit. Il croit même que c’est bien ainsi. Que c’est ainsi que cela doit être. Que c’est la preuve même de son amour. « Il n’y a pas d’amour, a dit quelqu’un. Il n’a que des preuves d’amour. » Qui était-ce donc ? Phrase subtile. Niaise, aussi. Dangereuse, ô combien.

Même cette femme qu’il a aimée durant dix ans, avant la rencontre avec la comédienne, le rocker pense qu’il lui faut s’éloigner d’elle. Celle qui lui a été, qui lui est, qui lui sera encore si fidèle. C’est le prix qu’il paie. Qu’il pense que la comédienne devrait payer aussi. Donnant-donnant.

La comédienne, elle, apparemment, n’est pas prête à faire le même sacrifice. D’ailleurs, le mot « sacrifice » n’aurait, sans doute, eu aucune signification à ses yeux. Un mot mort. Un mot de mort. Elle avait été aimée. D’hommes qui avaient travaillé avec elle. Dans la joie et la gratitude. Elle s’était séparée d’eux dans l’amitié. La vie s’était, à l’égard de tout cela, bien conduite, comportée avec dignité. Pourquoi renier cela ? Cela aurait-il un sens ?

On arrive, donc, au terme de ce tournage où le travail et la vie ont failli si bien s’accorder. Où le passage de la vie à la fiction se passait si harmonieusement, dans une sorte d’intelligence suprême. On fête cela, d’abord en groupe, puis on accepte de boire encore un peu de vodka chez un membre de l’équipe, qui l’a proposé si amicalement. C’est le moment que choisit le rocker pour faire part à la comédienne de son projet grandiose : couper tous les ponts, voilà, les couper tous pour se retrouver rien qu’à deux. Génial, non ? L’idée du siècle, quoi ! L’amour, non ? L’amour à l’état pur ! Qu’est-ce que tu dis de ça ?

Il fait terriblement chaud. Mais elle est glacée, la comédienne. La sueur lui coule, brûlante et glaciale, entre les omoplates et autour des reins. Elle ne sait pas ce qu’elle donnerait pour ne pas vivre l’heure qui vient, et renouer avec sa vie après, au calme, comme si de rien n’était. Elle ne pense pas comme le rocker, elle ne pensera jamais de même. L’amour qui lui enveloppe le cœur, aujourd’hui, ne gomme pas, n’efface en rien celui qu’elle a éprouvé hier, et un autre auparavant, encore : si la vie est si belle, comme elle le croit plus que jamais, c’est que tout cela fut juste, et compatible.

Il ne l’entend pas, lui, de cette oreille. Il a l’impression de tout donner, qu’il faudrait qu’elle fasse de même ! Il exige une réponse à cela. Elle ne répond pas. Elle sait que cela ne servirait à rien de discuter, elle sait que la situation est désespérée, elle ne sait pas encore à quel point.

Alors il fracasse un verre contre le mur. Ce n’est évidemment qu’un début.

Leur copain les reconduit à leur hôtel. Là, cela pourrait s’arranger, se calmer. Mais quand le pire doit arriver, cela n’intéresse plus personne de l’arrêter. Il y a bien des voisins de chambre qui vont protester contre les éclats de voix. C’est le rocker qui, sur le seuil de la chambre, présentera encore ses excuses. La dernière fois, cette nuit-là, qu’il sacrifie à un semblant de civilité, disons : d’humanité.

Un S.M.S. est arrivé, signé par l’ex-conjoint de la comédienne, qui l’invite affectueusement à prendre date pour une tournée en commun sur un film qu’ils ont fait ensemble. Le rocker devient fou de jalousie. D’incompréhension, surtout. Comme si la vie n’avait pas ses droits.

Les jaloux s’accordent tous les droits. Au nom de l’amour, disent-ils, du grand amour.

Quand ce n’est qu’au nom de la propriété.

Il ne l’interrogeait, depuis quelque temps, depuis quelques jours, que sur leur avenir à eux, et son passé à elle.

Seuls importaient, pour lui, les lendemains et ce qui demeurait, aujourd’hui, pour elle, d’actualité de sa vie antérieure. Elle était terrifiée par ce double tourment qu’il s’infligeait. Mais elle s’interdisait d’entrer dans son jeu, car ce qui l’accaparait, elle, la dévorait, c’était l’exigence du présent. N’était-ce pas bien assez pour eux deux ?

Il semblait que non.

Elle s’étonnait grandement qu’il n’en allât pas de même pour lui, mais se gardait bien de s’en ouvrir à l’être aimé. Cela eût encore fait rebondir le malentendu. Parfois, elle appréhendait qu’il ne pourrait jamais échapper au dilemme que représentait pour eux le passage et le partage du temps. L’évocation toujours hasardeuse des souvenirs et des projets.

Elle appartenait tellement à ce qui lui arrivait à l’instant même, et enrageait de ne pouvoir simplement le dire au rocker. Comme si, pour lui, c’eût été l’objet du plus grand malentendu, un scandale.

Elle était donc heureuse et terrifiée.

Si cela devait jamais finir…, pensait-elle – et elle concluait aussitôt : toute fin d’un amour est un meurtre. Et non pas seulement une trahison.

Elle ne peut pas savoir, mais elle sait déjà que, dans quelques heures, dans une chambre d’hôtel, en été, à l’étranger, des coups vont pleuvoir sur elle, tombés d’on ne sait où. Elle avait manifesté trop d’égards envers son passé, sa vie même, et ne faisait pas de plans sur la comète. Elle ne se doutait pas qu’on peut en mourir. Elle en mourra. Elle en est morte. De cela même qu’elle voulait vivre.

Cette histoire m’immerge dans une détresse sans bornes. Si elle n’était si empoisonnée de sens, justement, je dirais : insensée. Comme seule peut en induire la mise à la torture d’un enfant, l’exécution capitale d’un innocent… Bien sûr, elle fait scandale. Mais plus scandale qu’horreur, me semble-t-il. Or, c’est cela même qui me désespère.

Oh ! je sais : il ne faudrait surtout pas comparer. Oh, bien sûr, nulle mise à mort n’est justement comparable à aucune autre. Conservons donc, au moins à celle-ci, son autonomie. Sa stupéfiante singularité alors qu’hélas, elle pourrait paraître si banale. « Classique ». Appartenant au répertoire. S’inscrivant dans une longue tradition.

Je ne songe pas sans appréhension à ces grands écrivains qui, quelquefois, quittant imprudemment le monde de la fiction, se sont prononcés, avec une légèreté inouïe, sur la culpabilité (et plus rarement l’innocence) de certains accusés… Magistrats amateurs, frivoles, à l’écoute de leurs seuls phantasmes.

Alors je me dis que je ne puis, décidément, formuler que l’incommensurable chagrin où me précipite la mise à mort (je ne trouve que cette expression pour dire cela) de la comédienne. Ce chagrin, hélas, qui n’aurait pour pendant – symétriquement – que mon incapacité de prendre en pitié le rocker qui l’a butée. Car il l’a « butée », tout de même ? C’est bien comme ça qu’on dit ?

(Et puis qui serais-je donc pour le plaindre ?)

« Plaindre ce monstre », ai-je bien failli dire, entraîné par mon élan. Et pourquoi m’être retenu, d’ailleurs ? Censuré, peut-être ? Par convenance ? Pour rester crédible ? Généreux et humain, et tout ça… ? Compassionnel, ma parole ?

À considérer même que toute cette histoire « ne me concernait pas », n’y aurait-il pas de pitiés impossibles ? Comme les amours du même nom ?

Cette histoire, donc…, car c’en est bien une, n’est-ce pas ? Puisqu’elle est bel et bien terriblement réelle, cette histoire me hante, ne me laisse pas une minute en repos.

Même celle du vieux philosophe, du magistral idéologue marxiste qui, ayant enseigné toute une génération, avait étranglé sa femme devenue un peu folle – sur les lieux mêmes où il prodiguait son enseignement révolutionnaire –, se réservant, pour elle et lui, donc, un espace locatif là où sa parole se produisait, oui, je n’ai pas peur de le dire : même cette terrible, cette effarante estocade m’avait moins impressionné que celle de la mise à mort de la comédienne par le rocker. Pourtant, convenons-en : un philosophe humaniste qui étrangle une vieille femme malade, ce n’est pas rien non plus… Que demande le peuple ? Du pain et… un jeu mortel ?

Moi, c’était comme si je m’étais réservé pour la mise à mort de la comédienne par le rocker. Parce que commise, sans doute, et même assurément, au nom de l’amour. Mais nous y reviendrons.

Cette fois, me dis-je, par exemple : le monde s’est décoloré. Et puis, j’enchaînais avec des clichés, du genre : « Ce sont toujours les meilleurs qui s’en vont… », etc. Pourquoi pas ? Je le croyais vraiment.

Il faut parfois s’accrocher fermement à quelques idées simples. Dont, entre autres, désormais, pour moi, la mise à mort de la comédienne. Comme la preuve, définitive, que l’Histoire marchait à reculons, et que le monde n’était encore bien que cette poubelle que certains avaient dite ?

On était bien à la recherche d’une preuve de cela, n’est-il pas vrai ? Eh bien ! nous étions servis. Il devait y en avoir bien d’autres, plus lourdes encore. Pour l’instant, je m’en fichais bien. En quelque sorte, elle suffisait à mon malheur.

Mais qu’on ne m’objecte pas niaisement : c’est ton choix, c’est ta sensibilité qui parle… Ma sensibilité ? Tu rigoles ? C’est le choix du monde, c’est le choix de la vie. Entre autres. Disons cela : entre autres.

Les hebdos de la presse « people » qui relatent l’événement – et publient, comme toujours, en pareille circonstance, la dernière interview exclusive du coupable ou, à défaut, celle de la victime, regorgeraient, par ailleurs, de reportages relatifs aux vacances d’été de stars heureuses, de présentatrices à la télé, comblées, ayant rencontré le grand amour et, parfois, attendant déjà famille – coulant des jours lumineux sur des plages lointaines. (Même pas exotiques : elles avaient rendu inexotique l’atoll même le plus inaccessible.)

Cette cohabitation – à quelques pages de distance – de l’éden des unes et de l’enfer des autres me troublait plus que je ne puis le dire.

Je me demandais si, dans sa prison de l’Est, le détenu préventif, le présumé innocent, l’inculpé, avait eu le loisir de feuilleter ne fût-ce qu’un seul de ces magazines et, par conséquent, vivre le surcroît d’horreur que de tels reportages avaient dû lui inspirer ?

S’être retranché dans un monde où même le crime signifierait encore l’amour, c’était déjà affreusement délirant, mais se retrouver, dans l’information, comme repoussoir absolu d’une jet society où tout le monde faisait l’amour, et/ou des enfants, dans une innocence plus qu’opulente, prospère, cela ne couvrait-il même pas de dérision le cauchemar auquel il s’était abandonné ?

On passe, sur une chaîne, en même temps qu’on vient d’apprendre sa mort clinique sur une autre, un film où le père de l’actrice est l’acteur principal. D’abord, cela me choque presque. (Comme une sorte de concurrence déloyale.)

Un peu, aussi, comme si on l’empêchait, lui, d’assister aux funérailles de sa fille. Comme si on ne lui laissait pas le temps de prendre le deuil.

Réaction idiote, bien sûr. C’est même l’occasion de vérifier leur étrange ressemblance. Ce merveilleux sourire si tendre, ironique et un peu carnassier qu’ils avaient en commun…

Au cours d’une soirée d’hommage qui lui est rendue, on passe un téléfilm où, dans une scène de cavale, un gangster dont elle tombera amoureuse par la suite lui flanque deux baffes.

J’éclate en sanglots.

Pour assurer sa défense, désormais, le rocker nous apprend qu’au départ de la soirée funeste, sa compagne aurait cédé à une crise d’hystérie.

À moins que l’on reconnaisse déjà, là, le vocabulaire de son avocat ?

Il l’a tuée, peu de jours auparavant, et il la traite déjà d’hystérique. Elle aurait frappé la première. Mais voyons… Il avait l’air si accablé, pourtant. Il pensait à la mort. Maintenant il faut qu’il charge « celle qu’il préférait à sa musique ». Moi aussi, je l’aurais préférée – définitivement –, j’aurais franchement préféré sa survie à la musique du rocker. Question de goût, sans doute ?

Moi, c’est la mort de la comédienne, des mains du rocker, qui me rendrait hystérique.

Le seul, au fond, à ne pas s’être montré hystérique, dans toute cette affaire, ce serait le rocker lui-même ? Le tueur, allais-je dire. Simple abus de langage. Une fois qu’on cède à l’hystérie, les psys et les avocats de la défense vous le diront, ça ne s’arrête plus. Le premier imbécile venu vous le confirmera, ceux qui, de nos jours, prennent exagérément en considération les victimes ont un mauvais esprit. Mais n’anticipons pas.

N’empêche : on finissait par s’étonner de l’intérêt – le mot paraît bien faible –, de l’attention dévorante que j’accordais à cette « navrante affaire ». (« Péripétie », disait-on parfois. « Cette navrante péripétie ».)

Pour la prendre à cœur à ce point, n’en allait-il pas d’une sorte d’identification exorbitante, sinon, au fond, névrotique ? « Identification » : quelle idée folle ! À la victime… ou au coupable potentiel ?

Lorsque nous émergions, exténués, de nos querelles, une de mes compagnes et moi, nous nous félicitions toujours, d’une certaine manière, qu’aux pires instants de l’affrontement, rauques à force d’avoir gueulé, nous n’avions au moins pas esquissé un geste de violence. Pas même pastiché le mouvement de qui va lever la main sur l’autre. Nous nous serions sûrement inspiré un profond dégoût, et il ne fut jamais question d’en arriver à cette extrémité.

Pour le dire banalement, osons affirmer que nous n’aurions, ni l’un ni l’autre, « fait de mal à une mouche »

Nous enquêtions, cette femme et moi, sur la violence dans le monde. Bien sûr, cela ne devrait pas nous empêcher d’y recourir, le cas échéant, mais c’est ainsi : rien ne nous horrifiait autant. Cela doit protéger, tout de même, contre les excès imbéciles de la colère amoureuse.

Un amour qui prétendrait s’exprimer de cette façon, ailleurs qu’au théâtre. Dans la vie, donc. Loin des mythes. À l’écart des vociférations, des gesticulations de l’imaginaire, lequel conserve, comme on sait, tous ses privilèges.

Donc, m’identifier, si peu que ce soit, à celle qui avait pris les coups, à celui qui les avait assenés ? Et quoi encore ? Ne peut-on croire qu’un événement vous laisse hébété – de douleur et de honte – sans supposer qu’une folle présomption vous aveugle au point que vous vous y « retrouviez » ?

Pourquoi me sentais-je impliqué, donc, dans ce massacre ? (Je devrais persister à dire « massacre » – ou « carnage » – comme si plusieurs femmes, hommes et enfants étaient restés là sur le carreau. Ne pas oublier les enfants, surtout : les protagonistes en avaient fait : ils vont devoir vivre avec cela.)

Impliqué, donc. Comme témoin de cette effarante et banale catastrophe. Témoin, vraiment ? Dans la mesure où tout qui a vécu l’été où cela s’est passé, le fut un peu, à mon sens. Cela aurait-il pu nous arriver, à nous, les femmes que j’ai aimées, et moi ? « Non », assurais-je. Trop de respect, entre nous. Du respect fixant les limites de la passion ? Non. Mais il est vrai que mes amours ne furent guère théâtrales.

Quelle que soit l’horreur du geste du rocker, en outre, c’est un geste de cabotin. Les histrions, les Paillasse ont parfois la main lourde. L’amour fou ne fait pas toujours l’économie de la dictature. Et il a le crayon gras quand il le couche sur le papier.

Le rocker était, à ce qu’on dit, pacifiste. Parfois, on disait : un pacifiste. (Tantôt adjectif, tantôt substantif…)

Quand on voulait être précis, on disait : c’était un chanteur pacifiste. (Car même ceux qui lui veulent encore du bien, aujourd’hui, le mettent souvent déjà au passé.)

Pacifiste, vraiment ? Cela pourrait surprendre.

Cela ne me surprend qu’à moitié. Il se serait même rendu au Proche-Orient, pour défendre la cause palestinienne. Ils en ont de la chance, les Palestiniens. J’espère, au moins, pour eux, qu’ils ont été mis au courant, et que cela leur donnera du cœur au ventre. Recevoir l’appui idéologique d’une telle recrue, il y a de quoi bander.

Comme quoi la haine de la violence dans une partie du monde – du Tiers-Monde, à tout le moins – ne préserverait pas, mais alors : pas du tout, d’une violence privée dont on demeurerait, à travers tout, dépositaire. On ne peut pas être expert en tout. On peut être un angélique donneur de leçons pour le monde entier, et un tueur pour une seule personne. Et, précisément, celle que l’on aurait aimée, plus que tout, qu’on dit avoir préférée à toute autre. On a – horriblement – gagné cette guerre-là, alors même qu’on désapprouvait toutes les guerres.

Du reste, de quelle haine, parfois, ne regorge pas le langage de ceux qui condamnent certain bellicisme ?

Il reste alors en scène la barbarie d’un jeune homme. La barbarie, en lui, que même son amour n’a pas bridée.

Tiens ! La haine, l’amour… Puisqu’on est là – aux déclarations –, autant désormais nommer les choses, et les personnes par leur nom… J’aurais préféré m’en abstenir mais cela va devenir intenable.

Marie, donc. Il est un nom de femme que je n’aimais pas, enfant. Que je n’aimais pas, autrefois. Et auquel je me suis attaché, avec le temps.

Je ne me voyais pas dire : « Je vous salue, Marie ! » Mais bien, depuis quelques jours : « Marie, je vous aime. »

Il y a des chagrins qu’on ne peut exprimer que sous la forme d’une déclaration d’amour.

Il me semble que si j’avais à refaire ma vie, je voudrais que ce fût aux côtés d’une Marie.

Pour connaître le secret de sa vie, quelquefois, il faut tomber amoureux d’une morte. D’une assassinée, de surcroît.

Avoir un prénom à épeler.

Celui qui a tué celle qui le portait n’a pas eu pitié de nous.

Bien sûr, nous ne saurons jamais tout – donc à peu près rien, diront certains – de la vérité de la nuit de Vilnius. On a beau savoir à quelle orgie de violence, à quelle dérive sanguinaire peut aboutir l’amour, lorsqu’il choisit de se dire extrême, et ne renonce pas au moindre risque d’y accéder.

Les images arrêtées de la victime et de son bourreau constituent alors de terribles clichés mais rien, en même temps, ne peut plus empêcher que ceux-ci traduisent la réalité. Cela restera un mystère insondable et, en même temps, ce n’en est pas un : partout, on se heurte à l’aveuglante clarté, à la transparence implacable de ce crime. Ce ne sont pas seulement toutes les apparences qui sont contre le criminel, c’est l’évidence de ce qu’à un moment, il a voulu lui-même de toutes ses forces : briser le nœud des contradictions qui le liaient à celle dont il désirait plus que tout la vie, et déjà la mort, si celle-là lui était refusée dans sa totalité.

Si absurde, si révoltante, la mort de la comédienne – la mort de Marie, je dois encore m’habituer à l’appeler par son prénom – qu’elle éclabousserait, contaminerait, irradierait tout ce qu’elle touche. Moi, par exemple.

Je dois m’attendre à ce que le rocker de Vilnius – lui, je n’arrive pas encore à le nommer, je ne puis encore citer que la ville de l’Est où il a accompli son geste – oui : je dois m’attendre à ce que, durant des semaines, plusieurs saisons, pourquoi pas toute la vie qui me reste ? –, à ce qu’il devienne l’homme que j’aurais le plus détesté au monde.

N’est-ce pas incroyablement déraisonnable ? Ne cédé-je pas à un étrange accès de paranoïa ?

Pourquoi lui, parmi les innombrables brutes qui avaient fait de même, et bien pire – bien qu’il va m’être très difficile d’imaginer, désormais, que la mise à mort de Marie à coups de poing ait son égale… Donc, pour insolite qu’il m’apparaît à moi-même, le sentiment que j’éprouvais ne me semblait pas, pour autant, démesuré. Je m’étais pris pour le rocker de Vilnius d’une aversion énorme, délirante, suspecte ? Pourquoi l’appeler ainsi ? À Vilnius, il n’a sans doute même jamais chanté, et c’était la première fois qu’il y mettait les pieds… Pour accompagner « la femme de sa vie ». À présent la morte de sa vie. Je m’étais pris, pour le rocker, d’une haine inexorable et arbitraire, non qu’elle ne ciblât quelqu’un qui avait indiscutablement commis un acte affreux, mais je reconnaissais encore que la même fureur eût pu se focaliser sur d’autres porteurs de mort qu’elle avait étrangement négligés, épargnés.

Pourquoi lui ? On doit choisir (on doit croire qu’on choisit) ses haines comme ses amours, ni plus ni moins. Cela me faisait presque peur à moi-même. Mais cela n’y changeait rien.

Je vais même avouer jusqu’où cela allait, jusqu’où cela va encore aujourd’hui. Bien que ce ne soit pas à mon honneur. Mais cela m’est bien égal.

J’ai souvent pensé que, si un médecin me découvrait une maladie incurable, je pourrais toujours abréger mon séjour terrestre en emportant avec moi un salaud ou l’autre, pour prêter un peu plus de sens à ce dieu… Sur ma liste de clients potentiels figuraient surtout des dictateurs et d’anciens partisans du parti nazi.

Souvent je me voyais, attendant à la sortie de la prison l’une ou l’autre crapule en question – quoi qu’ils aient fait, ils finissent généralement par s’en extirper.

Je n’irais pas jusqu’à dire que l’idée me vint – ni même qu’elle m’effleura – d’ajouter à ce bizarre casting le nom du rocker de Vilnius, non, je ne suis jamais allé jusque-là.

Mais j’aurais compris que quelqu’un le fasse. (Plutôt que de faire le boulot moi-même ? Était-ce de la lâcheté, au surplus ? Allez savoir…) J’ose seulement croire que cette mort impensable et imbécile – celle de la comédienne – méritait au fond d’être vengée. Elle qui ne serait ni réparée, ni consolée, on aurait pu vouloir en tirer vengeance.

Si je m’étais résolu à l’exécuter moi-même, j’aurais baptisé ma cible : « l’homme de ma vie ».

Pas brillant, tout ça. Honteux. Si j’en parle, ce n’est que pour dire à quelles divagations la mise à mort de la comédienne pourrait avoir amené même un homme raisonnable et inoffensif. Moi, je veux dire. Jusqu’à nouvel ordre, la colère n’est pas bonne conseillère, n’est-ce pas ?

Elle est l’impolitesse du désespoir.

S’il doit être extradé de sa prison de Lituanie vers la France, je souhaite que les détenus l’accueillent en tapant leur gamelle contre portes et barreaux. (Comme chaque fois qu’on leur annonce qu’ils vont cohabiter avec quelqu’un auquel ils ne voudraient pas qu’on les amalgame.)

Ma haine à son endroit n’a d’égale que celle que je nourris pour certains terroristes. N’a-t-il pas été le terroriste d’une seule personne ?

De là à rêver d’être le tueur du tueur…

Même pour cela qu’il m’inspire, il faudrait encore lui en vouloir.

Il aurait, se rendant compte de l’énormité de son geste, fait une tentative de suicide. À vrai dire, je ne vois pas comment il aurait pu ne pas y céder ? (Et même : si j’étais son geôlier, je lui offrirais volontiers – par pure générosité – le moyen d’y parvenir. L’arme ou le poison. Ne serait-ce pas, dans son cas, la prétention de survivre qui devrait apparaître anormale, et même un peu obscène ? Mais je m’emballe : la haine m’aveugle et m’enivre, je verse, sans le savoir, dans la caricature. Pourquoi ne pas m’en prendre plutôt à ceux-là qui n’ont pas même l’excuse de la passion ? Eh bien ! pour cela, justement. Voilà le grand mot lâché.)

J’ai en horreur le crime passionnel et l’extraordinaire mansuétude dont il bénéficie, si souvent, auprès des jurys populaires.

Que la passion mène si allègrement au crime, voilà qui devrait sans doute suffire à nous la faire détester ?

Ah ! ces jurys d’assises qui, dans un grand élan de mansuétude, font – par leur verdict – acquitter de sombres brutaux qui, parce qu’ils furent jaloux, bafoués, cocus ou simplement paranoïaques, ont un jour abattu leur compagne ou leur amant, oui : que ces miséricordieux me donnent froid dans le dos…

Les mêmes enverraient volontiers au trou, pour un crime dit « crapuleux », un vagabond, pour plus de dix ans…

Cette séduction, cette fascination qu’exerce sur le commun des mortels ou l’homme de la rue celui ou celle qui est passé à l’acte parce que l’objet de – ce qu’il appelait – son amour semblait lui échapper, ou voulait seulement se soustraire au caractère absolu, totalitaire de son emprise.

On dirait que le juré d’assises, ou le lecteur moyen, soudain s’y retrouve : « Et si, moi-même, on m’avait trompé, si celui ou celle que j’aime (que je dis “aimer”) avait fait mine de s’éloigner, de prendre un peu de large…, qu’aurais-je fait ? Je n’aurais peut-être pas tué celui – ou celle – qui aurait cédé à cette tentation… Mais je n’en admire que plus celui – ou celle – qui revendique ses droits, là, dans le box des accusés… Je l’envie presque. C’est un héros (une héroïne). »

Comment ne pas faire montre de mansuétude à l’égard de cet homme – de cette femme – qui a dû bien souffrir, tout de même ? Au théâtre – même dans les comédies de boulevard –, il n’est, après tout, question que de cela.

Celui (celle) qui acquitte (peut-être) un monstre ne ferait sans doute pas de mal à un bébé phoque, mais c’est tout juste s’il ne se le reproche pas. N’est-il (n’est-elle) pas un(e) lâche qui renonce au sacro-saint droit de propriété sur l’être (dit) révéré ?

Un pas de plus, et on considérera les criminels « par amour » comme les amoureux les plus exemplaires, ceux-là qui apportent, de la profondeur de leurs sentiments, la preuve irréfutable ! Ah ! vous voulez de la passion ? En voilà ! Qui dit, qui fait mieux ?

Comme si l’intensité du sentiment se mesurait précisément à la férocité de l’agression qu’il a inspirée, à la lourdeur des coups qu’il a décuplés, à la mort même qui offre le dénouement.

Le coupable, alors – mais pourquoi encore user de ce mot devenu si dérisoire –, se retrouve simplement « avoir porté des coups ayant entraîné la mort sans intention de la donner » À chaque fois que j’entends formuler cet euphémistique chef d’accusation – pour ne pas avoir à parler de meurtre –, mon sang ne fait qu’un tour. Lorsqu’une telle barbarie s’est déchaînée, au point de massacrer le visage d’une femme, où doit encore commencer l’intention de donner la mort puisqu’on a pris tous les risques de l’infliger ?

C’est pourtant alors que s’ouvre, devant l’inculpé, la voie royale de la circonstance atténuante. Qu’on banalise le crime ou qu’on le transcende, on arrache au coupable tous les oripeaux de sa culpabilité : le voici nu et, dans tous les sens du terme, désintéressé. À croire que ce n’est même pas lui qui a agi. Et, en tout cas, il n’agira plus : les passionnels sont rarement récidivistes. (Ils ont tué la femme de leur vie, ils n’auront guère l’occasion d’en occire une autre.)

Il fut une époque – qui comptait quelques inconvénients – où l’abattage d’une femme gracieuse et frêle par un costaud troubadour n’eût inspiré qu’une répulsion unanime. On n’avait pas trop fait dans la nuance.

C’était une époque plus simple – simpliste ? – où les coupables n’étaient pas appréciés autant que leurs victimes. Et point dotés des mêmes droits.

On aimerait croire que les mentalités se sont entre-temps affinées, qu’elles ont acquis ce fameux sens des nuances qui leur faisait défaut, qu’elles ont appris, entre autres, que la victime participait, quelquefois, si peu que ce fût, de l’acte qui la met à mal.

La vérité, c’est qu’une grande tentation du paradoxe est passée sur tout cela. À force de tout relativiser, ou d’amalgamer, on est devenu indifférent ou cynique. (Si bien que nous pourrions, non sans raison, éprouver une certaine nostalgie de cette préhistoire que nous venons de décrire.)

Nous voilà à cheval entre deux siècles, et deux millénaires, où l’on finit par préférer de plus en plus souvent les coupables à leurs victimes. Où celles-ci se sont dévaluées, dévalorisées, ont perdu la plupart de leurs privilèges.

On passe désormais plus de temps à démontrer que les terroristes n’ont pas tellement tort de l’être qu’à porter le deuil de ceux que la lâcheté de leurs armes et de leurs méthodes a déchiquetés.

On s’acharne à les « comprendre ». Ainsi le veut certain cynisme de notre modernité. On n’arrête pas le progrès.

« L’intellectuel » qui cède à l’attrait de la violence et se montre déjà prêt à la justifier, neuf fois sur dix, c’est pour épater le bourgeois. Il fait le malin. Alors qu’il trahit, le plus souvent, une naïveté abyssale. La perte du sens moral se trouve relayée ici par la perversité d’une sorte de snobisme. On obéit à une mode, à une forme de mondanité.

Qui se laisse vamper par la brute est déjà mûr pour devenir lui-même une brute raffinée, un terroriste subtil par procuration…

D’où l’idée, du reste extraordinairement répandue, qu’en tout homme ne dort que d’un œil celui qui, placé dans certaines circonstances, se réveillera pour tuer. Que cela n’arrive pas qu’aux autres. Que nul n’est à l’abri du geste homicide. Que n’importe qui pourrait tuer, au fond, n’importe qui d’autre. Oh ! la jolie banalisation, le triomphal retour aux normes !

Quand beaucoup, tout de même, préféreraient encore mourir eux-mêmes que d’infliger la mort, même dans des circonstances exceptionnelles.

Combien d’auteurs de crimes passionnels ne passent à l’acte que parce qu’ils n’ont rien fait pour abriter, éduquer, structurer en eux-mêmes celui qui, pour rien au monde, ne tuerait !

Que cherchait-il, le rocker, en frappant si fort la comédienne de ses mains baguées – comme gantées par un coup-de-poing américain ?

À se convaincre qu’ainsi, enfin, elle lui appartiendrait toute ? Ne détenir un pouvoir sur autrui qu’au prix de cette boucherie, ne serait-ce pas le comble de la misère ?

Aussitôt le confronte-t-on avec l’évidence de son acte, qu’il le minimise. Avouant « une gifle », puis, tout de même, trois – mais surtout une chute malencontreuse sur la moquette.

Plus tard il dira qu’elle avait frappé la première. Que ce qui s’ensuivit ne fut qu’accidentel. Il n’assume rien. Accable la morte.

Et on ne manquera pas d’envisager « la participation » de celle-ci à la dérouillée qu’on lui a fait subir. Des criminologues très sérieux, experts en « victimologie » soulignent comme, parfois, la victime appelle de ses vœux et provoque sa propre perte et son châtiment. Pour un rien, on parlerait de complicité !

Comme on ne manquera pas, non plus, de convoquer les sociologues qui invoqueront probablement les origines relativement modestes, militaires, à ce qu’on sait, et la marginalité d’un homme soudain insularisé au cœur du milieu du cinéma, et s’y sentant mal à l’aise, puis perdu. Le jeune rebelle captivé par la brillante fille d’une belle famille patricienne du septième art. Le saltimbanque vampé par la princesse, et subjugué par tout un « clan ».

Au début, je ne voulais pas acheter le disque à succès du rocker et de son groupe. Pour ne pas faire comme tous ces voyeurs de l’oreille qui se sont précipités dessus, dès que le fait divers fut ébruité ? Sans doute, il y avait de ça. Mais je crois que, surtout, je ne voulais pas lui donner la parole, une fois encore, au parolier professionnel, puisque les magazines en étaient déjà pleins, tandis que la comédienne avait été réduite au silence pour de bon !

Mais enfin, je ne pouvais plus longtemps ignorer le message du rocker, la musique de Bertrand Cantat – comme je ne puis davantage taire son nom. Car j’enquête à son sujet ? Mais non je n’instruis rien. J’épelle seulement mon dégoût du temps qui produit cela, qui a généreusement fourni son décor à cette crucifixion sentimentale.

Du reste, je n’ai pas acheté l’album Des visages des figures, qui fait, aujourd’hui, un tabac. Cela suffira-t-il à couvrir les frais de justice et les honoraires d’avocat ? Qui sait ? Je l’aurais plutôt volé, ce disque, par ironie. Mais je l’ai emprunté à un ami, un jour ou deux. Je ne l’écouterai pas une seconde fois.

Me croira-t-on si j’assure que l’ai entendu sans préjugé ? Qu’on en pense ce qu’on voudra. Après tout, cela n’aurait rien changé de ma vision de la nuit de Vilnius, si j’avais trouvé belle, cette musique, et poétiques, ces paroles… (Si, tout de même : cela eût pu aggraver mon écœurement.)

Mais enfin : qu’est-ce que cela raconte, Des visages des figures ?

Rien que ce titre… Quand c’est justement à un visage que le chansonnier s’en est pris !

Alors, de quoi s’agit-il au creux des sillons ?

Cela commence par une soi-disant prophétie des attentats de certain 11 septembre. « C’est l’incendie, le grand incendie ! C’est le raz-de-marée »

Le message est cassandresque et titaniqueux. (L’apocalypse ne se révèle que rarement un thème fécond.) La voix qui le porte est un peu blême, et curieusement féminoïde. Et puis, de couplet en couplet, on passe rapidement à l’insulte, à l’invective. On admoneste les « crapules, (les) salauds, (les) bourgeois, (les) blaireaux » dans le désordre. Il me semble qu’au passage, on dit un peu de mal du fric et des banquiers. Mais surtout, in fine, de l’Europe. De la « sale vieille Europe » qui fait si souvent les frais, dans les réquisitoires des troubadours européens – et masochistes – lorsqu’ils sont un peu à court d’inspiration – « Les roses de l’Europe sont le festin de Satan (…) On pourrait croire à de la pourriture noble et en suspension ». Mais voyons.

Le révolté de service est un peu verbeux et adopte la prétention comique des donneurs de leçons.

Au passage, il interprète une chanson de Léo Ferré : c’est, ô surprise, la meilleure. Et il dit avoir bien aimé « une paire de claques et le dernier baiser » d’une belle qui traversa sa route. Si on montrait un mauvais esprit, on regretterait presque que les claques en question n’aient pas été administrées plus durement. Préventivement.

Il convient de s’attarder sur l’extraordinaire mansuétude dont continue de bénéficier, dans la presse en général, celui dont la paire de claques s’est révélée mortelle. Aux dernières nouvelles, il s’agirait bien

de gifles, assenées du plat ou du revers de la main – et non de coups de poing. Ouf ! c’est déjà mieux, estiment d’aucuns. Même si la lourde paluche n’en a pas moins tué… On croit rêver. Ne serait-ce pas, ici, le résultat qui compte ?

C’est à qui évoquera, avec le plus de compassion, les conditions de détention dans « une prison qui ferait penser au régime tsariste », la perte de dix kilos depuis les faits. (Que ne les a-t-il perdus auparavant : il aurait frappé moins pesamment.) Et la tentative de suicide… Conçue comme une sorte de réparation pour encore blanchir tout cela. À croire que si celle-ci avait abouti, on aurait quasiment parlé d’un double suicide, plutôt que d’un meurtre suivi d’un seul…

La passion, toujours la passion. Elle a décidément tous les droits. Elle est sans prix. Elle pourrait même porter sur n’importe quoi. Après tout, le kamikaze qui fait sauter un bus d’enfants à Jérusalem est bien mû par la passion, lui aussi ? Un grand philosophe français n’a-t-il pas dit que l’antisémitisme, avant d’être une idée, constituait surtout « une passion » ?

Et Colette, l’écrivain même qu’incarnait, dans son dernier film, Marie Trintignant, n’écrivait-elle pas : « Mais l’amour n’est pas un sentiment honorable »

Saurait-on justifier un meurtre par « les amours torrides » ou mieux : « caniculaires » (on est en août 2003) qui l’ont précédé ? (Au lieu de mettre en doute la part de sentiment profond qui les inspirait ?)

« Moi, il ne m’a jamais battue… », déclare l’ex de l’accusé. Et il est remarquablement généreux de voler ainsi à son secours. Mais on ne peut en tirer qu’une conclusion véritable : ce n’était donc pas un serial killer ?

Ce serait trop simple, au fond, trop facile, presque vulgaire que nous ne soyons en présence, ici, que d’un coupable et d’une victime.

Cela doit bien cacher quelque chose. Pour sûr, il doit y avoir un lézard. Pas de fumée sans feu.

Concernant Marie, on ressert l’argument qu’on emploie toujours en analogues circonstances : après tout, à ce qu’on sait, elle a eu une vie sentimentale compliquée, et ce type, elle l’a bien cherché, non ? Elle devait bien savoir à qui elle avait affaire, et ne l’a pas fui, n’est-ce pas ?

Comme on a dit de Pasolini, il y a trente ans, qu’il avait recherché la petite frappe qui allait l’estourbir. (Donc : au lieu d’un meurtre, on avait affaire à un suicide par personne, par lopette interposée ?)

Dès que ça se complique, tout reprend un sens, redevient digne d’intérêt. Une situation trop claire ne peut engendrer qu’une pensée pauvre et non une réflexion… un peu brillante ?

La victime doit, au moins, être coupable de n’être que… victime, justement ?

Mais restons sérieux : « Si j’étais Dieu… », comme disait l’autre, « ce qui m’étonnerait le plus, ce ne serait pas qu’il y eût tant de coupables, mais tant de victimes… » Elles sont tellement moins intéressantes ! On en a perdu le goût…

Au point de dire que ces écoliers juifs qui dans la banlieue parisienne, ou le métro bruxellois, se font agresser, ils doivent bien, eux aussi, l’avoir un peu provoqué, n’est-ce pas ? Voilà qui, pour leur bien, leur rendrait un certain relief ?

Allons ! Marie, il y a de l’espoir : si, au tribunal de Vilnius, on venait à découvrir que cette fatale peignée dont vous ne vous êtes pas relevée, vous l’aviez tout de même un peu sollicitée… Cela vous rendrait plus attachante, encore… Vous voyez ce que je veux dire ? Ce serait, en quelque sorte, un beau geste de le reconnaître. À titre posthume, forcément. Encore un effort, camarade martyrisée !

L’internationale des rockers au cœur d’or et aux biceps d’acier vous en serait éternellement reconnaissante. Ne boudez donc pas un si bel hommage. Ce serait mesquin. Et même ingrat.

On préférera encore, c’est cousu de fil blanc, laisser prévaloir tout un galimatias psychologique sur le Droit. Il y a belle lurette que le Droit n’est pas à la mode. Pas séduisant, le Droit. Pas assez ambigu. Délit de sale gueule. Trop manichéen. Et pourtant… D’un côté, les désarmés, de l’autre, ceux qui ont encore, à ce qu’on peut voir, le cas échéant, leurs magnifiques mains nues ? Ils savent en faire usage, à l’occasion. Dont acte. Cela doit être merveilleux, au fond, de rester une victime quoi qu’on fasse. Le jour même où les Twin Towers furent décapitées, à Manhattan, et donc assassinés, entre autres, pour rien, quelques musulmans même, on vit défiler, devant les ambassades des États-Unis, en Europe occidentale, des « progressistes » – mes amis – qui vociféraient : « Américains, assassins ! ».

À Bruxelles, j’allai leur demander s’ils avaient bien choisi leur jour. On me rétorqua : « On proteste seulement contre la guerre en Afghanistan… Il est évident qu’ils vont y débarquer… » En attendant, des musulmans américains, entre bien d’autres, étaient morts pour rien, à Manhattan.

Le Droit, donc, cet éternel haïssable. En démocratie, cet allié naturel est haï masochistement plus que de raison. Pure paranoïa : on se méfie de ses fondements mêmes. Dans le même temps, la dictature s’en sert, n’y renonce pas mais, au contraire, le suscite à l’envi pour se justifier. Pas plus légaliste que le tyran ! Pinochet a inspiré bien plus de lois qu’Allende…

Ce n’est pas un Lituanien mais un Polonais – Krzysztof Pomian – qui observait, à l’heure où Solidarnosc affrontait Jaruzelski : « Dans une société morte, le Droit reste lettre morte. Mais il est la première arme d’une société vivante en lutte contre ceux qui l’oppriment. »

Et le rocker dans tout ça ? Rien à voir… Sinon que beaucoup pensent déjà qu’à la limite, la Justice n’a pas à se mêler de cela… « Vous comprenez ? Un tel amour… L’accablement où l’a fait plonger son acte ne constitue-t-il pas, déjà, la pire des punitions ? »

Et invoquant même, à son bénéfice, l’amour que lui voua la comédienne, elle ne voudrait peut-être pas qu’on le condamne à l’excès ! « Elle eût été la dernière à supporter qu’on le charge outrageusement » ! Il apparaîtrait, alors, dérisoire de le haïr absolument…

Oui, mais aussi comment faire autrement ?

P.-S. Il y a peu, la mère de la comédienne a publié une « lettre à sa fille ». On a, quelquefois, trouvé cela du dernier mauvais goût. On a voulu le censurer… On avait déjà censuré la vie de Marie, pourquoi s’arrêter en si bon chemin ?

Bien sûr, la presse populaire en a fait ses choux gras. « Tu ne considères pas que tout cela devient un peu glauque ? », m’a demandé un ami proche. Glauque, vraiment ? Mais que faut-il dire, alors, du crime lui-même ?

Ne pas être de ceux qui se disent qu’ils ne pardonneront jamais. Mais surtout ne pas être, dans certaines circonstances, de ceux qui pensent qu’ils pourraient pardonner.

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