— Mais que faites-vous donc ici, Monsieur ? demanda l’employée en avançant le dossier épais devant elle. Nous nous sommes vus plusieurs fois et chaque fois votre récit est différent. Un jour, attendez, je vérifie (elle ouvre le dossier en saisissant une fiche), c’est en janvier, vous dites que vous êtes parti seul, une autre fois, attendez, je vérifie encore, vous affirmez que votre famille vous accompagnait, une autre encore, c’est noté, je vous l’affirme, vous réaffirmez que vous êtes sans votre famille, qu’elle est chez vous au pays, dans le plus grand danger, et encore une autre fois autre chose. Je ne sais ce que vous me racontez mais ce dont je suis sûre c’est que votre récit est confus. Vous devriez vous mettre d’accord avec vous-même d’abord, Monsieur, être au moins cohérent, savoir ce que vous me racontez, comprendre que je ne suis ici pour vous croire même si une obligation de ma tâche est de vous écouter dans la plus grande impartialité. Je ne peux ignorer à quel point nous sommes dans un dialogue presque impossible, rien ne semble tenir, sauf votre vivacité à changer d’histoires et je ne peux m’y fier, je ne peux vous entendre sans me demander si vous n’êtes pas dans une illusion sans bornes, vous êtes rompu aux recoupements incongrus, vous ne comprenez que quand cela vous arrange et je ne vous suis plus sur aucune des pistes que vous me déclarez être votre récit de vie. Comment voulez-vous que votre dossier tienne la route si je suis à ce point en panne de vérité vous concernant ? Je sais, votre pays est sens dessus dessous mais monsieur, soyons francs, quels sont les pays qui ne sont pas chahutés aujourd’hui ? Nous sommes ici dans une des régions du monde la plus riche et la plus pacifiée et disant cela, je suis déjà en train d’en douter. Vous avez lu la presse ? Non… Je m’en doute, avez-vous entendu les nouvelles ? Des troubles montent un peu partout, des femmes et des hommes tombent, la misère grignote le paysage, des enfants se blessent dans des familles contondantes, c’est cela, je peux vraiment vous le dire aujourd’hui, Monsieur, si vous m’écoutez encore, nous construisons des familles acérées et dangereuses, des pères méprisés et des mères pressées, parents sans autre avenir que leurs besoins à satisfaire, craintifs devant leurs enfants et effarés de n’être plus rien que la vague image d’une tribu dispersée qui se lamente au pied de ses petits. Et vous, vous Monsieur, vous arrivez sans rien connaître de nous, si ce n’est nos frigos remplis à ras bord, vous nous rappelez que nous sommes terre d’accueil et d’exil, que nos lumières sont généreuses et que la compassion nous transporte. C’est de cela que vous rêvez probablement loin dans le désastre de votre monde ? Eh bien vous avez tort, Monsieur, nous croupissons dans nos illusions, nous nous rêvions fiers et solides dans les meilleures tribunes du stade, regardant le match avec la volupté de ceux qui se savent éternellement gagnants et soudain, l’arbitre siffle, nous nous réveillons nus sur le terrain, sans maillots et nous n’avons plus la balle. Voilà notre destin, Monsieur, qui est celui de nous réveiller et de vous forcer à écouter cette histoire avant que vous ne vous décidiez à établir de vous un portrait, un récit ou une vérité qui nous arrange, vous et moi. Lire la suite


La porte fermée, il ouvre son ordinateur et se met à écrire.

Le monde, tout à l’entour ne l’ennuie pas particulièrement, il en souffre même plus qu’il ne voudrait, il pressent de terribles catastrophes qui s’annoncent entre deux pages de pub, non, ce monde, il y est logé à la même enseigne que son voisin et ceux d’en face et de plus loin encore qu’il ne peut voir ou entrevoir les limites de son monde mais ce qu’il sait c’est que dans cet appartement, celui qu’il occupe depuis bientôt dix ans, des choses l’encombrent, des êtres manquent, des corps s’emmêlent dans ses souvenirs.

Mais ce monde est en lui et il ne peut se désencombrer de chaque chose qu’il a entassée lentement au début, mais la vitesse s’accélère, et il lui reste de moins en moins de place pour trouver sa place à lui. Lire la suite


Trois voix : la femme, l’homme, la jeune fille.

Une femme :

N’entrez pas dans ce lieu si vous n’avez

ni moyens ni permis d’en sortir,

fuyez aéroports et gares sous surveillance,

partez par les chemins et restez dans l’ombre des grands arbres,

faites silence sur ce qui vous serre la gorge

et ne parlez que lorsque vous pourrez vous garantir protections et distance.  Lire la suite


Des briques en papier journal compressé, des débris de toutes sortes, des déchets glanés au fil des promenades, des saletés sans pareil reconverties en combustibles, c’était ça sa vie. Tenir avec la merde des autres, la façonner pour l’enfourner ensuite dans la gueule de son brûle-tout, tout au fond de la cuisine.

Il a tout brûlé jusqu’à ce que la cheminée s’encrasse et que ce soit la maison qui prenne feu, un soir de dimanche, quand tout le monde cuvait les malheurs du jour et se préparait à la fatigue de la reprise. Ça avait flambé si vite que sa femme partie faire quelques courses découvrit un tas de brandons presque éteints à son retour. Lire la suite


« Ne trouves-tu pas que le temps change ? Des nuages encombrent le ciel et nous nous croyions dans une lumière parfaite il y a encore un instant…Elle nous tombe sur le dos parfois encore comme quand nous étions enfants. Elle nous réchauffait pour nous donner l’envie de grandir…Tiens, l’eau est plus chaude. J’ai les doigts de pied qui frétillent. Cette eau qui coule entre nos jambes et qui file en emportant un rien de nous, une minuscule parcelle de notre présence me donne envie de me coucher et de me laisser aller, comme ça, sans rien faire, sur le dos et aller lentement vers la mer… ». Lire la suite


Il se dit que toute frontière avait du sens. Elle servait à sortir ou à entrer, elle servait plus généralement à marquer l’endroit au-delà duquel plus rien n’était pareil. Il se dit que ces choses semblables qu’il trouvait des deux côtés de la ligne n’étaient pas pareilles puisque la ligne existait. Et que cette ligne créait une certaine beauté dans le paysage. Elle filait à travers le brouillard, les prés et les villages, elle s’enroulait autour d’une enclave pour se redéployer un peu plus loin et c’était cette dispersion qui créait cette beauté.

Rien n’était juste, cohérent, géographique, historique, rien ne sonnait haut et clair dans le cœur des hommes qui peuplaient ces terres, rien n’apparaissait comme un trait de génie mais plutôt comme un repentir, une esquisse mille fois tracée et qui trouve sa netteté peu à peu dans le flou qui la porte. Lire la suite


La ville est coincée entre usines, crassiers, terrils et terrains vagues. Des nuages bas capitonnent les toits, la poussière donne à l’ensemble un air de vieille fille trop fardée. Des vélomoteurs, des gens, des voitures, de la pluie. C’est souvent la seule grâce de l’endroit. Les lignes de bus ont été supprimées dans le coin, trop d’agressions, de grèves larvées, de mauvaise humeur, les habitués se débrouillent, ils marchent, ils sortent moins, ils s’organisent pour aller travailler, rentrent plus tard, grognent et votent comme ils gueulent, entre deux portes, en attendant d’avoir mieux à faire.

Le stade est immense, la foule s’y presse lors des matches et des monceaux d’ordure font un tapis d’honneur à la police qui n’en peut plus de cette aire à castagne. C’est là que le réel est en goguette, de semaine en semaine, sans surprise, la bière coule, la morve s’étale, les tripes se gonflent de hargne, la joie déborde, le sport réconcilie enfin cette misère avec elle-même. Lire la suite


Castro était mort, on promenait son corps un peu partout dans le monde d’effigies en cultes désolants, les orphelins pleuraient, les oisifs se lamentaient, les touristes regrettaient déjà le temps des corps bon marché parfumés de mojitos et les Cubains faisaient leurs comptes.

Des fleuves de paroles surnageaient quelques chiffres flottés, comme les traces d’un naufrage ancien. Des chiffres de toutes sortes, des nombres, des statistiques, des pourcentages, des flux et des portions, mais des chiffres sans cesse. Le réel remonte toujours sous la forme de chiffres, les mots sont les ombres portées des nombres dispersés. Lire la suite


— Êtes-vous certain ?

— Oui.

— Etes-vous bien sûr de vouloir cela ?

— Oui.

—  Votre corps, votre chair, la matière, peu importe, cela fait longtemps que nous savons ce que cela vaut, mais le souhaitez-vous vraiment ?

— Oui. Lire la suite


La voiture s’arrête au milieu de la nuit éclairée. Pas un chat. Un night shop encore ouvert. Le moteur tourne, la musique bourdonne, les phares sont allumés, tout va bien. Là, devant, des jeunes dans une super bagnole arrêtée au milieu de la rue.

Chaque fois qu’il croise ces voitures dans son quartier, il se demande toujours comment ils font. Pourquoi ils sont si jeunes avec des bagnoles si chères ? Il connaît en partie la réponse, lui, le prof, le médiocre.

La nuit est calme, la voiture prend ses aises, portières ouvertes. Il les entend parler fort. Un de leurs copains a surgi du mur, les rejoint et se penche à l’intérieur de l‘habitacle. Qu’est-ce qui s’échange là : herbe ou chocolat ? Fumette ou haschisch plus ou moins trafiqué ?  Ils se tournent vers lui en le montrant du doigt. Ils reprennent leur conversation. Une heure du matin, il est invisible. Lire la suite