L’orage se calme d’un coup en faisant claquer un dernier souffle qui balaye les remparts. Des papiers volent en ahanant jusqu’aux premiers étages des maisons. Les rues expirent dans le soir des relents de poterie, un coulis de paix qui se laisserait flairer avant de s’évanouir dans le vent du désert.

Marrakech mord la poussière, comme un lutteur trop fatigué pour relever sa garde. La Médina est déserte, le bazar a tiré ses volets et des sacs-poubelles s’amoncellent en barricade à l’entrée.

Marrakech la frimeuse se repose. Lire la suite


(Le soir, un homme d’une bonne cinquantaine d’années, assis devant une table de cuisine, un frigo, une cuisinière, une radio sur une étagère)

1.

L’homme: J’ai préparé du café, presque prêt, café bouillu café foutu, attention…Ma sciatique me fait mal, c’est le temps en général, le temps qu’il fait, pas le temps qui passe, ça, c’est plus général, le temps qui passe, ça crispe le corps tout entier qui se ramasse sur lui-même et qui, finalement, avec le temps, va se défaire et tout lâcher et pfuit, le temps va s’échapper et le corps va se dégonfler d’un coup, manque de temps, à bout et hop plus de corps, rien que du souvenir, pour les autres, parce que vous, c’est trop tard, le corps y a laissé sa peau. Qu’est-ce que je dis ? Ah oui, le café est presque prêt, faut que je vérifie, faut pas qu’il bouille, (il se lève, vérifie le café qui passe dans la cafetière) c’est infect le café bouillu, ça a un goût de repassé, quèque chose de la vieillesse dans ce goût-là, quèque chose de pas frais, de trépassé, le goût a trépassé et vous êtes là avec votre tasse toute pleine de vieillesse que vous allez boire en vous pinçant le nez tellement c’est amer et âcre et littéralement infect, un goût de trépassé.(Il se rassied, se roule une cigarette).Ma sciatique me lâche plus depuis six mois, six mois que je me sens tout tendu de l’intérieur, de la fesse au talon, une scie, oui, une scie qui me coupe la jambe en deux et…(il se lève, vérifie le café, se rassied) pas moyen de guérir cette satanée jambe, un jour ça va mieux, un jour, ça dérape, ça dépend, aujourd’hui, ça se tend et ça dérape, je sens que ça va déraper mais je m’en fous, c’est pas ce qui me tend vraiment, ça, un kiné particulièrement attentif et ça ira mieux, on s’en fout de ma sciatique, c’est pas ça qui fera l’histoire (il se lève, termine ses opérations avec la cafetière, se verse une tasse de café), eux, ils rigolent pas pour le moment (montre la radio), des dizaines d’années pour en arriver là, des dizaines, l’âge de la vieillesse, de la sagesse même et ben non, ça a l’air d’être le temps des trépassés, le temps des liquidations, soldes, fins de séries(il boit),  merde, bouillu ! Tant pis, il faudra le boire jusqu’à l’hallali…(il rit), oui, jusqu’à l’hallali, des dizaines et savent même pas s’ils vont s’en tirer, toute une vie, une histoire, presque la moitié de l’histoire de mon pays (il boit), foutu…presqu’un siècle de bons et loyaux services, les ailes de la Belgique, les ailes du Congo, les ailes des Pères blancs, les ailes des stars et des réfugiés, les ailes du Progrès et soudain, hop, plus rien, foutu, en tout cas, c’est que qu’ils disent, plus rien à faire qu’atterrir et attendre, attendre qu’ils trouvent des repreneurs, des sous, des milliards de sous mais des sous qu’est-ce que c’est dans toute cette histoire ? (il boit, se lève, recrache dans l’évier, se rassied) Rien. Absolument rien. Une peccadille. Une obole. Un geste, un signe, presque rien. C’est ce qu’ils disent, les autres, les pilotes, les hôtesses, ceux du sol et de l’air, une peccadille, qu’ils disent, ils en ont des sous mais il en veulent plus de cette histoire, alors, ils la jettent, c’est ce qu’ils disent et mon gamin, il dit la même chose non de Dieu et ça, ça me plaît pas qu’il puisse plus voler, mon gamin, ça me va pas du tout, ça non, surtout qu’ils en ont des sous pour autre chose. Ouais, c’est une peccadille. Mais nom de Dieu, pour moi c’est pas une peccadille, c’est une catastrophe, la bérézina, tout mon paquet qui y est passé à former le petit, se rendent pas compte de…de…la ruine que ça représente ! Une vraie tristesse et tout mon argent, envolé, lui aussi, plus rien et nous v’là cloués au sol, lui et moi, moi j’suis vieux, c’est plus si grave, enfin, on fait avec, mais lui, pourra même pas amortit nos investissements car ça a coûté un maximum cette affaire-là, alors quand j’entends qu’ils veulent plus investir, j’me sens floué, oui(Il se lève, va dans le frigo, ouvre une canette de bière et boit) Une page de l’histoire risque d’être tournée qu’ils disent (il montre la radio), ouais, une page, tu parles, un bouquin tout entier, oui, à peu près un siècle et moi, est-ce que j’ai l’air d’une page qu’on tourne? (il boit une longue rasade), et mon gamin qui volait depuis dix ans que ça a l’air déjà d’être un siècle et tous les cadeaux qu’il m’a faits à chaque retour ou escale, c’est pas une page ça ! C’est du concret (il se lève, fouille dans une armoire, en sort un masque africain), ça, j’ai jamais pu l’accrocher, ça risquait de porter malheur qu’il disait, mais il l’avait eu à bon prix, c’est pour ça qu’il l’a acheté pour l’affaire pas pour le masque finalement mais il me l’a quand même donné, après son premier voyage à Kinshasa… Ca, c’était pas pour les touristes, ça non, y avait des émeutes, des bombes qui tombaient, ça pétait en face, qu’ils disaient (il montre la radio), de chaque côté du fleuve ça n’a pas arrêté de pété depuis tant d’années et lui, il m’a ramené un masque qui porte malheur, oui, enfin, c’est un cadeau du gamin mais n’aurait jamais dû le ramener, peut-être à cause de ça qu’il est dans les ennuis maintenant, ça m’étonnerait pas, j’y crois pas mais je me méfie, on sait jamais. Donc, ce masque congolais et mon gamin qui attend qu’on lui dise si son avion s’est planté définitivement ou s’il va encore pouvoir décoller demain matin. Une nuit qui leur reste avant de savoir. Et moi qu’ai jamais été plus haut que le terril de Marcinelle, je me demande comment il le prendra si jamais ça devait s’arrêter…Ca serait terrible, ça c’est sûr, moi déjà je me sens tout drôle mais c’est probablement ma sciatique, ça me tire tout du côté gauche et parfois j’ai l’impression que c’est le cœur qui va être coupé en deux (il se lève et prend une autre boîte de bière ans le frigo, décapsule et boit) aah, ça va mieux, ça rince le cochon et remet le cœur en place, aah…Le gamin, donc. Il voulait voler. C’est ça qu’il voulait faire, pilote. Mais pilote, ça c’était jamais fait dans la famille, nous on, descendait plutôt dans le fond, dans le charbon. Alors un gamin qui voulait pas descendre dans le trou avec nous, ça nous faisait tout drôle, on était tristes et heureux à la fois. On savait qu’on était les derniers à casser de la houille mais on espérait quand même que ça finirait pas comme ça : z’ont comblé les fosses et rasé les terrils en moins de temps qu’il faut pour le dire et nous on s’est retrouvés avec notre gueule noire en plein jour et c’est ça qui nous a vraiment brûlés, on n’était pas préparés, et hop, terminée notre histoire, grève, coups de poings et dignité mais ça a servi à rien, on est plus redescendu alors lui, le gamin, il a voulu grimper plus haut qu’le terril, il a dit un matin, l’était encore bien petit, l’a dit « j’veux voler, j’veux être pilote, c’est là-haut que je veux aller » Lire la suite


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En entrant dans la pâtisserie, c’est à sa mère qu’elle pense, à sa mère enfournée dans la nuit des tissus et des voiles, à sa mère dans le velouté des sucres et des miels, à toute cette masse qui s’attache à ses hanches, à ses seins, à ses fesses et que son père visite encore dans les saveurs conjugales d’après Javel et nettoyages divers.

(Je ne peux lui ressembler ainsi, je ne peux, je ne veux devenir ce tas de graisse qui fait bander un homme, je ne veux pas de cette chair qui tremblote dans le froissé des étoffes, je suis ici, dans la boulangerie, pour choisir, payer et emporter ce que ma mère exige, je suis fille et de bonne volonté, je m’adapte, j’obéis, je souris, je mange, trop, comme les hommes de la maison m’y invitent, mes frères qui veulent me voir grossir pour les débarrasser du souci de me protéger, trop grosse je serai laide et lourde, trop lente pour la cavale, une grosse c’est plus simple à maîtriser, plus malhabile à se défaire des brides, une grasse, ça s’installe, ça pose ses masses, ça étale ses rouleaux de suif, c’est difficile à distraire, c’est tout entier concentré sur sa colonne comme un mât d’abondance, un tas ça ne bouge pas, ça prend place, ça creuse le paysage et ça se tait.) Lire la suite


Une condensation particulière, le bleu du ciel qui se tend en un câble rose et or, la brume au loin qui noircit, les oiseaux qui montent en flèches et tombent comme des pierres, le vent qui frôle au loin la surface des eaux …

Je reviens lentement à moi, trop de bonheur récent a failli me distraire, assis sur le banc froid devant l’appartement flottant dans la lumière sale de l’hiver, je vois que la maison familière que je voulais habiter de mes désordres et des femmes volages que je m’étais refusées jusqu’alors, était cet appartement aux fenêtres circulaires où la pluie glisse sur les vitres trop fines. Lire la suite


Les nuages étaient bas et s’étripaient aux cheminées pour glisser lentement jusque dans le cœur des hommes. Des femmes voilées, de plus en plus noires, passaient comme des reproches au peu de gaieté qui traînait encore dans les rues. Partout, ça grommelait, ça crachait par terre, ça jurait à chaque pas, quelque chose de profondément triste prenait pied.

Il y avait dans le pays des goûts de meurtre et d’abandon, les élections n’y pouvaient rien, les débats s’épuisaient dans des  concessions bien-pensantes, chacun respectait l’autre et le mépris s’entendait derrière chaque rond de jambe. Les affaires allaient mal, les hommes voyaient la misère se rapprocher et rien ne pourrait les mettre à l’abri, si ce n’est la décision nette et sans ambages de se trahir jusqu’au plus intime. Ils le savaient et c’est dans la fascination de leur abandon qu’ils vivaient. Lire la suite


Le conseil de son père était : « Marche là où tu peux, construis là où tu t’arrêtes et meurs là où tu abandonneras ce que tu as construit ».

C’était simple, ça avait l’avantage de ne souffrir aucune contradiction, tant la formule était lapidaire et sans appel.

Apparemment. Lire la suite


Une de ces journées d’été quand le ciel manque à tous ses devoirs : le gris scintille dans les nuages où l’orage électrise l’horizon.

Une douleur à la tête. Il arrête de médire. Il regarde ses employés, étonné. Il s’assied face à son bureau. Il comprime sa douleur entre ses deux mains et tombe lentement à la renverse, emportant son siège capitonné avec lui. Le crâne touche le sol avec un bruit mat, les yeux se ferment. Il n’est déjà plus là pour voir la maladie accrocher ses lianes parasites.

Sirènes, ambulance, soins intensifs, tout le savoir du monde s’enroule amoureusement autour de sa douleur. Lire la suite


Il était là comme un con, au fond de son trou, à l’hôpital, probablement, c’était la seule chose dont il était à peu près certain, tous ces bruits étouffés, ça devait être l’hôpital, pas une prison, non, ni sa chambre, ni rien de ce qu’il connaissait, ses cambuses qu’il avait un peu partout, comme ses cabanes quand il était gamin, des refuges où il aimait se cacher, dans les fougères, dans les arbres, dans les genêts, même dans les fondations des maisons en chantier, il en avait fait des forteresses invisibles, où il se planquait et attendait les sauvages qui allaient certainement arriver, qui allaient l’attaquer et contre lesquels il allait devoir se battre, résister, résister aussi longtemps qu’il pourrait, tenir le siège le plus longtemps possible jusqu’à ce que la cavalerie intervienne, sabre au clair, ou alors ce serait Alamo, le dernier rempart, la dernière charge et lui, cloué contre le dernier mur, percé de mille baïonnettes, embroché, anéanti, c’était ça qui l’attendait, cette dernière chasse à courre, alors il s’était préparé des ultimes casemates pour ce jour-là, pour quand ils lanceraient, eux, les chiens de garde, la meute, le dernier assaut et ce serait l’hallali, sans risque. Lire la suite



« Entre désastre et mensonge, peu importe, nous avons fait ce que nous pouvions, la poussière retombe sur des villes dévastées et les hommes tentent une fois encore de se ressaisir devant mes caméras, leurs ânes s’effondreront toujours sous leurs coups de bâtons et leurs femmes, enfouies sous des burkas aux chaudes couleurs de ciel, parviendront une fois de plus à excuser les barbares qui les tannent au nom de leur victoire récente. Elles savent que cela ne durera qu’un temps, que les vaincus d’aujourd’hui viendront la nuit trancher de nouvelles gorges, alors, elles tentent de sauver leur tête en la faisant disparaître sous des plis de coton aérien… Bin Laden court le monde, les morts acquiescent dans des sépultures de sable et les vivants rêvent de revanche… Je n’ai plus rien à faire ici, je sens que mes os se glacent à l’idée des réjouissances qui vont suivre. Je me sens loin de tout cela déjà, les mines, la misère, les traditions et la modernité la plus sotte achèveront ce que les chefs de guerre auront épargné. Il est temps de rentrer chez moi et de concentrer les forces qui me restent à combattre là où le mal empoisonne, c’est au pays que je dois forcer la bête à reculer, c’est décidé, je rentre. » Lire la suite