Ce qui est contagieux

Soline de Laveleye,

« Je voyage moins aujourd’hui, sur de moins longues distances, mais je reste mobile, vous savez, je donne régulièrement des conférences, dans des écoles, auprès de comités d’entreprise, pour des membres de gouvernements, des hommes de pouvoir, des associations. Je ne suis pas encore fatigué. Non. Je me rappelle, lorsqu’on nous forçait à travailler des heures d’affilée, avec pour toute ration une tranche de saucisson (oh, j’avais de la chance, ma connaissance de l’allemand faisait de moi un privilégié, j’avais été placé comme ouvrier spécialisé, et ma tranche de saucisson, je la mâchais tous les jours pendant que des milliers d’autres devaient se contenter d’une tranche d’oignon cru ou d’un bouillon trop clair), je me rappelle que ces journées de travail forcé, à un rythme fou, quatorze, parfois quinze heures sans autre repos que les coups, parce qu’ils nous frappaient, et les plus faibles tombaient, je me rappelle qu’à certains moments, certains jours, je me récitais de la poésie ; c’est cela, je connais par cœur des poèmes et je me les récitais et je sais que ça m’a fait tenir, aujourd’hui encore, il y a des vers je ne peux pas les réciter sans que me viennent des larmes.

J’ai l’impression qu’aujourd’hui, dans les jeunes générations, le racisme, l’intolérance et tous ces détestables et dangereux nationalismes perdent du terrain, quand les gens communiquent entre eux ils peuvent le faire à travers le monde entier, ils ont de merveilleux outils dont je ne peux pas me servir qui leur permettent d’être en contact et d’échanger avec des personnes à l’autre bout de la planète, il est donc beaucoup plus difficile de demeurer inconscient, à tout le moins ignorant de ce qui nous entoure, le mouvement vers l’autre est forcé, en quelque sorte ; je pense que ces jeunes peuvent bien sûr prendre peur, avoir ces réactions de recul, de défense, mais la plupart vont sentir se tendre en eux le ressort de l’altruisme, du goût de l’autre, qui est un des plus beaux moteurs de la psychique humaine, je le pense, et je vois bien que les jeunes d’aujourd’hui sont beaucoup plus connectés à l’autre, si je puis dire. Et vous savez, c’est bien ce qui nous animait, à l’époque, cette volonté de mettre en relation non seulement les gouvernants, mais les peuples mêmes, dans une conscience plus aiguë d’un sort commun, d’une identité profonde commune, l’humanité en marche vers un monde meilleur — nous étions convaincus que le mouvement amorcé mènerait loin, qu’il faudrait bien sûr beaucoup de temps, des changements progressifs, un dialogue continu, à renouer sans cesse et sans découragement, mais que l’application d’une charte commune, l’adoption et le respect de valeurs humaines fondamentales seraient au bout de la course. La Déclaration universelle, c’était la première fois, vous comprenez, une déclaration universelle, des droits communs, l’homme, la femme, l’enfant — toutes les nations appelées à y souscrire — quel culot, comment avons-nous osé, il le fallait pourtant, la guerre était finie, l’Axe vaincu, l’universel semblait à portée de main. Aujourd’hui, pourtant… Aujourd’hui peut-être y a-t-il une chose qui l’est vraiment, universelle, c’est ce réseau immense, cet antre sans mesure qu’arpentent sans fatigue les générations qui ont suivi la mienne, qui leur permet de connaître l’humeur d’une jeune femme à Taïwan alors qu’ils sont à Berlin ou San Diego.

Ce qui me frappe, lorsque je voyage, parce qu’il m’arrive encore de voyager un peu, des distances raisonnables, c’est de voir que, partout, dans l’avion, les trains, les gares d’attente, les taxis, et tous ces lieux de transit où nous n’étions que de passage, aujourd’hui les gens transportent ces instruments qui leur permettent de se connecter — n’est-ce pas — de prendre la température de quelque chose, je n’ai pas encore bien compris, d’envoyer des messages, à toute heure du jour, de la nuit, sans interruption, je me dis qu’il y a là un outil formidable, je veux dire vraiment formidable — qui inspire de la crainte — parce que ces outils, je l’ai observé lors de mes derniers déplacements, je le vois bien aussi auprès de mes enfants et petits-enfants, ces outils sont tous pareils — si ce ne sont pas des instruments identiques, en tout cas, ils se ressemblent beaucoup — et je me demande bien si la forme que prenne les messages qu’ils servent à envoyer s’en trouve elle aussi modelée d’une façon, disons, fort similaire, bien que je sois convaincu que le chinois et l’anglais soit des langues foncièrement différentes, entraînant des modes de pensée et de communication totalement propres à leur fonctionnement interne, bien que l’anglais tende à devenir une langue fourre-tout puisque pratiquée pour tout et partout, d’ailleurs beaucoup, énormément d’informations sur le réseau sont véhiculées en anglais, ce qui pourrait faire penser, encore une fois, que nous approchons quelque chose d’universel, même si je m’interroge finalement sur la capacité que nous avons à appréhender ce contenu et à le gérer, et sur cette forme presque redondante que prend l’information, le contenu de cette communication infinie, j’aurais tendance à dire une forme d’uniformisation, et à la fois une fragmentation infinitésimale, un savoir en miettes, d’ailleurs qu’est-ce qui constitue l’universel, le un ou le tout — mais je parle, je parle, je ne vous laisse pas en placer une — vous savez, je suis un très très vieux monsieur (1). »

Le journaliste remue et fait un mouvement de la tête assez vague pour être interprété comme un signe d’acquiescement plein de sympathie ou de dénégation empressée. Le veston qu’il a cru bon devoir enfiler pour l’occasion le gêne aux entournures. Il regrette déjà d’avoir accepté le boulot. Il jette un œil rapide sur l’horloge de l’écran de son portable. Ensuite, il se gratte consciencieusement la gorge. Il s’apprête à combler ce blanc soudain, après le flux presque ininterrompu de paroles, quand on lui fait signe. L’autre invité est — enfin — arrivé.

Il se tourne vers le vieillard en face de lui, enfoncé dans le fauteuil trop bas. Jambes repliées, ses genoux lui arrivent au milieu de la poitrine. Son pantalon remonté découvre des chaussettes grises, bien tirées sur les chevilles, et un bout de peau translucide autour du tibia, semblable à du vélin, sous laquelle courent les veines bleues. D’une voix précautionneuse, le journaliste rappelle le principe de l’émission : une personnalité détonante du monde d’aujourd’hui va être introduite d’ici peu dans la pièce pour participer à la rencontre. Le dialogue devra durer quatre minutes trente-trois secondes maximum — le temps d’attention moyen de l’internaute standard, d’après les chiffres — et sera transmis en direct, accessible « en streaming ». De la spontanéité, de la surprise — tout est permis pendant ce court échange, rien n’est coupé, mais attention, quatre minutes et trente-trois secondes, pas une de plus.

— Bien sûr, j’ai bien compris le principe, je suis vieux, très vieux même, mais je peux encore me prêter à votre jeu : le monde d’aujourd’hui, et la surprise, c’est ça ; et le dialogue devra durer…

— Quatre minutes trente-trois secondes. En direct. Ne vous inquiétez pas, on vous fera signe lorsque le terme approchera.

À ces mots, la porte s’ouvre et un jeune homme vêtu d’un pull noir à col montant, d’un jeans et d’une paire de baskets grises plus tout à fait de la première fraîcheur, entre dans la pièce exiguë. Il porte des lunettes aux fines montures métalliques et une barbe de deux, trois jours, qui ajoutent une touche vaguement intello à son allure. Il traverse la pièce d’un seul grand pas décidé et se penche la main tendue vers le vieil homme engoncé dans le fauteuil bas.

— Monsieur Stéphan’ — permettez-moi de vous appeler par votre prénom —, je suis très heureux de rencontrer l’homme qui

Le journaliste lève la main et coupe court à l’échange. Les micros ne sont pas branchés. Il faut que chacun soit assis à sa place pour que l’entretien puisse réellement commencer. Il indique au nouvel arrivé, tout entier tourné vers le vieil homme, le siège où il doit s’asseoir, légèrement vexé du peu d’attention dont il est lui-même l’objet.

D’une voix qui se veut détendue et affirmée mais qui sonne légèrement faux, il s’empresse de donner le signal de départ en claironnant la formule d’usage et en rappelant le principe de l’émission — une rencontre instantanée, un dialogue spontané et libre entre — et il invite les deux hommes, qui se jaugent en silence, sans animosité, à se présenter.

Le jeune homme en noir enchaîne sans attendre. Un léger accent donne à ses phrases un ton traînant, emphatique (« on aurait dit un sketch », commenterait, plus tard, le journaliste.)

— Je suis unanimement reconnu (des milliers de fans vous le confirmeront, suffit de voir les statistiques de mon blog) comme le fils spirituel de cet homme à qui, il est généralement admis, nous devons une des plus grandes révolutions de l’histoire de l’humanité et qui nous a quittés voilà maintenant… une éternité, semble-t-il. J’ai lu votre dernier livre — dommage que la version électronique n’existe pas encore, soit dit en passant —, et il m’est apparu que vous auriez pu très bien vous entendre avec lui, je le pense sincèrement, c’est même une conviction profonde, née de l’intimité spirituelle que je partage toujours avec Stevie, qui peut paraître surprenante, je sais bien, mais c’est ainsi, je l’ai toujours considéré comme un père, j’ai assisté, de près ou de loin, à toutes les étapes de son incroyable parcours, et je peux vous dire, la manière dont il a mené ce qu’on peut vraiment appeler un combat, en homme ordinaire, dévoile en fait un vrai génie : il a transformé la face de l’humanité ; aujourd’hui l’homme, et la femme d’ailleurs, enfin je veux dire le genre humain, le genre humain n’est plus le même et des millions de personnes ont vu leur vie s’élargir sous l’insigne de Stevie — la simplicité alliée au génie, une pomme, voilà qui résume bien ce mélange explosif, d’ailleurs Newton — mais ne pensez-vous pas, d’une certaine façon, que vous êtes de la même race, Stevie et vous, Monsieur Stéphan’.

— Nous sommes tous de la même race, Monsieur — je ne suis pas certain d’avoir entendu votre nom, pardonnez-moi.

— Parce qu’à votre manière, vous êtes aussi un génie, n’est-ce pas, vous avez aussi rendu accessible à un grand nombre quelque chose de — Stevie a rendu possible cela, ses appareils se vendent partout et de plus en plus largement, nous sommes de plus en plus nombreux à appartenir à cette grande communauté, parce que oui, je le pense, nous formons maintenant une famille, une gigantesque famille, personne ne pourra plus nous arrêter, la révolution est en marche et personne — vous disiez ? Mon nom ? Appelez-moi Steve, mon cher Stephan’, appelez-moi Steve…

— Eh bien, Monsieur Steve, je vous entends parler de révolution, permettez-moi de proposer un autre mot, je dirais plutôt…

— Indignation, oui, je sais.

— Eh bien, oui, enfin… l’indignation est un moteur, uniquement ; en réalité, il s’agit de s’indigner pour résister à — vous savez, j’ai l’impression que nous sommes emmenés par une vague que nous ne contrôlons pas vraiment, et si nous n’y prenons pas garde, elle va finir par nous submerger complètement, il faut que nous devenions des vigiles, et que les jeunes — tout me porte à croire qu’ils en ont les moyens, aujourd’hui — que les jeunes se lèvent et fassent entendre leur voix, ouah, voix, ah, hum, excusez-moi, hum, hum, ah, hh…

— Justement, je crois qu’aujourd’hui, grâce à Stevie, tout le monde a la possibilité de faire entendre sa voix, de claironner sur la place publique qu’il s’est levé plus tôt que les autres, qu’il proteste contre le port des longues, qu’il mange un cheeseburger pour son petit-déjeuner et qu’il emmerde les végétariens, qu’il écoute en boucle le dernier tube de Madonna, et qu’en même temps, il — excusez-moi — f… l’industrie du disque, bref, tout le monde, ou presque, peut donner librement son opinion ; à toute heure et partout, on peut partager son humeur, ses penchants, enfin toutes ces petites choses qui font de nous des êtres, euh — vous savez, des êtres similaires, enfin vous voyez ; nous formons enfin, je vous l’affirme, cette grande communauté, vous comprenez, une grande famille humaine — frères humains levez-vous (à ces mots, le jeune homme, dont les lunettes ont glissé le long de l’arête du nez, se lève brusquement, sa voix enfle, ses lunettes tombent, mais il poursuit, imperturbable et soudain très digne), connectez-vous, le monde est à portée de main — mais ? Vous m’entendez, mon vieux ? Monsieur Steph’ — oh, mais vous n’avez pas l’air bien, vous ; Monsieur ? Monsieur ? Ch… ! Mais faites quelque chose, vous, vous ne voyez pas qu’il fait un malaise ? Monsieur ? Monsieur, vous m’entendez ? Monsieur… ? Vous m’entendez, Monsieur, Monsieur ?

Le journaliste s’est levé aussi, et livide il s’approche du vieux qui a perdu connaissance et apparaît encore plus ratatiné dans son fauteuil. Plus tard, sur les images filmées, on le verra clairement : les veines bleues affleurent encore sous les rides du cou, mais à ce moment-là, le visage à la peau parcheminée a déjà viré au jaune.

— Coupez ! dit d’une voix faible le journaliste, qui sent une montée acide de sueur inonder ses aisselles, et il a le temps de penser encore une fois à ce damné veston, qui les lui scie. Il se tourne vers la régie, d’un air affolé, émet des tas de signes contradictoires, il pense tour à tour à son veston, puis à l’audience ; quoi qu’il se passe, lui a rappelé le producteur avant le début de la séance, c’est du direct, quatre minutes d’instantané pur.

En moins de vingt-quatre heures, la vidéo diffusée a atteint un nombre de visionnages supérieur à celui où l’on voit Lady Gogo dégrafer le bustier qu’elle porte et le jeter à la foule en délire sans réaliser, mais peut-être n’est-ce qu’un subterfuge, que son soutien-gorge a suivi.

On a parlé de la disparition d’un sage, dont la générosité serait allée jusqu’à offrir ses derniers moments à la communauté humaine. Et la légende qu’un journaliste a utilisée pour une des images du vieillard en train de suffoquer a été souvent reprise ensuite, jusqu’à devenir le leitmotiv d’un groupe de manifestants virtuels, combattant sur toute une série de fronts, assez obscurément, mais avec suffisamment de virulence pour paralyser pendant quelques heures le site d’une grande marque accusée de monopoliser l’espace virtuel avec ses applications payantes — « ne vous laissez pas étouffer par l’indignation — connectez-vous ».

1 Monologue librement inspiré par les propos de Stéphane Hessel rapportés par Jean Leymarie dans XXI, no 11, été 2010, p. 156-165.

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