Un Jobs d’enfer

Jean-Marc Rigaux,

Les souliers vernis piétinaient la glaise gorgée d’eau. Les fleurs traversaient l’air humide. Les parapluies en corolle noire cachaient ceux qu’ils abritaient. Il y en avait tellement que la foule devait, sous leurs baleines, laisser couler autant de larmes que le ciel gris.

À mesure qu’il s’élevait, il nota que cette multitude de pépins finissait par ressembler à de l’écaille sombre. Le cimetière devint un carré parmi d’autres au milieu des champs. Il dépassa la couche des nuages. Il survolait une mer de moutons écrasée par l’azur. Dans l’axe du soleil, il fut ébloui.

Stéphane Hessel ouvrit les yeux. Il était debout sur un sol bétonné. Il s’en assura en le tapotant de la pointe de sa semelle. Il en tira le bruit sourd qui lui était familier. Un escalier devant lui esquissait une large courbe. À sa base, peinte en lettres gothiques dorées, une inscription fléchée, légèrement inclinée vers le haut, indiquait « Paradis ». Sur une autre, en lettres noires et irrégulières, penchée vers une béance, on pouvait lire « Enfer ».

Stéphane Hessel essuya d’une main tremblante une goutte de sueur, provoquée tant par l’émotion que par la chaleur dégagée par le couloir inquiétant qui montait vers lui.

« Je n’aurais jamais imaginé ça », pensa-t-il.

Il se retourna juste pour voir s’il lui était possible de faire un dernier signe aux millions de lecteurs qui l’avaient adulé. Ne voyant que brume, il entreprit, à petits pas, de gravir les marches vers son destin. Il n’avait pas envisagé un seul instant rejoindre ceux qui l’avaient affreusement persécuté dans sa jeunesse et qui devaient à leur tour rôtir pour l’Éternité.

Tout en grimpant, sa confiance grandissait. Son admission ne pourrait qu’être une formalité. Bon ! Il s’efforça d’être lucide et de pointer quelque facétie ou lâcheté comme nous en avons eu tous. Sa modestie avait aussi un peu souffert en raison du succès phénoménal de son petit opus. Il se trouva comme excuse d’avoir été un peu victime des circonstances auxquelles Dieu devait être certainement étranger. Tout cela n’était rien au regard de son immense passé de résistant, de sa générosité reconnue par tous, de sa clairvoyance politique.

C’est un peu essoufflé qu’il frappa à une porte vitrée. Le parlophone l’invita d’une voix métallique à entrer. Saint Pierre — cela ne pouvait être que lui —, clé USB à la ceinture, barbe blanche mal taillée, ne leva pas les yeux de son écran. Sur son bureau, il n’y avait que deux objets. Un coq stylisé se balançait d’un mouvement automatique et grinçait faiblement trois fois toutes les dix secondes. L’ordinateur dont il ne détachait pas son regard avait une forme ovoïde et n’était frappé que d’un sigle discret : une pomme entière. Stéphane Hessel n’en avait jamais vu de tel, même s’il ne s’était familiarisé avec ces appareils qu’à la fin de sa vie, à l’occasion du lancement de son blog « Indignation ».

Saint Pierre, toujours aimanté par son œuf translucide, soliloquait :

C’est quand même drôlement plus facile que les classeurs d’antan. J’ai la fiche complète en trois secondes. Tout : femmes, maîtresses, amants, vie professionnelle, actes héroïques, un seul moment de tendresse. Tout ! Avec en plus un super moteur de recherche : « Googangel ». Il me donne des ailes.

Saint Pierre sourit à son « bon » mot comme s’il était seul.

— En tout cas, le résultat, c’est que plus personne n’attend. Et moi, je peux me faire un petit jeu en ligne de temps en temps.

Stéphane Hessel commençait à s’impatienter.

— Bon ! Alors ? Monsieur Hessel ?

— Vous me connaissez ?

— Vous vous foutez de moi ? Un peu de sérieux !

C’était mal parti.

— De toute façon, votre affaire est pliée. On vous attend en bas.

— Mais enfin, ce n’est pas possible ! Et mes actes de résistant ? Et mes années de captivité ? Et mon engagement politique ?

Saint Pierre haussa les épaules.

— Bonne conscience. Tête brûlée à vingt ans. La belle affaire ! Et vos dénégations feintes aux compliments mielleux, comme un convive qui refuse qu’on le resserve et pique dans le plat dès que les autres détournent le regard. Complaisance à l’égard de la plupart ! Intransigeance pour quelques-uns ! Vous appelez ça de la bonté. J’en ai assez dit ! Descendez !

Stéphane Hessel, décomposé, hasarda, piteux :

— J’ai pas droit à un joker ?

Saint Pierre reprit ses danses doigtées et hypnotiques lorsqu’une sonnerie retentit dans l’œuf design. Stéphane Hessel ne voyait pas l’écran mais il était évident que c’était le Seigneur lui-même qui s’adressait à saint Pierre. Ce dernier tenta, sans succès, de l’interrompre ;

— Mais Seigneur, on ne peut pas… Ce n’est pas possible… Si vous voulez… Bon… Bon… D’accord… C’est entendu.

Saint Pierre cliqua sur son oreillette pour couper la communication.

— C’était quand même mieux quand on passait par la voix du Saint-Esprit. Moins humain, concéda-t-il.

Il marqua une pause.

— On vous renvoie sur Terre !

— Hein !

— Oui ! On vous donne une chance ! Trois mois de bonus ! Mais dans la peau de Steve Jobs !

— Hein !

— Vous retournerez en Steve Jobs pour faire mieux.

— Et le vrai Steve Jobs ?

— Ne vous inquiétez pas pour lui. Il est ici.

— Au Paradis ? Ce capitaliste qui s’attache à la forme des objets, vend du vent, parle pour ne rien dire !

— N’aggravez pas votre cas en diffamant un Résident. On l’a affecté à la garde de l’Arbre de la Connaissance. Le Serpent en avait marre. Jobs le remplace. Ça lui convient. Il ne laisse personne l’approcher. Il ne s’intéresse qu’à la perfection de la rotondité de la pomme. Il ne lui viendra jamais à l’idée de la croquer. Il est parfait pour ce jobs… euh… job. C’est l’exemple idéal. Chacun se regarde sans profondeur, sans joie, sans douleur. Vous savez… au Paradis, on n’a pas eu besoin d’internet. Les relations creuses existent depuis toujours. Seul importe ce qui est beau. On gazouille. Ça suffit. C’est pas tout ça. Il est temps que vous y alliez. À bientôt !

Stéphane Hessel plongea davantage dans la perplexité. Était-ce vraiment utile de s’éreinter pour mériter cette vie ennuyeuse ?

En redescendant les marches, il croisa un huissier de justice s’escrimant à déchiffrer Indignez-vous !, comme un étudiant quelques minutes avant de présenter son examen. Il ne fut pas salué tant l’autre était absorbé par son « œuvre ». Stéphane Hessel doutait à présent du sauvetage de l’âme de son lecteur.

Arrivé au palier, un éclair l’aveugla. Il ouvrit les yeux. Il vit ses pieds poilus chaussés de tongs violettes. La légèreté de son corps et de ses gestes lui fit l’impression d’évoluer en apesanteur. Une grande baie vitrée donnait sur l’océan Pacifique. Stéphane Hessel ne l’avait jamais vu. Une jeune secrétaire dans un jeans serré, entra.

— Salut Steve. Tiens ! Le courrier du jour.

Elle déposa une clé USB en forme de cœur de la taille d’un ongle.

Peu habitué à tant de familiarité, Stéphane Hessel mit du temps à se rendre compte qu’il pensait, comprenait et répondait en slang américain.

La première semaine fut pénible. À peine avait-il intégré les angles de son visage savamment mal rasé qu’il devait faire face à ce loft prétentieux. Un hall de gare inhabité. Son plaisir consistait à sprinter d’un bout à l’autre de l’espace pour éprouver ses nouvelles jambes. Pourtant, son appartement de la Rive Gauche qu’il avait pu acheter à la fin de sa vie grâce aux droits d’auteur, lui manquait. Il mesurait le contraste entre ses petites pièces remplies de livres et ce « lieu de vie » vaste mais vide. Il lui apparaissait maintenant mieux pourquoi Steve Jobs s’était si bien adapté là-haut.

Ce souvenir lui rappela qu’il n’avait rien oublié de son passé, ni de l’épisode céleste. Le temps lui était compté. Il ne voyait pas encore comment faire mieux que dans sa vie antérieure, avec des moyens d’indignation aussi pauvres à sa disposition. Il conclut qu’il ne pourrait lutter qu’en utilisant les armes de l’ennemi capitaliste dont il avait déjà fait usage dans l’édition. L’argent.

En effet, il était riche. Une armada de collaborateurs se pâmait à chacun de ses ordres. Aucun ne se serait indigné de quoi que ce soit qu’il eût décrété. Il se rendit cependant vite compte que cet actif était difficilement manipulable. Il était inconcevable de créer autre chose qu’un objet contemporain, à l’avant-garde de l’informatique, à défaut de quoi son armée aurait déserté sans délai en rase campagne.

Le défi était redoutable.

Près de deux mois s’étaient écoulés. Il avait appris beaucoup de choses qu’il ignorait complètement. En économie. En marketing. En esthétique. En ressources humaines. Il se rendait compte, peu à peu, que son livre avait omis certaines réalités et que l’Enfer était pavé des meilleures intentions. Il frissonna lorsque cette pensée l’effleura.

La philosophie de la révolte lui semblait bien nécessaire dans certains contextes mais était-elle plastiforme ? La création d’objets nécessaires ou non ne requérait-elle pas autant d’imagination que de contraintes d’organisation financières ?

Il avait découvert les stock-options qui garnissaient son compte en banque. Les ateliers de fabrication en Extrême-Orient. Il aurait voulu rendre ces largesses, fermer ces endroits fétides. Il en avait le pouvoir. Il n’en avait pas le courage. Lui qui avait affronté les Allemands. Armes au poing.

Une seule chose l’obsédait. Terminer dans les délais. L’objet. Le nouvel objet. Celui de la rédemption. Celui de sa rédemption.

Ses équipes qui avaient, durant les premiers temps de sa métempsychose, murmuré entre elles et dans son dos, leur étonnement, estimaient aujourd’hui que leur patron avait retrouvé un enthousiasme juvénile sans précédent. Une créativité jamais atteinte. En un mot, la pomme croquée avait retrouvé toute sa verdeur.

Fin juin, le grand moment était enfin arrivé. Le nouvel objet allait être présenté à la presse. Steve, seul sur scène devant un écran immense, allait recevoir à sa messe annuelle le monde entier. Dans sa cathédrale futuriste dont il était l’officiant, il s’apprêtait à dicter aux foules ce qu’il convenait de posséder.

Stéphane Hessel avait visionné les caucus précédents. Répété la gestuelle économe de Jobs. Travaillé les intonations. Soigné son vocabulaire geek.

Il était fin prêt quand il fut applaudi à tout rompre par les quinze cents journalistes à ses pieds. Son image était projetée sur une hauteur de vingt mètres. Comme si l’Empire et l’homme, Dieu et l’homme se dédoublaient et se confondaient.

Si la forme du discours lui avait causé quelques difficultés de mise en œuvre, il était en revanche comme un poisson dans l’eau pour jouer à séduire son auditoire, jusqu’au moment où il s’agissait de dévoiler l’objet, recouvert d’un voile scintillant, posé sur une petite table en plexiglas transparent.

Il le retira délicatement. Apparut un « œil ». Pas juste le globe de l’œil mais un œil bordé de ses paupières stylisées. L’iris bleu comme le ciel fixait la salle. Steven Jobssel effleura du doigt la pupille et son visage apparut au centre. Derrière lui, l’œil du Cyclope le reflétait à l’infini, tel deux miroirs qui se font face.

Les journalistes, observateurs par essence, étaient tous observés.

Stéphane Hessel expliqua en quoi il était important en s’attablant à son ordinateur, de savoir qu’on était scruté par les autres alors qu’on avait le sentiment inverse. Vigilance. Conscientisation. La forme était là pour servir le fond.

Il conclut en pointant son index vers le plafond de la salle : « Toujours. Quelqu’un nous regarde. ».

Tonnerre de vivats.

Il quitta l’estrade à petits pas, retrouvant presque la démarche de son ancienne vie. Au cocktail VIP qui suivit, il laissa échapper son verre de champagne qui éclata au sol, projetant les bulles dans toutes les directions. Un rideau noir se tira devant ses yeux.

Ce mouvement d’ascenseur lui devenait familier. Au lieu des campagnes d’Île de France, c’était la baie de San Francisco qu’il voyait s’éloigner peu à peu.

Dans la montée, il recroisa, dans l’autre sens, l’huissier de justice qui lisait le Passe-Muraille en pleurant.

Saint Pierre n’avait pas bougé. Stéphane Hessel entra sans bruit. Il avait retrouvé son apparence première.

— Ah ! Vous voilà ! Vous êtes un incorrigible lèche-bottes, lui lança-t-il. Ce clin d’« œil » si appuyé vers notre Père, aucune grenouille de bénitier n’aurait osé aller si loin. Péché d’orgueil ! Vanitas !

— Mais vous n’avez rien compris. Au contraire, c’est pour inciter à la prudence, à la modestie, supplia-t-il de sa voix chevrotante.

— Rien à faire, mon petit ami, la rôtissoire c’est par là, dit saint Pierre en indiquant l’escalier.

Sur ce : sonnerie ! Saint Pierre tripote son oreillette.

— Oui… Oui… Seigneur… Mais enfin… Ce n’est pas sérieux… Vous n’allez quand même pas… Non… Bon… Je suis votre bien dévoué…

Saint Pierre, qui n’avait jamais levé la tête pour regarder son interlocuteur, se redressa.

— Ben vous alors… C’est bien la première fois que…

Il se rendit compte qu’il ne parlait à personne. Stéphane Hessel n’était plus là. Il avait repris l’escalier. Et il descendait. Il descendait.

En hommage à Alphonse Daudet et Marcel Aymé.

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