De toutes parts, les nouveaux évangélisateurs, les imams barbus, les prédicateurs hystériques, les chroniqueurs échevelés, les voyants et les mages extralucides et surtout les gourous de toute farine annonçaient l’ultime apocalypse qui, vingt ans après l’implosion du communisme, préparait la ruine du capitalisme mondialisé.
Comme au temps de Jésus, on attendait le messie — fils de l’homme, de dieu ou du hasard — sous les traits d’un Gandhi, d’un Mohamed, d’un prince Siddharta, d’un Daniel, d’un Krisnamurti.
Il n’en fut rien.
Il n’advint ni le devin Stiglitz, ni le pape allemand, ni le Moïse Barak Hussein Obama, « oh no he could’nt », ni l’antéchrist DSK.
Keynes était mort depuis longtemps et Roosevelt également. Point de New Deal ni de plan Marshall pour une économie mondiale en proie aux démons de la grande Dépression, celle qui fit sortir de sa coquille l’œuf du serpent.
Non, les prophètes nouveaux du messianisme renaissant ressemblaient beaucoup aux plus anciens : vieillards chenus chargés d’années et de sagesse. La sagesse est le lot de consolation quand on a perdu l’enthousiasme. Or donc, advint le temps des aînés des anciens, le club des nonagénaires : Mandela, Jean Daniel, Helmut Schmidt, et son complice Giscard, enfin Edgar Morin et surtout son ami, le totalement imprévisible Stéphane Hessel. Et le vieux monsieur si digne, à la dégaine cosmopolite, sanglé dans son éternel complet trois-pièces de diplomate ne hurla point son indignation mais il la rédigea d’une plume allègre dans un petit pamphlet de rien. Il se distribuera à des millions d’exemplaires et se répandra à la vitesse d’une comète dans la galaxie internet. « Indignez-vous ! » répéta-t-il d’une voix grêle dans tous les micros de l’univers médiatique.
Il fut écouté, et imité, souvent du bout des lèvres, comme furent entendus autrefois les donneurs d’alarme, comme ce Nazaréen prêchant depuis sa barque de pêcheur une foule inattentive, embouchant les trompettes de l’indignation en entonnant le chant doux des béatitudes. Jérusalem, pourquoi as-tu tué tes prophètes ?
Touché par la grâce de l’indignation, un jeune et modeste marchand de légumes de Tunis, universitaire de son état, mit le feu à sa personne et au vaste Orient tout entier en faisant flamber sa charrette des quatre saisons pour protester contre l’arbitraire du nouvel Hérode maghrébin agissant sous la coupe de sa moitié, la coiffeuse arrogante et dominatrice. Et l’incendie gagna la Tunisie tout entière et par la grâce de la toile se répandit en temps réel en Égypte place Tahrir, en Lybie, en Syrie, en Europe et même au temple de Wall Street et jusqu’en Chine. « Indignez-vous, jeunes gens. »
Et c’est comme si Jésus était entré une seconde fois dans le temple pour en chasser les indignes marchands, comme si la colère de Moïse descendant du mont Sinaï avait brisé à nouveau le veau d’or régnant sur son peuple renégat et tous les peuples de la Terre affamés de profit et que le pain de la justice ne pouvait plus rassasier. C’était comme si Abraham avait brisé les idoles encore et encore.
Les têtes des dictateurs roulèrent dans le sable du désert comme autrefois les têtes de bois.
Alors que faire, tuer Hessel, le crucifier comme Christ, instruire son procès comme fit Pilate ? Impossible, ce digne vieillard n’a peur de rien, ni surtout de la mort, cette gueuse. Comme le preux chevalier de la Source ou du Septième Sceau, il finira par renverser l’échiquier.
Jamais il ne mourra, Stéphane Hessel, mais toujours il vivra sur internet comme le mage Steve Jobs, le nouvel Adam qui éternellement sur la toile croquera la pomme. Steve Jobs, Merlin de la postmodernité est dans le cœur de tous les geeks de la génération iPod, iPhone et iPad réunis.
« Quand croissent la menace et tous les dangers, augmente le désir de nous sauver », disait Hölderlin si souvent cité par Edgar Morin.
Seul l’imprévisible nous sauvera des désastres annoncés. L’imprévisible, cygne noir entre les signes du destin et non pas un dieu nouveau, fût-il (vous avez dit futile) heideggérien, un prophète de nulle part. Même un nouveau Jean-Baptiste mangeur de sauterelles et vêtu de poil de chameau, clamant dans son désert, n’eût pu prévoir l’avalanche que déclencha ce fragile vieillard, si digne mais tellement indigné.