Cela qui n’est rien du tout, qu’on fait et qu’on fuit, qui secoue un peu de cendre au-dessus de ses papiers et de ses rêves, cela explique la plupart de mes actes. Il ne faut pas y consacrer plus d’attention qu’à la ruine ou à la fumée. Quand on rentre dans sa chambre, avec sur soi l’odeur de quelqu’un d’autre, il est si simple de se mettre au garde-à-vous sous la douche et d’oublier tout. Cela est une courte fête païenne. Très éloignée du divin.

J’ai pourtant aimé cela d’une passion supérieure à toutes mes autres passions. C’était mon fil d’Ariane, ma façon d’être sur terre. Je n’étais pas tenté de guérir d’une névrose si douce. Sans elle je ne me serais pas mêlé aux entreprises humaines. Je n’aurais pénétré dans les alvéoles du monde que par effraction : la lecture, le cambriolage. Je n’aurais peut-être jamais quitté la rue Delaunois à Heverlee, horreur. Grâce à cela, j’ai réussi à être un terrien quand même. J’ai cherché, travaillé, négocié. Cela m’a gonflé à bloc. Je me suis senti investi d’une énergie sans fin.

Les trois pays ou j’ai le plus vécu, la France, la Belgique, la Suisse, sont très mal faits pour l’énergie. Ce ne sont pas des pays latins. Il y paraît incompréhensible qu’on puisse consacrer tout son temps à écrire, et tout son temps à marcher, et tout son temps à parler avec des amis de rencontre, et tout son temps quand même à faire l’amour. Il faut choisir, disent-ils. Je ne choisissais pas. J’étais la sagesse même. Je ne quittais presque jamais mon lit.

J’avais remarqué depuis longtemps qu’en voyage les choses se remettaient en place d’elles-mêmes. De l’autre côté des frontières, je commençais à ressembler à moi-même. Les yeux étrangers percevaient ma forme véridique : sensuel et studieux. Les Bulgares surtout : ils en ont vu d’autres. Ils ne s’étonnent pas qu’en sortant d’un poème ou d’un commentaire de Sénancour on aborde aux bras parfumés. Déjà les Romains de l’Empire connaissaient l’attelage du travail et de la volupté.

Chaque fois que j’ai pu et sans discussion j’ai accepté les missions les plus étranges et les plus culturelles, quand elles avaient pour destination les anciens satellites de la Grande Ourse. La boussole incrustée dans ma tête indiquait l’Est, obstinément.

Il y a toujours eu dans ma vie cinq ou six pays de ce coin de l’Europe, une sorte d’affolement de la roulette qui ramenait devant moi une éternelle Syldavie. Alors je m’asseyais encore une fois sur ma Samsonite géante, pour la fermer de force, et j’y allais, par le premier avion de ligne, casant tant bien que mal mes vingt centimètres, et mes vingt kilos, excédentaires.

Pour le voyageur professionnel, comme pour son frère le voyeur, le plus beau du séjour, là-bas, tenait au passé intact. Ce qui avait disparu peu avant ma naissance, les manières, les vêtements, les nourritures, subsistait encore, dans le temps ralenti du communisme et de la pauvreté. J’aimais ce tourbillon d’images révolues, ce conservatoire des souvenirs que je n’ai pas eu le temps d’avoir. J’aimais ces chapeaux et ces écharpes que les hommes portent jusqu’au bout du printemps, qui les protègent d’un froid presque imaginaire, et qui leur servent, les chapeaux à se saluer sur le trottoir, les écharpes, dénouées à regret, à agiter sur le quai devant les fenêtres du train qui va partir. J’aimais voir glisser, dans l’échancrure triangulaire du gant, le ticket de tramway prêt à surgir au premier contrôle. Cette floraison ne masquait pas le pire : les queues interminables pour acheter un œuf, les filles de la campagne inondées de parfum pour les aider à se vendre vite.

Cette vénalité était le versant noir du voyage : il y a quelque chose de si triste dans le sourire crispé des racoleuses débutantes que je m’en tenais éloigné comme d’un étang.

J’attendais le moment d’une vraie rencontre. Tant pis si elle ne venait pas. Bien sûr elle finissait par venir. Pas toujours sous une forme utilisable.

Là-bas, les gens vous connectent sur les réseaux. Par exemple, mon éditeur de Bucarest : Aurel Napoléon Borda, qui m’accueillait durant six jours dans sa capitale détruite. Six jours d’ennui parfait, presque fatal. Je n’étais pas malheureux, j’avais les Essais avec moi. Borda était rieur et raseur, l’hôtel qu’il m’avait réservé, moisi, donnait sur une placette criblée de grands trous d’eau où flottaient des chiens morts. Il est vrai qu’il me faisait rencontrer un nombre fou de gens sympathiques, mon air vague et crispé les déconcertait. Les Roumains sont des tapeurs terribles, pas tellement d’argent : de temps, de menus objets et de grands services. Quand même, après m’être dépouillé d’à peu près tout, libre et léger, j’ai fini par dire oui à la soirée à quatre, puis trois, puis deux, dans des cafés successifs, et à la fin tête à tête avec une grande fille un peu forte nommée Lydia.

Celle-là avait besoin de cent vrais dollars pour se procurer je ne sais quels faux papiers. Il me restait en effet cent dollars. Quel plaisir de ne pas être malin, d’être ce qu’on attend de vous, un pigeon souriant. Après quoi il n’y avait plus qu’à lui baiser la main à Lydia et à rentrer seul dans mon horrible hôtel. Je me souviens parfaitement de mon envie d’elle et de son regard prometteur de beaux jours. Mais à l’étranger mon amour de la France a tendance à me tirer vers le sublime. Pour donner une plus haute idée de mon pays d’adoption je choisis de préférence les attitudes chevaleresques. À Arlon ou, mettons, dans le Larzac j’aurais sans doute cédé à la tentation. Au vrai il n’y avait pas de tentation véritable, j’avais envie de pleurer en pensant à ce pays fichu, à ces filles dollaromanes, tout en allumant la lampe, ce qui faisait sauter les blattes par myriades sur les murs.

Le surlendemain, à Cluj, j’étais présent lors de l’installation de la première loge maçonnique à se réunir là depuis la guerre. Le rituel était lent, compliqué.

Une autre fois, à XXX, en Lettonie, j’ai quand même failli basculer. Un Anglais nommé Pursen m’avait dit : Venez avec moi et vous verrez. C’était tout vu depuis si longtemps. J’y ai été quand même et j’ai vu. Il y avait des filles nues et roses qui marchaient à quatre pattes et qu’on fouettait sur les fesses. Vous voyez le genre. J’étais exactement là comme si je n’avais pas eu de corps, rien qu’une âme affolée. Tous ces corps autour de moi restituaient l’horreur du Moyen Âge, ces rondes macabres où des squelettes fous rient de toutes leurs dents déchaussées. Et tous ces corps avaient une âme aussi, bien sûr. L’une de ces âmes connaissait Baudelaire par cœur. D’un bout à l’autre de l’heure je n’ai fait attention qu’à elle. Au moment de partir je ne savais pas ce qui était le plus gentil : la prendre, ne pas la prendre ? Mon corps a choisi pour moi, la chasteté.

Ainsi peu à peu d’un pays à l’autre du bloc mon désir universel renonçait à s’incarner.

Il y a eu quand même ce pique-nique en Bulgarie, cette grande blonde sans chichis, je l’avais vue glisser un couteau dans son sac, je n’ai pas bronché, la chaleur dans les arbres, l’ambiance poignante des déjeuners de campagne, la route longue dans la Dacia fatiguée, je me serais bien laissé aller sur l’herbe, dans la mort verte, mais le poids du mensonge aplatit le plaisir, je me suis mis tout de suite à l’embrasser, celle-là, on roulait dessus dessous, quand je reprenais mon souffle je voyais ses petites dents de vampire au-dessus de moi, ça a duré un temps infini, j’y allais par force, mais ni elle ni moi ne jouissions, l’attente, l’attente, pour finir sa main a fouillé le sac à dos, j’étais prêt, un petit coup sec sur le menton, il n’en fallait pas plus, je l’ai laissée finir son rêve sans moi.

Tout s’explique toujours si facilement par le sommeil.

Une histoire qu’on écrit au présent a tendance à se jouer de vous. Je pensais me servir des aventures de mon corps pour dire un fragment de réalité noire. Le Diable règne et quelquefois, dans ces jeunes pays en plein désastre, j’apercevais son ombre portée sur le mur. Pourtant, quand je rapproche de ma mémoire la lampe, tout se précise de façon très différente. Sur la vénalité ni sur mes frasques je n’ai rien à dire : calme plat à l’Est de ma vie. Je me souviens simplement qu’un jour, en entrant dans une boutique tzigane, quelque part là-bas, j’avais heurté de la tête un carillon suspendu. Au fond de la pièce j’apercevais, entre les étoffes et l’artisanat en cuivre, de longues formes farouches, des rumeurs de désordre. J’étais ressorti aussitôt en m’excusant. Trois ans plus tard, chez des amis quinquagénaires, je me lève pour passer à table, avec prudence, l’appartement est encombré de bibelots fragiles et je suis toujours trop grand partout, ça ne rate pas, je heurte quelque chose de la tête, un carillon, et je reconnais, dans cette cascade argentine, le bruit inimitable du tourisme sexuel.

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