Ces « Flaminds »-là

René Hénoumont,

Au temps de mes petites classes à la communale, le grand Welken portait l’hiver des sabots fourrés de paille et le caban du Vestiaire libéral : on appelait son père « li Flamind ». J’en conclus que les Flamands étaient pauvres.

L’été, lors de mes premières vacances au village de mon père, je me liai d’amitié avec Fernand, le fils du garde-chasse du château de Flamoir-Lassus. Un petit rouquin rondouillet au point qu’il menaçait d’éclater dans ses culottes courtes se joignit à nos jeux. C’était encore un « Flamind », d’ailleurs son père était garde-chasse en second. Dès lors, il encaissait les brimades de Fernand sans mot dire. Il nous arrivait de nous amuser à tirer à la carabine Flobert sur les vaches bien que le petit plomb en forme de diabolo les importunât moins qu’une piqûre de taon.

Le petit rouquin aurait tant voulu tirer aussi sur les vaches : « T’es trop bièsse ! » lui disait Fernand.

Les Flamands étaient donc pauvres et bêtes.

*

À la veille de la Saint-Nicolas, ma mère tint à me présenter au grand saint trônant en majesté au Grand Bazar de la place Saint-Lambert. En descendant du tram n° 1 Coronmeuse-Guillemins, j’aperçus des

hommes en casquette, baluchon au dos, montant dans un tramway jaune comme le nôtre.

« C’est le tram des Flamands, me dit ma mère. Ils rentrent chez eux, journée faite.

— Ils ne sont pas si bêtes, dis-je, puisqu’ils ont un tram à eux. »

Ma mère ne répondit pas. Depuis la visite de la cousine Catherine d’Aye, elle était inquiète à mon sujet. Il faut vous dire que ma famille maternelle est originaire de ce village près de Marche-en-Famenne. La visite de Catherine d’Aye réjouissait toujours ma mère d’autant que, ce jour-là, elle nous présenta son mari, un Anversois d’Oude God appelé Pierre. J’espérais un barbu majestueux puisqu’il nous venait de Vieux-Dieu ; l’homme était replet et imberbe. Il parlait parfaitement le français, ce qui me déconcerta encore plus. Il n’avait pas l’air pauvre avec sa grosse chevalière et une chaîne en or barrant le gilet rebondi.

« Mon Dieu, dit la cousine au cours du dîner, sais-tu bien que nous avons désormais un bel hôpital à Aye ?

— Normal à Aye ! » dis-je.

Mon père sourit, les cousines se regardèrent en silence, le cousin Pierre rugit de rire…

Était-ce donc un « Flamind » d’une autre espèce ?

*

Il faut dire que, dans notre quartier sur les hauts de Liège, le Flamand était rare. Jef, contremaître au charbonnage de la Bacnure, venait jouer, chaque samedi, aux cartes chez un de mes oncles. Fasciné, je regardais ses gros poings tachetés de particules de charbon. Il me semblait que les cartes apeurées allaient s’envoler. On l’aimait bien, Jef, mais lorsqu’il avait le dos tourné, on disait : « C’est un homme des mêsses[1], il n’est pas syndiqué et il va à la messe. »

J’étais dépassé.

Dépassé, je le fus davantage lorsqu’au lycée, je ne parvenais pas à piger la syntaxe flamande. Il était de bon ton en humanités gréco-latines de prendre le néerlandais à la légère. Et pourtant j’aimais bien les chromos didactiques des quatre saisons, et en particulier herfst (automne) avec ses vols de grues en triangle, son paysage roussi sous un ciel gris. L’étonnant est que je pris goût aux écrivains flamands : Ernest Claes, Gezelle, Timmermans, Streuvel. Évidemment, dans la traduction française ; dans le texte, je flirtais avec le zéro absolu. Vint l’avant-dernière année, la poésie comme on disait alors. L’heure du professeur Schaltin allait sonner. Il donnait son cours en flamand, français interdit. Je fus en quelque sorte son élève privilégié. Lorsqu’il faisait son entrée, feutre, canne en bambou, col de chemise à rabats, cravate rutilante, on aurait dit que les trompettes sonnaient comme dans un péplum.

« Leerling Henoumont, eerste vraag ? »

Il prononçait Henoumonne.

« He-nou-mont, Monsieur le Professeur !

— Buiten ! »

J’allais fumer mes premières pipes dans la cour durant le cours de Monsieur Schaltin, grand admirateur de Verlaine et Baudelaire… en flamand.

Mai 40 me sauva des examens de sortie.

*

En France, dans ce Midi en espadrilles qui n’avait jamais connu la guerre, le jour où l’armée belge capitula, on traita les jeunes Flamands de Boches du Nord.

Je tentais d’expliquer à mon logeur, maraîcher et rad-soc cassoulet que les Flamands étaient Belges comme moi. En vain.

« Eh non, petit ! Ils ne parlent pas comme toi ! Boudi, allons prendre le pastis. Laisse tomber, on les aura, les Boches ! »

Prophétique il était, mon logeur !

Paradoxe, j’ai donc découvert la Grande Bleue en cet été 40, bien avant notre mer du Nord. J’appartiens à cette génération que menaçait la tuberculose dès l’enfance. Plusieurs fois l’an, un médecin procédait à une inspection scolaire, écoutant les bronches des petits garçons au torse étroit envoyés à Coq-sur-mer au Home du Grand-Air. L’Ardenne m’avait guéri de l’asthme enfantin, je n’ai pas joué sur les plages au grand soleil iodé. J’étais entré déjà en amour pour une maîtresse dévorante : la rivière Ourthe, bien que je fusse éperdument amoureux de Guillemine aux seins pommés et de la brune Hubertine, les filles des fermiers flamands du château et ami de leurs frères, des géants débonnaires qui me juchaient sur les gros chevaux ardennais et courtisaient mes cousines. Ces fermiers flamands étaient riches, ceux qui ne l’étaient point arrivaient en octobre-novembre pour arracher les betteraves. Ils logeaient dans la grange et pour un salaire de famine, des journées durant dans les fourragères ou les sucrières, ils bravaient les lourdes pluies et les vents cruels, la gelée, la fatigue extrême. Je les ai vus encore à l’œuvre en Brabant wallon dans les années 60.

On n’abordera pas les années noires de l’Occupation qui nous conduiraient trop loin. Pour rappel, il y eut 5 % de résistants en Belgique, 5 % de collaborateurs et 90 % de gens qui attendirent, certains en faisant la guerre en écoutant la radio de Londres, volets fermés. Je laisse aux historiens ces années-là.

*

1944. La Libération. Le journalisme est un métier de toutes les découvertes, à commencer par les confrères flamands très, très cultivés avec qui j’ai copiné durant le Festival international de Bruxelles en 1947 et celui de Knokke en 48, année où je vis enfin la mer du Nord. Bien entendu, à Liège, j’ai connu bien des Limbourgeois de la deuxième ou troisième génération enrichis dans le négoce ou militants politiques à Wallonie libre (?) ou au parti socialiste. Le plus bel exemple est feu André Cools, petit-fils de mineur flamand, et un certain Alain Van der Biest, éblouissant écrivain dont on connaît la triste dérive.

Durant quarante-cinq ans, le reportage m’a porté aux quatre vents du monde et parfois en Flandre. Je n’ai pas oublié ces familles des carabiniers que je ne sais plus quel satrape congolais avait enlevés et séquestrait. J’ai découvert ce jour-là une Flandre que je croyais révolue. Des maisons basses comme écrasées par le vent, sol de terre battue, pauvres, pauvres alors que dans ces cités anciennes (qu’ils ont su protéger) d’autres Flamands craquaient de pognon. Nous étions au début des années 60, et bientôt la Flandre allait obtenir son indépendance culturelle en excluant le français. Erreur ou pas ? Pour moi, oui, le radicalisme flamand est aussi une forme d’intégrisme.

Je revois Jacques Brel, longue silhouette penchée sur un carton à chapeau où s’empilaient des photos de famille. Il disait à Miche Brel : « Tiens, voilà l’oncle, la tante, les cousins ! Ah, les cons, les cons… ! »

Je connaissais mon imprécateur préféré : il n’en pensait rien, il les aimait bien, ces Flamands du plat pays qui était le sien.

Et qu’il a chanté, les larmes aux yeux.

N’importe, j’aurais dû laisser tourner la caméra !

[1] Un homme des patrons

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