L’amour plus que les langues

Roger Foulon,

Il pleuvait à seaux depuis des semaines. La rivière charriait des masses d’eau boueuse entraînant des branches et des paquets d’herbes arrachés aux berges. Vers l’amont, on avait dû coucher les barrages. Et ici, on était en alerte, nuit et jour. La navigation était interrompue, les bateaux, lèges ou chargés, étaient à l’arrêt un peu partout.

Au chantier naval que dirigeait Ducoffre, un ancien marinier, la pluie et la boue contrariaient beaucoup le travail. Dans la cale de radoub, une mélasse gluante entourait les quatre péniches soutenues hors de l’eau par des étançons. Les ouvriers, vêtus de cirés pleins de cambouis, pataugeaient, des heures durant, dans la gadoue. Ils se protégeaient tant bien que mal sous les coques inclinées.

Il y avait là l’Altaïr, un trois cents tonnes datant de quinze ans. Sa proue avait été éventrée lors d’une collision, à la suite d’une fausse manœuvre. Près de lui, le Biesmel, un bateau, genre rafiot, construit voici près d’un demi-siècle, ici même, au temps des splendeurs batelières. Tout avait bien changé depuis lors. La mise à gabarit – 1350, voire 2 500 tonnes – de nombreux canaux et rivières avaient progressivement condamné à l’arrêt les cinq ou six chantiers navals qui, naguère, avaient donné richesse à la région. Seul, Ducoffre tenait le coup grâce à la réparation d’anciennes péniches. Beaucoup de mariniers l’appréciaient. Il était parfait bilingue et ses factures jamais trop salées. Le Biesmel nécessitait une révision complète de sa coque et de ses membrures. Quant à l’Altaïr, il faudrait bien des semaines encore pour réparer ses avaries.

Paulbert Dethier, un batelier du coin, avait hérité du Biesmel à la mort de ses parents. Il vivait à bord en compagnie de sa femme, Rosemonde, et de son fils, Abdon, un beau gars qui avait dépassé les vingt ans et servait de matelot. L’Altaïr appartenait à Petrus Van Looy, un Flamand bon teint, d’origine gantoise, ayant épousé Rogère, une femme solide, qui lui avait donné une fille, Marieke, dix-huit printemps, grande et bien faite, qui ne rechignait pas à la tâche, trottant de la proue à la poupe, tenant parfois le macaron, cette roue qui actionne le gouvernail.

Depuis leur entrée au chantier, les Dethier et les Van Looy ne frayaient pas. Flamands et Wallons se livrant souvent une guerre commerciale sans merci. Ils habitaient pourtant de menus logements contigus mis à leur disposition durant les travaux de réparation. Impossible, en effet, de continuer à vivre à bord en raison de l’inclinaison des coques, donc des cabines, et des difficultés d’y accéder via des échelles dangereusement instables. On devait faire contre mauvaise fortune bon cœur.

Question de patience !

Ces pied-à-terre n’étaient que des espèces de cagibis avec un fourneau à bois, une table, quelques chaises et, dans deux petites alcôves, des sommiers pour dormir. On camperait là, juste le temps des travaux.

Paulbert n’aimait pas les gens du nord. Il les trouvait hargneux, âpres au gain, prompts à la bagarre. À plusieurs reprises, dans les bureaux d’affrètement, il avait eu maille à partir avec eux. Certes, comme tous les mariniers, il baragouinait un peu de néerlandais, mais un certain malaise le prenait lorsqu’au gré de ses voyages il devait sillonner les provinces de Limbourg ou d’Anvers et s’exprimer dans un charabia qui le gênait. Aussi, d’avoir comme voisin, sur le plancher des vaches, un Flamand et sa famille ne le réjouissait guère.

Cette présence, la pluie incessante et la boue recouvrant tout le mettait en boule. Il était d’une humeur massacrante. À Rosemonde et à Abdon, il signifia qu’ils avaient à s’abstenir de se frotter à ceux d’à côté. « Avec ces gens, mieux vaut se tenir à carreau ! »

Durant des heures, chacun rongeait donc son frein. Les marteaux pneumatiques crépitaient sans fin, les zézaiements des soudeuses, les incessantes morsures des scies à ruban dans la menuiserie proche exaspéraient beaucoup les mariniers obligés de vivre, malgré eux, en reclus. Abdon surtout trouvait saumâtre son inactivité obligée. Aussi, malgré la pluie et la boue, il quittait à toute heure du jour sa geôle et s’en allait traînailler dans le chantier et le long des berges pour assister au déferlement des eaux.

Il avait vite repéré la fille de ses voisins flamands. Marieke l’avait aussitôt bouleversé. Vraiment la femme, telle qu’il s’en inventait l’image idéale, avec une croupe solide et des seins qui devaient pointer sous la blouse.

Naviguant sans cesse, il n’avait guère eu le temps, durant l’adolescence, de s’intéresser aux filles. Quelques escales, du côté de Conflans-Sainte-Honorine notamment, lui avaient cependant donné l’occasion de fréquenter l’un ou l’autre bal lors de fêtes populaires. Ces contacts avaient allumé en lui un feu que la rencontre quotidienne avec Marieke avivait grandement.

Marieke, elle aussi, trouvait désagréable sa réclusion forcée. Comme Abdon, elle profitait de toutes les circonstances pour laisser la bicoque où ses parents et elle vivotaient. Parfois, elle quittait le chantier pour effectuer des courses en ville. Abdon avait remarqué la chose. Plusieurs fois, il la suivit d’assez loin. Elle s’abritait sous son parapluie, grimpait la pente menant vers les magasins. Sous son imperméable, Abdon imaginait un corps parfait : reins aux courbes où il aurait voulu poser les mains, jambes vives, cuisses que moulait la robe.

La nuit, ne parvenant pas à dormir, il se représentait, derrière la mince cloison, Marieke allongée dans une nudité totale. Il en devinait les mouvements, la respiration, percevant parfois sa petite toux, comme un message traversant le lattis, signe lancé vers lui dans l’obscur.

Un matin, il n’y tint plus. Il pista de nouveau la fille. Dès qu’elle sortit de la boulangerie, il osa l’accoster. « Bonjour ! » Il se savait ridicule. Que lui dire à présent dans une langue dont il ne connaissait que les rudiments ? Mais Marieke ne paraissait nullement désarçonnée. « Dag », dit-elle. Et elle se mit à baragouiner quelques mots en français. Lui, de son côté, tentait de dire des choses gentilles, dans un flamand assez simpliste. Ils se mirent à rire, proches l’un de l’autre, sous le parapluie qui dégoulinait sans fin. Ils se regardaient. Un mot dans une langue, un mot dans une autre. Ils se comprenaient d’autant mieux qu’il venait de lui prendre la main et de faire avec elle quelques pas.

Malgré la brouillasse de cette fin d’hiver, ils s’en allèrent vers la rue commerçante de la ville. Ils ne se parlaient que par petits bouts de phrases, mêlant l’un et l’autre français et dialecte flamand. Cela créait entre eux une espèce de complicité naïve qui les amusait beaucoup. Marieke prononçait des mots en les estropiant d’une façon comique et en roulant les r qui semblaient parfois venir du fond de la gorge. Abdon fransquillonnait comme le font la plupart des mariniers wallons ayant l’habitude de voyager en France. Parfois, pour se donner un genre, il tentait d’utiliser ce qu’il avait retenu de ses contacts avec les gens du nord. Cela dénaturait ses propos. Ils pouffaient.

Mais ce qui leur importait avant tout, ce n’était pas de se parler, de se dire des choses savantes ; plutôt de se tenir la main, de sentir entre leurs doigts les doigts de l’autre, à tel point que leur vie se mêlait par ce simple contact et qu’ils étaient heureux.

Ils atteignirent ainsi le quai le long duquel des péniches solidement amarrées tiraient sur leurs entraves. Ils s’appuyèrent contre le garde-fou. Abdon osa enlacer Marieke. Elle ne résista pas. Bien au contraire, elle se blottit aussitôt contre lui. Ils se turent un long moment. À leurs pieds, les eaux, toujours en crue, feulaient. On entendait contre les perrés comme le bruit d’une étoffe sans fin déchirée. « Depuis des jours, je te regarde », dit-il. Elle avait compris, car elle répondit, du tac au tac, « Ik ook… ». Il la serra davantage de son bras. Ils étaient seuls au monde. Ils regardaient les péniches toutes luisantes de pluie. Les mariniers devaient s’acagnarder dans leur cabine. Parfois, l’un d’eux sortait, trottinait sur le plat-bord en courbant le dos, contrôlait les câbles enroulés autour des bites. La manœuvre n’intéressait nullement Marieke et Abdon. Pourtant, à la longue, ils tentèrent d’évoquer un peu leur bateau, leur vie. Abdon s’efforçait de parler très lentement, n’employant que des mots simples. Marieke paraissait comprendre. « Ja, ja ! » À son tour, elle voulait expliquer le conformisme de ses parents…

« Mijn vader, mijn moeder »… Rien que cette évocation mettait un peu de frayeur en ses yeux.

Alors, en suivant le chemin de halage que léchaient les eaux, ils regagnèrent le chantier, empruntant d’étroites passerelles qui enjambaient les sas des cales où l’Altaïr et le Biesmel s’allongeaient côte à côte. « Moi, vous » murmura Marieke en désignant les bateaux. « Toi, moi », corrigea Abdon qui, ensuite, questionna timidement avant la séparation : « Deze avond ? » Ils s’étaient compris.

À la nuit tombante, ils se retrouvèrent donc près de leur logement. Durant des semaines, il en fut ainsi. La pluie avait cessé et l’on sentait déjà les premières impatiences de mars. Paulbert et Petrus tout autant que Rosemonde et Rogère voyaient avec plaisir arriver la fin de leurs misères. Bientôt, leurs péniches repartiraient pour de beaux voyages. Cela n’amusait nullement Marieke ni Abdon. Comment allaient-ils vivre leur prochaine séparation ? Une intense brûlure les enflammait à présent qu’ils s’aimaient. À chaque rencontre top brève, Abdon sentait se cabrer contre lui un corps qui s’abandonnait. Leurs bouches se joignaient longuement, mais Marieke se dégageait… « Mijn vader ! »

De leur côté, Paulbert et Rosemonde se doutaient de cette passion. Heureusement, dans peu de temps, on s’en irait… « Pas cette fille de Flamands », souffla un soir Paulbert à son fils. Abdon se raidit. « J’ai mon âge », répliqua-t-il vertement. En homme impulsif, Paulbert fut sur le point de le gifler, mais il se contint. Abdon n’en dormit pas.

Le lendemain soir, il entraîna Marieke. La porte de la menuiserie proche des logements était ouverte. Ils entrèrent dans l’ombre pleine d’odeurs de bois et de sciure. Ils allaient à tâtons. Soudain, sous leurs pas, un tas de copeaux crissa. Un lit tout prêt pour l’amour. Ils s’y couchèrent. Abdon caressait enfin une peau lisse, douce, chaude. Marieke s’agrippait à lui, ayant noué ses bras autour d’un cou, d’un torse qui pesait sur elle de tout son poids. Ils s’aimèrent dans un déferlement de gestes et de cris.

Durant les semaines qui suivirent, les amoureux se revirent souvent. Malgré les reproches acerbes de leurs parents, ils fuyaient leur bicoque chaque soir. Ils erraient un moment à travers le chantier pour désorienter ceux qui, peut-être, les pistaient. Ils se retrouvaient alors dans la menuiserie. Avides de tendresse, ils s’abattaient aussitôt sur leur lit de copeaux pour un corps à corps plein de passion. Ces folies duraient de plus en plus longtemps, ponctuées de gémissements et de râles.

Quand ils regagnaient leur gîte, les parents détournaient les yeux et résistaient avec beaucoup de peine à la colère devant le désordre dans les vêtements et, surtout, devant le trouble encore visible sur les visages.

À plusieurs reprises, Petrus aussi bien que Paulbert tonnèrent. Leurs éclats de voix traversaient les cloisons. Au fil des jours, les Van Looy et les Dethier tentèrent d’empêcher ces rencontres. Il était trop tard. Marieke l’annonça tout de go à ses parents. Pour elle et Abdon, le mariage devenait nécessaire. Eh quoi ? Qu’y avait-il de mal à cela ? Abdon plaida aussi sa cause. Une Flamande ? Un Fransquillon ? Et alors ?

Quand les péniches furent réparées, l’histoire était entendue. Puisqu’il le fallait, qu’on en vienne vite aux choses pratiques. Dans ces discussions, Petrus Van Looy se montra intraitable. Il voulait un contrat de mariage en bonne et due forme. À Paulbert et Rosemonde, il tentait d’expliquer les choses en petit nègre. Ne voulant pas être en reste, Paulbert usait aussi d’une espèce de sabir, mêlant son français à du flamand mal assimilé. Malgré le sérieux de la discussion, c’était du plus haut comique. Mais pour Petrus, un sou était un sou. Paulbert, lui, se montrait plus coulant. Il acceptait même de se porter garant quand le jeune couple contracterait l’emprunt nécessaire à l’achat de leur péniche. Car Marieke et Abdon étaient pleinement d’accord. Ils voulaient continuer à naviguer, à l’instar de leurs parents. Cela finit par arrondir les angles. On passa chez le notaire. On fixa la date du mariage : ce serait au cœur de l’été, quand les congés ralentissent les affaires, surtout le transport fluvial.

*

Au jour dit, l’Altaïr et le Biesmel se retrouvèrent donc côte à côte. C’était un beau matin de juillet. Le soleil régnait en maître. Beaucoup d’autres péniches étaient à quai car on avait invité le ban et l’arrière-ban des familles Van Looy et Dethier. Beaucoup avaient combiné leur voyage pour répondre à l’invite et s’arrêter ici quelques jours. D’autres étaient venus des Flandres en car. Tout ce monde jacassait à qui mieux mieux, ce qui donnait à la place, le long de l’eau, des échos de tour de Babel avec des parlers du nord, du sud, de l’est car certains invités des Van Looy arrivaient des bords du Rhin.

Sur chaque bateau, palpitaient des oriflammes aux couleurs joyeuses. Les mariniers avaient tous hissé le grand pavois. Une multitude de petits drapeaux attachés à des filins frémissaient sous la brise. Beaucoup plus grands, le lion noir des Flandres sur fond jaune ornait l’Altaïr tandis que le coq wallon, rouge sur fond d’or, flottait haut sur le Biesmel.

On attendait les jeunes promis, leurs parents et la demi-douzaine de couples constituant la suite. Marieke serait au bras de Pétrus, Abdon à celui de Rosemonde. Pour descendre à quai, on avait jeté quelques planches reliant l’Altaïr à la terre. Un arc de triomphe garni de fleurs dominait cette passerelle improvisée.

Soudain, les couples apparurent, Marieke dans sa robe blanche qui cachait mal une certaine rondeur, Abdon dans un complet assez austère, les autres mis sur leur trente et un. Le protocole semblait bien réglé.

Tout à coup, une chose non prévue au programme se produisit. Marieke abandonna le bras de son père, Abdon celui de sa mère. Ils s’approchèrent l’un de l’autre, s’enlacèrent sous l’arceau fleuri et se donnèrent un long baiser plein de fougue. Quand ils se séparèrent, on crut deviner un doux aveu échangé.

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