C’est pas jujuste

Jean-Pierre Dopagne,

Mes compatriotes sont des cons.

Voilà ce que je me disais pendant mes années d’université, en ces temps désormais historiques où un certain Eddy Merckx faisait la une des journaux.

En affirmant la connerie de mes compatriotes, je ne voulais pas me poser en élite. Non : selon moi, je n’étais pas isolé à penser de la sorte, j’étais dans la « normale » du Belge sensé. Cons étaient ceux qui gaspillaient leur temps à suivre les élucubrations de cet Eddy au lieu de fréquenter des gens fréquentables, comme Madame Bovary, Don Quichotte ou Manon Lescaut.

Qui était cet Eddy Merckx ? Le peu que j’en savais, c’est qu’il était bipède dans ses meilleurs jours, encombré de deux roues et d’un guidon le reste du temps. Il portait une drôle de barboteuse et une casquette, il transpirait beaucoup et il faisait le désespoir des journalistes français, qui auraient voulu qu’il ne commençât pas toutes ses phrases par « Ben, écoutez, heu… »

Vraiment, il fallait être con pour se farcir les discours d’Eddy Merckx alors que, sur la chaîne voisine, on pouvait tout apprendre de Jeanne d’Arc, racontée par Henri Guillemin, qui ne disait pas un seul « heu » en trente minutes.

Aujourd’hui, au moment où le facteur m’apporte l’invitation de Marginales à écrire cet article, je suis occupé à chercher dans le programme télé à quelle heure AB3 diffuse le match Clijsters-Henin. Eh ! oui, je ne raterais Juju pour tout l’or du monde !

Et pourtant, je fréquente toujours Madame Bovary, Don Quichotte et Manon Lescaut.

Serais-je devenu con ? Ou la connerie a-t-elle changé de signification ?

Car le tennis, disons-le d’emblée, ne m’intéresse pas du tout. Pas plus que le football ou le water-polo. Alors, pourquoi Juju ? Elle n’est pas particulièrement jolie à voir sautiller dans sa brassière Siemens qui ferait rougir de honte Christian Dior et même Petit Bateau. En outre, elle n’est même pas méchante. Elle ne lance pas sa raquette par terre, elle ne terrorise pas son adversaire avec des yeux bazooka, et elle ne crie pas « han » à chaque balle (heureusement d’ailleurs qu’il y a la télé, parce qu’en radio, des silences comme ceux de Juju, ce serait mortel)…

Bref, parmi les stars, Juju est de la pire espèce. Mais elle compense, paraît-il, par les espèces sonnantes et trébuchantes qu’elle empoche après chaque match.

Eh ! quoi ? Tout travail ne mérite-t-il pas salaire ? Sauf que Justine, elle, ne travaille pas. Elle joue. Mais, dit-on, elle joue à un très haut niveau. Je ne le conteste pas : parfois, elle réussit même à lancer la balle au-dessus du filet.

Eh ! quoi (bis) ? Tout jeu ne mériterait-il pas salaire ? Expliquez-moi dès lors pourquoi mon ami comédien, qui joue lui aussi au plus haut niveau (c’est un des plus grands comédiens du royaume), doit jouer toute une année pour gagner la moitié du quart de ce que gagne Juju en une soirée ?

Oh ! il n’est pas jaloux, mon ami. Il se dit qu’affronter Serena Williams, c’est plus dur qu’affronter Brecht ou Shakespeare. Il se dit que la chaleur du soleil de Toronto est plus pénible à supporter que la chaleur des projecteurs du Théâtre National. Il se dit même que lui, à 75 ans, il jouera encore, tandis que Juju…

Oui, il se dit tout cela, mon ami comédien, et il n’est pas jaloux. Mais moi je dis : c’est pas jujuste.

Alors je décide de regarder mon ami. Mais j’ai beau zapper sur nos chaînes : mon ami, je ne le vois jamais. Sauf après la série policière,

dans les cinq minutes d’agenda culturel que vous ne regardez pas parce qu’à la même heure, il y a la série rose sur Canal Machin. C’est pour cette raison que vous ne connaissez pas le nom de mon ami comédien, un des plus grands du royaume. Quand il mourra, peut-être… oui, il y aura peut-être trois lignes dans Le Soir…

Voilà, je dois m’interrompre. Le temps d écrire cet article et l’heure est arrivée : Juju joue contre Kim. Je m’installe dans mon fauteuil et je regarde. Alors que, sur la chaîne voisine, je pourrais me cultiver avec Jujulie Lescaut (comme je l’avais fait avec son ancêtre Manon). Mais – hélas ! pour elle – Jujulie Lescaut n’a pas l’allure d’une princesse. Jujustine Henin, oui. Une princesse chaperon rouge que Serena n’a pas réussi à croquer. Une princesse cendrillon aux pantoufles de vair qui donnent des cloches aux pieds. Une vraie princesse, quoi. Qui fait rêver pour pas cher, jujuste le prix de l’abonnement à la télédistribution. Une vraie princesse, au-dessus du peuple, et si proche de lui.

Alors je regarde Juju. À la télé. Et j’espère pour elle…

Comme un con.

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