Justine ou le revers de la Fortune

Laurent Demoulin,

Ce n’est pas l’histoire de la femme qui, conformément à la tradition, fiche un clou dans un arbre centenaire en priant pour enfin tomber enceinte, ni celle de la petite fille qui aime se promener dans les cimetières, ni celle du professeur qui rêve de changer de travail, ni celle de l’agriculteur dont la terre est morte et qui décide de quitter le pays de ses ancêtres, ni celle du couple de jeunes mariés perdu dans une forêt en feu. Ce n’est pas l’histoire de la femme idéale dont les hommes ont peur et qui demeure célibataire. Ce n’est pas l’histoire de ceux qui se demandent comment ils vont payer leur loyer ce mois-ci, et le mois prochain et le mois suivant et ainsi de suite durant toute l’année, ce n’est pas mon histoire, ni celle de mon frère, ce n’est pas l’histoire d’un enfant dont les parents viennent de se séparer, ni celle d’un bébé né dans une yourte, une hutte, un igloo, un building désaffecté, une Cadillac, un château du Moyen-Âge, ce n’est pas l’histoire de la femme qui ne tombe amoureuse que d’hommes dont le prénom commence par “H”, Hubert, Hervé, Herbert, ce n’est pas l’histoire de l’homme incapable de désirer d’autres femmes que celles dont l’initiale est un “J”, Julie, Juliette, Justine, ce n’est pas l’histoire de la baronne qui ne sait jamais dans laquelle de ses cinq habitations se trouvent son livre de chevet, le portrait de son aïeul, ses documents officiels ou son robot mixer. Ce n’est pas votre histoire, c’est l’histoire d’une championne, la belle histoire de la petite qui défie les grandes, de la gamine qui affronte des femmes aux muscles d’hommes musclés, l’histoire de l’étoile qui reste sur terre, de la jeune fille célèbre qui épouse un garçon rencontré avant la célébrité.

Ce n’est pas l’histoire de l’adolescente cherchant, à travers l’Europe, un père inconnu et retrouvant sa trace juste après qu’il s’est pendu dans un grenier, ni l’histoire de la fille battue par son père et qui épouse un homme brutal, ni celle du type laid et repoussant dont le nouveau téléphone a hérité de l’ancien numéro d’un séducteur implacable, ni celle de l’homme idéal que les femmes dédaignent, ni celle de l’écrivain qui, enfin, après des années de ratures, met la dernière main à son chef-d’œuvre, le livre le plus profond dont il est capable, mais qui ne trouvera aucun éditeur. Ce n’est pas l’histoire de la mère qui, au moment de partir en quête de nourriture, espère que les combats ont momentanément cessé, ce n’est pas l’histoire de l’ouvrière, de l’employée, de l’intellectuelle qui ne gagneront pas en une vie l’argent que rapporte à un champion de golf une victoire dans un tournoi du grand chelem. Ce n’est pas l’histoire de l’homme qui, au moment de répondre à la question “Aimes-tu ta patrie ?”, ne sait s’il doit parler du pays où il vit, de celui où il est né ou de celui où il mourra.

C’est une histoire d’aujourd’hui, du temps où les héros et les héroïnes ne sont plus des guerriers, Achille, Roland ou Jeanne la Pucelle, mais de valeureux sportifs, d’intrépides championnes. C’est une histoire qui a lieu ici et, en même temps, sur toute la planète, sur toute la planète et pourtant dans un espace clos, partout pareil, délicieusement artificiel et géométrique, rassurant, immobile et multiple, huit mètres vingt-trois, vingt-trois mètres septante-sept, un espace qui n’existait ni à l’époque des peintures rupestres et du silex, ni au temps où de vrais héros et des dieux sexués s’affrontaient sous les noirs murs de Troie, un espace qui n’existait pas le jour où Copernic comprit le ciel, mais qui est solidement établi désormais, dans son abstraction souveraine, ses limites claires (claires malgré ce couloir ambigu, dehors et pourtant apparemment dedans, méfie-toi du couloir, Justine, n’y entre pas : tu n’y trouverais que ta perte — et par conséquent la nôtre), espace défini une fois pour toutes, éternel, résistant à toutes les guerres mieux que les tours de béton jumelles, mieux que les musées d’art mésopotamien. Roland Garros sera organisé l’année de ma mort comme de la vôtre. Et même quand il nous faudra porter le deuil en ton honneur, valeureuse Justine, Paris se couvrira d’ocre au printemps pour accueillir, comme si de rien n’était, les ineffables “spécialistes de la terre battue”.

Peut-être est-ce cela qui nous plaît, ce cadre intangible dans lequel nous voyons défiler sans cesse de nouveaux visages. Peut-être est-ce grâce à ce compromis unique entre l’éphémère et l’éternel qu’elle est si belle l’histoire de Justine, avec ses coups droits, ses revers, ses revers de fortune, ses Justine ou le revers de la Fortune, ses services, ses services rendus à la patrie, ses retours, ses retours de force, ses points gagnés à la volée qu’à personne elle n’a volés, ses changements de rythme inattendus, avec les coups qu’elle semble inventer dans cet espace pourtant si limité, ce champ de bataille minuscule que tant d’autres ont arpenté sur notre écran de télévision comme dans la vraie vie, ce rectangle rouge ou vert dont chaque centimètre est recensé, connu, archi-connu, deux sets de six jeux chacun pour la victorieuse, deux fois six font douze, un alexandrin, le court de tennis est un alexandrin, terrain à la fois vierge et clos, attendu et propice à l’invention, Justine y compte douze pieds, légère, quand elle court vers le filet dans la foulée d’un revers rimant, pour son adversaire, avec calvaire.

… Ce n’est pas l’histoire de l’homme qui hésite entre une femme belle mais méchante et une femme laide mais douce, intelligente mais froide/bête mais sensuelle, ni l’histoire de la femme qui se demande si elle dira oui à un homme beau, doux, intelligent et sensuel, ou si elle lui préférera l’impalpable majesté de la solitude, non, c’est ton histoire, Justine, Justine Henin, Justine félin, Justine féline, Justine de fer, Justine de faim, Justine d’hier, d’aujourd’hui et de demain, Justine Henin, c’est ton histoire et c’est un peu la nôtre à présent, depuis que, de t’avoir vue victorieuse, même si c’est absurde, même si nous ne nous en trouvons ni plus riches, ni plus libres, ni plus féconds, ni plus lucides, même si cela ne nous aidera pas à trouver notre chemin dans le dédale des amours postmodernes, pendant un instant, Justine, nous avons été contents.

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