Le texte qui suit n’est pas une fiction, mais un récit. Je me suis efforcé de reconstituer une de ces rencontres qui d’habitude nourrissent les nouvelles ou romans dans lesquels je les insère parmi des inventions imaginaires. Je n’ai ici modifié que le nom de la jeune femme dont je témoigne de quelques bribes de vie, confiées naguère et quelques lieux qui pourraient l’identifier. Pour le reste, tout est vrai ou plutôt conforme au souvenir que j’en ai conservé. Pour le reste, seules les exigences de l’écriture ont imprimé à ce texte la part de subjectivité qu’impose la fragmentation de la narration.

Je suis un piéton des villes. Partout où il m’est donné de passer quelques heures dans une métropole, je ne me prive pas de l’arpenter au hasard des rues que je découvre au fur et à mesure que mes pas m’y entraînent. Ce sont des déambulations sans but ni raison. Je marche simplement, comme si j’appartenais à la ville inconnue ou que j’essayais d’en donner l’illusion. Je m’arrête devant les vitrines des magasins, j’y entre parfois. J’évite les lieux que m’auraient indiqués les guides touristiques que j’abandonne à l’hôtel. J’essaie de me perdre. À Bruxelles, où je vis depuis près d’un demi-siècle, je pratique aussi cet exercice de curiosité et d’étonnement. Bien sûr, il m’est très difficile de m’égarer dans la capitale européenne que je dois aujourd’hui connaître mieux que n’importe quelle autre cité. Pourtant, se modifiant sans cesse, elle m’offre toujours son lot de surprises. Celles-ci sont parfois des rencontres.

Un soleil d’été éclairait ce matin-là. Je ne sais plus pour quelle raison (s’il y en avait une), je me trouvais dans les galeries royales Saint-Hubert et je me dirigeais vers la rue Neuve après avoir stationné ma Vespa noire dans la rue des Dominicains. J’empruntai la rue de l’Écuyer et avançai d’un bon pas vers la Monnaie. La rue était dans l’ombre. L’air y était encore frais. J’aperçus, assise sur le trottoir dans une tache de soleil, appuyée contre la vitrine d’un magasin d’alimentation (un « Night Shop » ou un Delhaize « express » je ne m’en souviens plus) une jeune femme, visage levé vers le soleil. En m’approchant, je reconnus Adhita.

 

Lorsque l’on aperçoit dans une situation inattendue une personne qui n’aurait peut-être pas aimé être ainsi surprise, la tentation vous gagne de rebrousser chemin ou de changer de trottoir. J’hésitai à faire de la sorte. J’avais rencontré Adhita à plusieurs reprises dans les couloirs de la gare Centrale lors de distribution de repas chauds. Je connaissais son histoire : adoptée enfant par une bonne famille bourgeoise de Bruxelles, elle avait décidé à l’adolescence de fuguer. Elle s’était retrouvée à la rue, entraînée dans la spirale de la petite délinquance, des arrestations, des gardes à vue. À sa majorité, ses parents avaient perdu le recours de signaler ses disparitions successives. Ils s’étaient aussi lassés de cette jeune femme imprévisible qui se trouvait à présent sous la coupe d’un SDF, beaucoup plus âgé qu’elle. Je savais aussi, elle me l’avait confié lors d’une des distributions de repas, qu’elle était tombée enceinte, qu’elle avait accouché. De temps en temps, elle voyait ce bébé que le service d’aide sociale avait placé en attendant de trouver une famille d’accueil. Lorsque Adhita parlait de son petit Oscar, ses yeux s’embuaient de larmes contenues. Elle souriait alors pour ne pas pleurer en me disant qu’elle l’appelait « Oscar-go », comme un escargot qui ne s’en irait pas trop vite, qu’elle pourrait rattraper un jour. Voilà ce que je savais de la petite Indienne qui surgissait entre de longues absences dans les couloirs de la gare Centrale.

 

Je m’approchai d’elle. Elle avait les yeux fermés, visage souriant dans le soleil de juin. J’aurais pu ne pas m’arrêter, jeter une pièce dans le gobelet de carton et passer mon chemin. Lui éviter ainsi d’évoquer son bébé, qui devait avoir deux ou trois ans aujourd’hui, m’éviter aussi ce serrement du cœur que son histoire m’occasionnait chaque fois que j’avais demandé de ses nouvelles.

Je me suis arrêté.

— Bonjour Adhita.

Elle s’est crispée. Sans doute sur ses gardes. Le sourire a disparu de son visage. Elle n’a pas ouvert les yeux tout de suite. J’ai éprouvé le sentiment de me trouver devant un animal qui se sait traqué par une menace inconnue et se fige, comme si l’immobilité le rendait invisible. Elle tourna son visage vers moi, puis ouvrit les yeux.

— Tu me reconnais ? Jean. Nous nous voyons parfois gare Centrale.

Elle sourit. Rassurée de m’avoir reconnu, de s’être souvenue que j’étais un « gentil » comme elle me le disait au terme des confidences qu’elle me livrait à chacune de nos rencontres.

— Bien sûr !

— Dis-moi, Adhita, il est presque midi. Je m’apprêtais à aller manger un sandwich. Je t’invite ! D’accord ?

Elle n’hésita pas longtemps. Ramassa son gobelet, glissa deux ou trois pièces de monnaie qui s’y trouvaient dans la poche de son jean, enfila son parka qui lui avait servi de coussin et nous nous mîmes en route.

 

Devant une pâtisserie « de luxe » (ou prétendue telle) qui proposait café chaud, thé et repas du midi, je lui proposai d’entrer et de nous installer à une des tables qui donnaient sur la rue. Nous entrâmes et je lui conseillai de nous asseoir sans attendre d’être placés (je redoutais que la serveuse, voyant le parka crasseux d’Adhita, son visage sale, ses cheveux gras, ses bottines boueuses, nous mette à la porte, prétextant que la cuisine était fermée ou que les tables étaient réservées…). Une fois assis, personne ne pourrait nous déloger.

 

J’observais en souriant la petite Adhita. Elle devait avoir vingt-cinq ans, mais elle en paraissait dix de moins. Son air enfantin était accentué par la gourmandise qu’elle ne pouvait dissimuler en regardant, derrière moi, la vitrine des gâteaux. Elle ôta son parka et parut encore plus frêle. Je songeai à une histoire que j’avais inventée naguère, racontant le plaisir enfantin d’une très vieille clocharde à qui un garçon de café avait offert un Cécémel. Le narrateur de cette histoire observait la même gourmandise enfantine dans le regard de la vieille que celle que je voyais dans les yeux pétillants d’Adhita.

 

— Je t’invite bien sûr ! lui dis-je pour qu’elle n’hésite pas à aller choisir tout ce dont elle aurait envie. Il y a des salades, des sandwiches, des gâteaux… Fais-toi un plateau. Je garde notre table en t’attendant…

— Tu crois que je peux aller me laver les mains avant ? s’inquiéta Adhita.

J’avais oublié que, enfant adoptée, Adhita avait été élevée par des parents attentifs, qui lui avaient donné sans compter de l’amour et une éducation « occidentale » traditionnelle. Adhita, malgré la crasse que la rue avait déposée sur elle depuis des années, avait conservé ces gestes anciens comme de se laver les mains avant de passer à table. Sans doute n’avait-elle pas eu l’occasion de le faire depuis longtemps, mais ici, l’occasion se présentait.

— Bien sûr, Adhita. Vas-y dès que tu m’auras dit ce que je peux commander pour toi.

 

Elle se leva, examina attentivement le comptoir et me récita, en souriant de façon espiègle, son menu : « Salade niçoise, avec beaucoup d’anchois, pain et beurre, beaucoup de beurre, et puis un merveilleux, et aussi une tarte aux pommes, et un jus d’orange, des oranges pressées bien sûr… » Elle se retourna et disparut dans les toilettes.

 

La serveuse prit note de la commande. « Elle m’a l’air d’avoir un bel appétit, la petite » sourit-elle. Je m’en voulus d’avoir craint qu’elle nous mette à la porte…

 

Adhita s’installa devant la salade niçoise qu’elle commença à déguster. Elle se tenait bien droite sur la chaise qu’elle avait rapprochée de la table, avait les gestes de la jeune fille bien élevée qu’elle était. Tout en elle était contraste. Son visage pétillait comme celui d’un enfant gourmand, ses yeux restaient graves et aux aguets comme ceux d’une adulte vivant dans la violence ; ses mains propres et parfumées prolongeaient des avant-bras noircis de suie et de graisse et les manches d’un pull poisseux et détricoté ; elle jetait des regards craintifs autour d’elle, mais me faisait la conversation avec une civilité déroutante.

— Comment vas-tu, Jean ? Il y a longtemps que nous ne nous sommes plus vus… Et Élisabeth, ta fille si gentille, elle est mariée maintenant ?

Elle prenait de mes nouvelles, comme si j’étais un oncle ou un parrain revenu de voyage.

— Et toi, Adhita… Raconte-moi…

Les yeux s’embrumèrent. Elle passa la main, parfumée, sur le front dont elle écarta une mèche de cheveu.

— Je n’ai plus vu Oscar depuis un an. Mais je crois qu’il va bien.

Elle essaya de détourner la conversation en m’interrogeant à son tour sur mon fils, Julien.

— Dis-moi, où vis-tu maintenant ? Es-tu à l’abri, quelque part ?

— Oh oui ! C’est bien maintenant. J’ai de l’électricité. J’ai pu bricoler une ampoule et je peux m’installer pour lire sans être dérangée…

— Tu es dans une maison d’accueil ?

— Non, non. gare du Midi. Avec mon compagnon (je frémis en me souvenant de cet homme, beaucoup plus âgé qu’elle, que je savais brutal, condamné à plusieurs reprises pour agressions, vol, viol…), nous squattons une cabane à outils abandonnée. Je me suis fait un début de bibliothèque… tu te rends compte !

— Je ne savais pas que tu aimais la lecture. Tu as des préférences ?

— Les livres de souvenirs et les biographies. Je lis un livre sur Gandhi. Mais mon préféré, c’est Che ! Che Guevara ! Mon idole.

— Si tu veux je peux t’apporter, en un seul volume, les œuvres complètes du Che.

— Oh oui ! ce serait formidable. Y a-t-il le Voyage à motocyclette ?

— Je crois bien. Et aussi les Souvenirs de la guerre révolutionnaire cubaine, et si je me souviens bien, son Journal du Congo, et bien sûr son Journal de Bolivie !

En énumérant ainsi les titres que je pensais réunis dans ce gros livre que je n’avais pas lu, j’espérais avoir une occasion de revoir Adhita, de lui fixer un rendez-vous pour le lui offrir…

— Si tu m’expliques où tu habites, je te l’apporte demain ? Tu me montreras ainsi ta bibliothèque et ton installation… Ne t’en fais pas, je ne dirai à personne l’endroit que tu squattes…

Son visage s’assombrit. Je devinai que j’avais été trop loin. Quel que soit le rendez-vous qu’elle me promettrait, je sus qu’elle n’y viendrait pas. Elle joua le jeu pourtant.

— Eh bien, revoyons-nous demain. Je serai au même endroit que celui où tu m’as rencontré. Même heure, même lieu…

Je voulais la retenir encore, ne pas la laisser s’enfuir. Elle s’était levée déjà, avait enfilé son parka.

— Attends. Ne veux-tu pas que nous allions rue Neuve. Il me semble que tu aurais besoin de refaire un peu ta garde-robe, non ?

— D’accord. Demain. Je dois y aller maintenant. Merci Jean.

Elle se pencha vers moi, me fit la bise.

En souriant, elle disparut.

 

Je ne l’ai plus vue depuis.

Régulièrement, les matins de soleil, mes pas m’entraînent rue de l’Écuyer. Le responsable du magasin « Express » me dit comme à chaque fois :

— Non, non. Je ne l’ai plus vue depuis bien longtemps. J’ai toujours votre livre. Promis : je lui donnerai quand je la verrai. Ne vous en faites pas.

Comment ne pas m’en faire ? J’imagine Adhita, la petite Indienne qui lit Che Guevara, la cabane à outils qu’elle squatte, le compagnon violent, les livres dans lesquels elle trouve un refuge dans le refuge. Les histoires qu’elle apprend par cœur pour les raconter, plus tard, au petit Oscar qui grandit sans elle.

En terminant ce récit, je tape dans un moteur de recherche « Adhita ». Un prénom indien qui signifie : « Celle qui a été éduquée ».

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