Cher Georges

Jean Jauniaux,

(Quelque part dans le monde, à la veille du déclenchement de la deuxième guerre d’Irak)

Cher Georges,

Nous n’avons pas pour habitude de nous écrire. C’est le moins que l’on puisse dire… Les haines familiales qui se perpétuent entre générations ne contribuent pas au développement de dialogues paisibles et harmonieux. Mais, tant pis ! Je me résous à le faire au risque de t’entendre dire que ma démarche constitue un signe de faiblesse, qu’elle recèle une de ces traîtrises dont je serais coutumier, ou qu’elle représente, à tes yeux de paladin des temps modernes, une veulerie habituelle de mes corréligionnaires que d’anciennes croisades auraient dû éradiquer faute de pouvoir les évangéliser.

Tant pis !

Nous sommes à la veille du combat. Je ne vais pas rabâcher d’anciennes histoires. Tu en as une vision tellement approximative.

Et puis, leur complexité est telle que le temps nous manquerait pour venir à bout de leur étude et de leur compréhension. Je suis un utopiste : cette missive deviendra peut-être la première d’une longue série si elle aboutit à une réconciliation entre nos visions du monde. Sinon, elle ira rejoindre, dans quelque livre, un chapitre de l’histoire de l’humanité. Cela nous rappellera, mais trop tard, les rayons poussiéreux des bibliothèques que nous aurions dû, toi et moi, fréquenter avec davantage d’assiduité. À moins qu’entretemps les flammes ne les aient réduites en cendres, et la lettre… et l’histoire… Mais je m’égare.

Je te hante nuit et jour. Demain, dimanche de la Trinité, date fixée à jamais au calendrier de ta belliqueuse déraison, tu vas combattre à nouveau.

La perspective de renoncer à cette guerre ne t’a jamais effleuré, même du souffle ouaté d’une aile d’ange, même d’une écharpe de lumière mauve, comme on en voit certains matins tracer une ligne à l’horizon. Je m’égare encore… La digression est un défaut propre à nos contrées.

Renoncer : tu te l’interdis. Le poids de ton orgueil, l’aveuglement de ta soi-disant « mission », la démente nécessité de la « croisade » que tu crois devoir mener. À tout prix. À tout jamais.

À tout va ! Où sont les rêveries de ton enfance quand, cow-boy sur un cheval de bois, tu défendais la veuve et l’orphelin ?

Avant les combats, nous n’avons jamais pensé à nous parler, à nous rencontrer, à tenter de nous comprendre. Non ! Nous passons l’année, jours et nuits, à fourbir des armes, à gonfler nos muscles, à nous invectiver par messagers interposés, à exciter la ferveur de nos troupes. Enfin, cette observation ne concerne que toi. Même si tu ne veux pas l’admettre, moi j’ai toujours combattu seul. Tu disposes à profusion d’hommes et de femmes habiles, audacieux, formés, entraînés, nombreux, organisés.

Pendant que je panse sur ma vieille carcasse les plaies des combats passés, toi, tu galvanises tes troupes. Tu convaincs les sceptiques. Tu assourdis les contradicteurs. Tu rassures les timorés.

Et puis, tu souris aux caméras.

Du fond de ma tanière (dont tu me feras sortir au jour dit du Dimanche de la Trinité), j’observe cette agitation fébrile…

Pour me donner du courage, je gesticule, je grimace, je donne de la voix, je souffle le chaud et le froid. Et le bon peuple vocifère, crie, hurle, me hait… ton peuple, bien sûr. Ton armée, tes soldats devrais-je dire. Car est-ce cela un peuple, en rangs, en uniforme ?

Tu le sais. C’est écrit. Tu gagnes toujours. Les trophées des victoires anciennes encombrent même les chansons folkloriques qui résonnent dans le coeurs de tes soldats, tes chinchins comme tu les nommes. Je m’incline. Je me suis incliné chaque fois… Le Bien l’emporte sur le Mal, dis-tu après chaque affrontement…

« Vade retro Satanas ! » clames-tu en élevant haut dans le ciel les lambeaux arrachés à ma carcasse trouée de toutes parts.

Il ne restera bientôt plus assez de peau pour que tes chevaliers puissent encore y enfoncer les glaives qu’ils brandissent maintenant, faces grimaçantes d’enfants soulagés d’avoir survécu.

Et tu gagnes chaque fois. C’est la loi de l’histoire, dis-tu. Il faut respecter les vieilles traditions.

Demain, le combat devrait commencer…

Mais, lorsque cette lettre te parviendra, il sera encore temps que tu médites ce qu’à présent je vais te dire.

Jamais je ne t’ai vu, à la veille du combat, te répandre autant que cette année : te saoûler de mots (tu ne bois plus, n’est-ce pas ?), de déclarations tonitruantes, comme si tu ne voulais pas entendre cette petite voix intérieure qui te fait douter, la nuit, de la légitimité du lendemain. Tu sais ce doute qui te gagne au détour d’une phrase, quand tu vois tous ces regards rivés sur toi, qui boivent tes paroles, « la bonne parole » a-t-on pu lire ! Tu sais ce doute qui t’éveille en sursaut, ce doute qui te tourmente dans les moments les plus anodins de la vie, lorsque tu te promènes dans les senteurs du matin, que tu rêves assis dans une barque paisible au milieu d’un lac poissonneux. Ce doute te hante depuis ton élection alors que tu aurais préféré jeter le gant, avouer que tu n’étais pas à la hauteur. C’est une responsabilité tellement lourde, et tout ce bon peuple qui attend, qui frémit, qui bruisse derrière la porte, qui accompagne chacun de tes pas :

« Alors, Georges ! Prêt pour le combat ? » Que de fois as-tu entendu cette injonction. Que de fois as-tu été tenté d’avouer être dépassé par les événements.

Georges, avant que tu n’ouvres les hostilités, au moment où tu liras cette lettre apportée au saut du lit par une grappe de conseillers zélés, je voudrais que tu entrevoies une hypothèse à laquelle, je le sais, tu n’as jamais été insensible.

Et si, cette fois-ci, l’on ne se battait pas ? Si l’on se tournait vers la foule rassemblée, toi fringant et fier, moi hirsute et épuisé, pour les inviter à fêter l’utopie de la paix ?

Je vois déjà une escorte bigarrée nous mener en triomphe vers le beffroi.

Mais, je rêve.

J’entends déjà tes chiens, tes chinchins.

À demain donc, cher Georges.

Le Dragon

*

Note : À Mons, petite ville du Hainaut en Belgique, saint Georges secondé par des  chinchins (ce terme en wallon désigne des chiens) terrasse un dragon de carton, lors d’un combat folklorique dit du « Lumeçon ». Ce combat, qui voit depuis toujours la victoire du paladin sur le dragon, se tient rituellement le dimanche de la Trinité, sur la Grand-Place.

Partager