Le rêve de Georgie

Liliane Schraûwen,

— Moi, je serai aviateur.

— Et moi, pompier !

— Je serai cosmonaute.

— Pilote automobile. Explorateur. Journaliste. Policier. Soldat. Réparateur de voitures.

— Maîtresse. Infirmière. Actrice de cinéma. Coiffeuse. Mannequin…

Les cris fusent. Les petits garçons rêvent d’uniformes et d’exploits. Tous, ils seront beaux, riches, courageux, admirables et admirés. Chez les petites filles, les images traditionnelles continuent de faire des émules. Personne, bien sûr, ne sera chômeur ou délinquant. Personne non plus pour embrasser la carrière de voyageur de commerce, de marchand à la petite semaine, de tenancier de bar, d’homme de peine, de femme de ménage. Normal. C’est ainsi que fonctionne le monde des enfants, à coups de rêves. La vie, hélas, se chargera de mettre les pendules à l’heure.

Miss Jane cependant ne se fait pas trop de soucis pour ses élèves.

À Midland, Texas, dans cette école privée où seuls sont admis les rejetons de l’élite, la plupart accompliront leurs rêves, du moins ceux de leurs parents. Sans doute les cosmonautes et pilotes de courses seront-ils rares parmi les adultes que deviendront un jour ces petits, et plus rares encore les garagistes, les infirmières et les coiffeuses. Les garçons seront banquiers, hommes d’affaires, financiers, pétroliers… Comme leurs parents. Les fillettes deviendront des jeunes filles blondes et ravissantes qui feront de beaux mariages et donneront à la nation des fils et des filles sains et remplis d’idéal.

– Je serai inventeur.

– Moi, je ferai des films qui gagneront plein d’oscars.

– Et moi…

Amusée, Jane les écoute rêver leur vie. Elle aussi, jadis… « Je serai maîtresse d’école » avait-elle dit à son institutrice, et c’est arrivé. Dans une école sans drogue — ou alors si peu -, sans violence, sans armes. En charge d’une classe de tout-petits, six ou sept ans à peine, qui ne lui posent guère de problèmes. Blancs, presque tous. Un peu arrogants, certes, avec l’illusion que tout leur est dû. Quoi de plus normal, quand on connaît leurs familles. L’élite, vraiment. Dans tous les sens du mot. Tel Georgie qui fait le pitre, comme toujours, avec son accent nasillard typique du Texas. Son père, un juriste reconverti dans le pétrole, est, à ce que l’on prétend, à la fois sportif émérite et héros militaire. Un insupportable petit garçon, le fiston, qui collectionne les photos de joueurs de base-ball et ne rêve que de prendre place, un jour, parmi eux. C’est d’ailleurs ce qu’il crie aussi fort qu’il le peut.

– Joueur de base-ball, voilà ce que je ferai ! Le plus grand joueur du monde.

 

La famille déménage à Houston, et l’on expédie le remuant gamin en pension, dans la prestigieuse Académie où son père, avant lui… Mais Georgie reste ce qu’il a toujours été : un cancre. Boute-en-train, certes, joyeux drille, noceur, chahuteur, mais élève médiocre et même piètre sportif. Il ne sera pas joueur de base-ball.

À quoi rêve-t-il, l’adolescent turbulent, le fêtard toujours éméché, l’étudiant universitaire dont les notes sont catastrophiques ? De quoi sont peuplés ses éthyliques fantasmes ? Pas de gloire, en tout cas, ni d’exploits militaires. Pendant la guerre du Vietnam il trouve refuge au sein de l’escadrille aérienne de la garde nationale du Texas, dont les appareils vieillissants ne risquent guère d’être engagés dans le conflit.

Fils à papa, désœuvré, amateur de femmes et d’alcool, il s’amuse, travaille vaguement dans le pétrole, accumule dettes et échecs, pendant que son père, irrésistiblement, poursuit son ascension.

Après… Il y a eu une sorte d’extase mystique, au seuil de la quarantaine. À moins, bien sûr, qu’il s’agisse d’une quelconque hallucination née du whisky ou de la coke.

Brusquement, il s’assagit et se lance en politique, lui aussi, comme papa. Son entregent fait merveille. Il plaît. La suite se trouve dans tous les livres d’histoire. Car un jour vient où, enfin, il prononce le fameux serment qui fera de lui le quarante-troisième président des États-Unis. So help me God. Belle revanche pour le gosse indiscipliné et peu doué dont chacun se moquait, à commencer par son glorieux géniteur.

 

– Que ferez-vous quand vous serez grands ? avait un jour demandé l’institutrice de la petite école de Midland.

– Joueur de base-ball, a-t-il menti.

C’est qu’il n’a pas osé dire le fond de sa pensée. On se serait moqué de lui. On l’aurait grondé, puni peut-être.

« Je serai le Maître du Monde ». Voilà ce qu’il avait eu envie de répondre. Le Maître du Monde, comme dans une bande dessinée ou dans l’un des films qui faisaient rêver les petits Américains de son âge.

Il s’est bien amusé, tant qu’il a pu le faire. Il a profité de l’argent et de la notoriété de sa famille, du prestige lié à son nom. Puis, quand le temps de la jeunesse s’est achevé, il s’est souvenu de son rêve ancien. Devenir le Maître du Monde… Pourquoi pas ? Plus de bloc de l’Est, plus de rivalité ni de contre-pouvoir à redouter. Le rideau de fer s’est déchiré, le mur de Berlin, comme tous les murs, s’est écroulé. L’homme le plus influent de l’univers, c’est le président de ce pays merveilleux dans lequel il a la chance d’être né, lui, le petit Georgie sans envergure.

La gloire, la puissance, le pouvoir. Le monde, entre ses mains, telle une masse de pâte à modeler qu’il pourra façonner, écraser peut-être. Les merveilles de l’american way of life. Propager la vérité. Former des jeunes, en faire des hommes accomplis, des Américains, regard clair et muscles d’acier. Jouer aux petits soldats avec de vraies figurines, grandeur nature, qui volent dans de vrais avions, larguent de vraies bombes, tuent de vrais hommes avant de vraiment mourir. Il s’est souvenu de la merveilleuse guerre du Koweït, victorieusement et chirurgicalement menée par son père. Il s’est dit qu’il doit bien y avoir une autre guerre à déclarer, quelque part, qui fera sa notoriété.

Alors il y a eu le 11 septembre 2001 et l’incroyable drame. Les écrans de télévision du monde entier l’ont montré, assis parmi de jeunes enfants, dans une salle de classe, tentant de faire bonne figure. Les écrans du monde entier ont montré aussi, inlassablement, les terribles images. L’Amérique, ébranlée, est entrée dans la peur. Lui aussi, le Maître du Monde, comme les autres. Maître d’un monde fragile et menacé, pour la première fois de son histoire. Il a senti la panique déferler en même temps que la colère et le désir de vengeance.

Très vite, il est apparu qu’un certain Ben Laden, richissime ex-ami des States et fanatique adversaire d’un Occident impie et décadent, était l’instigateur du drame. Georgie s’est alors souvenu des films de son enfance, Ivanhoé, Robin des Bois et toutes ces fresques merveilleuses, dans lesquelles de preux chevaliers s’en vont, une grande croix sur la poitrine, libérer le tombeau du Christ. Il a parlé de croisade du Bien contre le Mal et a lancé contre le terroriste fou toute la force de ses armées, les officielles et les autres. Sans jamais le trouver, hélas. Mais tout n’est pas fini, vous verrez. Sus aux Maures et aux Sarrasins, comme au bon vieux temps, et comme au bon vieux temps encore, sus à leurs richesses qui ne sont plus, de nos jours, d’épices et de soieries.

Pauvre Georgie, tout petit maître d’un monde qui craque de partout, avec par endroits des tyrans cruels, des despotes fous, des potentats sanguinaires, césars, führers, autocrates de tout poil, dictateurs déments, irresponsables, forcenés, délirants… La terre, pourtant, pourrait être si jolie, sous la bannière étoilée claquant joyeusement au vent de la Justice et de la Vérité.

Quelque part aux marches de l’Asie, un vilain moustachu, pendant ce temps, plus fou encore que Georgie-le-Pur, cachait au fond de grottes obscures de terribles arsenaux tout remplis d’armes « de destruction massive » selon la formule consacrée. Comme si des armes pouvaient avoir une autre finalité que celle de détruire, le plus massivement et le plus efficacement possible ! Bombinettes plus ou moins nucléaires, armes chimiques et biologiques, gaz jadis expérimentés sur un village kurde vaguement dissident… Il paraît que l’Irak regorge d’antres clandestins dans lesquels de nouveaux alchimistes, patiemment, transmuent en mort blanche ou noire le pétrole et l’or.

Les grands chefs de 191 États, de leur côté, s’agitaient beaucoup. Recommandations, menaces, discussions, tergiversations, déclarations… Comme si l’exotique mégalomane, vraiment, mettait en péril la paix du monde en même temps que la quiétude des États-Unis. Comme si le moindre avion chargé d’anthrax ou d’autre chose avait la plus petite chance de faire route vers New York ou Washington sans se trouver abattu avant même que d’avoir parcouru le dixième de son voyage ! Bien sûr, chacun sait qu’il convient de se méfier des moustachus, surtout lorsqu’ils portent l’uniforme et occupent de hautes fonctions. Bien sûr, l’individu a prouvé de quoi il est capable, et il ne viendrait à l’idée d’aucun être sensé de présenter son pays comme un modèle de paix, de démocratie et de liberté. Mais depuis quand, dites-moi, Georgie-le-Pur se soucie-t-il du sort de tous ceux qui vivent là-bas où les gaz et les bombes risquent de les atteindre ? Hommes au teint sombre dont la langue gutturale paraît ne charrier qu’injures et menaces, femmes aussi bruyantes que voilées, gamins aux yeux trop noirs qui ressemblent tant à ceux de Palestine… Est-ce pour les protéger, vraiment, que Georgie-Cœur-de-Lion s’en va-t-en guerre ?

Bien sûr encore, c’est une certaine idée de la démocratie qui est en jeu, c’est la Liberté, le Bon Droit, la Paix en somme qui se trouvent au centre du débat. Cette paix, justement, qu’il convient de préserver et de protéger, voire d’imposer. Et tant pis si, pour cela, il n’y a pas d’autre chemin que celui de la guerre.

Car enfin, rappelons-nous les leçons du passé. Un bon Indien est un Indien mort, cela fait longtemps qu’on le sait. Sans doute est-ce vrai aussi pour un tas d’autres peuples. Le monde sera si beau lorsque, enfin, la vérité partout aura triomphé, noyée dans les flots de Coca-cola et de pétrole qui couleront joyeusement sur une planète pacifiée comme le fut en d’autres temps le pays du Soleil Levant.

 

L’après-midi glisse lentement, avec dans l’air comme une douceur déjà printanière. Le Président a pris congé. Il se sent fatigué de tous ces discours inutiles, et des difficultés de plus en plus fortes qu’il a à s’imposer. Il aurait mieux fait de devenir joueur de base-ball…

Voilà que la France, la toute petite Belgique et même l’Allemagne osent s’opposer à sa puissance. La France, après tant de sang versé pour elle ! Quelle ingratitude, vraiment. Et la Belgique, insignifiante au point que personne, en Amérique, n’en connaît même l’existence. Une sorte de royaume d’opérette dont le chocolat et la bière seuls assurent la notoriété, avec un roi, une reine, des princes et des princesses qu’il a rencontrés quelquefois… On comprend mieux l’Allemagne, qui doit avoir du mal à oublier cet autre dictateur à la voix gutturale qui jadis… Heureusement qu’il y a Tony pour le soutenir sans faiblir.

Le Président rêve, le regard perdu. Là-haut, par-dessus les nuages légers du ciel texan, plus loin que la lune et les autres planètes, plus loin même que le soleil, Dieu lui sourit dans sa barbe. George lui rend son sourire. Une grande vague de fierté et d’émotion monte en lui, le Chef Suprême du pays le plus puissant du monde par la grâce de ce Dieu qui, depuis, toujours, bénit l’Amérique et ceux de ses habitants qui le prient avec une confiance gravée dans le cuivre de leurs pièces de monnaie. Il se souvient de ce que les médias appelaient « le bouton rouge » sur lequel ses prédécesseurs avaient le droit d’appuyer, et eux seuls, pour lancer la grande offensive contre le communisme qui, en ce temps-là, dominait l’autre moitié du monde. Des missiles étaient prêts et des avions, pointés sur l’ennemi, le ventre lourd de merveilleux engins capables de déclencher l’apocalypse. Une ou deux fois, il s’en est fallu d’un cheveu. Il s’est souvent demandé ce qui se serait produit si… Les gens parlaient de réaction en chaîne, de succession d’attaques et de ripostes que personne n’aurait pu arrêter. On disait que ce serait la fin du monde ou, à tout le moins, la fin de l’homme. Mais qui peut savoir ? Il y avait ce fameux bouclier quelque part dans l’espace, et la guerre des étoiles, et Dieu qui, toujours, reconnaîtra les siens.

Finalement, l’Empire Rouge a implosé sans l’aide de personne, vérifiant en cela le dicton biblique selon lequel périt tout royaume divisé contre lui-même. Une bonne chose pour le Droit et la Vérité, c’est-à-dire pour les States. C’est du moins ce que chacun a cru, à l’Est comme à l’Ouest. Jusqu’au moment où a surgi un nouvel ennemi, quand le terrorisme a traversé l’océan. Le bouton rouge était toujours là. Il restait suffisamment d’armes — conventionnelles ou non — pour transformer l’Afghanistan en un désert sans vie. Mais il a fallu que la diplomatie, une fois de plus, s’en mêle. L’ONU, l’Europe, les Alliés, les ONG, le Pape lui-même… George a transigé. On s’est contenté d’intervenir de manière plus traditionnelle et, finalement, on a gagné. Comme toujours et partout… ou presque. Même si Ben Laden a survécu et continue de jeter l’anathème sur le grand Satan américain.

Maintenant, il y a Saddam Hussein. Un tyran sanguinaire dont la folie fait peser sur tout le Moyen-Orient une menace de plus en plus précise. On le dit acoquiné avec l’autre, le fanatique et vitupérant islamiste. Difficile à croire quand on connaît un peu les deux personnages  et les États-Unis les connaissent bien. Quoi qu’il en soit, il faut se faire obéir ! Où irait-on si le moindre de ces États peuplés de barbus, de moustachus et de païens pouvait impunément stocker des armes aussi dangereuses que celles qui, reliées aux fameux « bouton rouge », continuent de dormir dans leurs cachettes américaines ? George soupire.

Il lutte contre le sommeil qu’il sent monter, comme une eau. Il aimerait faire la sieste, comme jadis, avant que le poids du monde repose sur ses épaules. Il n’est qu’un homme comme les autres, après tout. Élu par le ciel, c’est entendu, tout-puissant, mais avec des moments de fatigue, de découragement, de faiblesse. Pourquoi pas ? Se laisser couler dans l’absence, quelques minutes à peine, juste le temps de reprendre souffle. Comme c’est doux, le sommeil…

 

Dieu, derrière les nuages, continue de sourire.

– Georgie !

Le Maître de Monde ne s’étonne pas. Moïse avant lui a dialogué ainsi avec le Seigneur, et quelques autres aussi. Des prophètes, des guides inspirés, des élus. Et Jeanne d’Arc qui, libérant son pays, y restaura le pouvoir légitime voulu par le Ciel.

– Georgie !

Quoi de plus normal que Dieu s’adresse à lui en l’appelant par le petit nom qu’utilisait don père, naguère, quand il était enfant.

– Georgie ! Je suis ton Père, tu le sais. Et le Père de tous les hommes.

La voix terrible se tait un moment, puis reprend.

– Que fait un Père quand ses enfants se détournent de lui ? Quand la menace et la persuasion échouent, il ne reste que la force. Tous les pères de famille le savent bien.

– Que dois-je faire, Seigneur ? Qu’attends-tu de moi ?

Il n’y a pas de réponse. Pas de mots, en tout cas, pas de phrases. Mais un songe, comme ceux qu’interpréta Joseph en Égypte, comme celui de l’autre Joseph et de tant d’autres.

George est dans un stade, en survêtement de sport. Une foule immense, autour de lui, hurle son nom. Il tient fermement la batte dont il a tant rêvé, quand il était enfant. Quelqu’un, là-bas, très loin, lui lance une balle qui traverse l’espace, rapide et infiniment lente en même temps. Il la regarde grandir, s’approcher. Elle est ronde, légèrement bleutée, avec comme des taches sombres, brunes et vertes, qui ressemblent à des continents. On dirait… La Terre ! C’est la Terre qu’il doit frapper avec force, sans hésiter. Il lève la batte, tendu dans un effort irrésistible et magnifique. Elle est dure entre ses mains, et rouge, comme le sang. Rouge comme le « bouton rouge » qu’il connaît bien.

 

Quelque chose, brusquement, le tire du sommeil avant qu’il ait eu le temps d’accomplir le geste décisif. Il se frotte les yeux, un peu désorienté. Il lui semble entendre encore la clameur du stade qui monte vers lui, comme un appel, comme un ordre. La voix même de l’Amérique. La voix de Dieu.

Il se lève. Sa décision est prise. Il en a assez d’atermoyer, d’hésiter, d’attendre. The game is over.

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