Cher Jerry Lewis

Alain Berenboom,

 Cher Jerry Lewis,

Je compte parmi vos fans depuis le jour où j’ai mis les pieds pour la première fois dans un cinéma. Je vous ai toujours défendu contre mes copains qui méprisaient votre talent et se moquaient de vos grimaces, contre les  filles qui ne supportaient ni votre physique d’idiot ni votre voix de fausset (évidemment, elles se contentaient de la version française de vos films), contre les critiques et leurs sarcasmes (j’ai écrit une quarantaine de lettres de protestation dont une a même été publiée presque intégralement). J’ai encore quelque part une caisse de notes sur chacun de vos quarante-quatre films. Je les ai tous vus. De Ma Bonne Amie Irma jusqu’à Smörgastbord. Et votre silence me rend malheureux. Vingt ans déjà que vous avez déposé votre caméra (vous avez quitté la scène juste à la même époque que moi, étrange coïncidence, non?) Mais c’est fini tout ça, l’oubli, le mépris, les sarcasmes. Ecoutez ça, Jerry. J’ai un script formidable pour vous qui   marquera votre retour -et le mien. Votre consécration et un oscar pour couronner votre carrière -enfin. Il s’appelle L’Homme qui prenait le Messie pour une Lanterne.

    C’est l’histoire d’un bon Juif, un petit commerçant, un brave type qui reçoit un jour la visite d’un ange. Et cet ange lui dit: « Jerry, je viens vous apporter une bonne nouvelle et une mauvaise nouvelle. La bonne nouvelle, c’est que Dieu vous a désigné comme son messie. La mauvaise nouvelle, c’est qu’en raison des restrictions budgétaires, vous devrez payer vous-même votre billet d’avion – mais vous Bénéficiez d’une remise sur El Al en vous recommandant de Lui à condition d’emprunter un vol de semaine.

    Notre héros est bien sûr flatté d’avoir été choisi mais il se rebiffe.

    – Dieu sait que je Lui ai toujours obéi. Mais pourquoi diable m’a-t-Il  choisi, moi? Qui tiendra le magasin pendant ce temps?

    L’ange est surpris. Ce n’est pas comme ça qu’on l’accueillait jadis.

    – C’est un grand honneur, Jerry, lui explique l’ange. Vous êtes désormais un prophète. On parlera de vous comme d’Abraham, de Moïse et du roi  David.

 – Justement. Qui s’occupait de leur boutique pendant que Dieu les envoyait faire du porte-à-porte? 

– Ca n’a jamais posé de problème, dit l’ange exaspéré. Quand un prophète pointait son nez, tout le monde se mettait à son service. La famille, les  amis.

– On voit qu’il y a longtemps que vous n’êtes plus descendu par ici. Ma fille se drogue, mon fils est un bon à rien, ma femme est toujours malade et je ne vois personne dans mon entourage à qui confier la caisse sans crainte qu’il ne pique dedans. Et vous voulez m’envoyer en Israël où je risque de prendre une pierre sur le crâne ou pire?

Ils discutent comme des marchands de tapis et, finalement, l’ange accepte de prendre en charge le billet aller-retour, le salaire d’un commis et même une prime d’assurance. Et voilà notre héros qui débarque en Israël. Il embrasse le tarmac, prend sa place dans la queue devant le guichet de la douane et, quand arrive son tour, il se dit qu’on va l’accueillir avec du vin, du miel et la fille du grand rabbin. Au lieu de quoi, un fonctionnaire harassé lui demande ses papiers d’un ton bougon.

– Mes papiers? Vous ne me reconnaissez donc pas?

Non, les douaniers ne le reconnaissent pas. Ni les flics appelés en renfort.

– Je suis le messie. Je viens délivrer la terre sainte pour la rendre au peuple élu.

– Vous venez un peu tard, répondent les douaniers. Comme on ne vous voyait pas arriver, on s’en est procuré un autre. On en était fatigué  d’attendre. Maintenant, excusez-nous, vous entrez ou vous sortez? Un charter d’Allemands s’impatiente derrière vous. 

 Une fois dans sa chambre d’hôtel, notre héros, fou de rage, appelle l’ange, qui apparaît aussitôt.

-Ah, vous voilà. Bravo pour l’accueil! Je comprends mieux pourquoi Adam et Eve ont claqué la porte du paradis. Ne comptez plus sur moi. Je fais ma valise et je m’en vais. Choisissez une autre poire.

  L’ange se confond en excuses, invoque une défaillance technique, le supplie de rester encore.

    – Cette fois, tout est en place, assure l’ange. D’ailleurs, un âne vous attend  devant la porte de l’hôtel.

– Un âne? Vous avez vu la circulation? On va me prendre pour un fou.

Grognant, gémissant, notre héros finit par se laisser convaincre. Discute-t-on un ordre de Dieu? Et vous voilà donc, Jerry, chevau­chant un âne, dans les rues de Jérusalem en direction des restes du Temple. C’est là que vous annonce­rez au monde votre arrivée.

    Arrivé près des vestiges du temple, une fois de plus, vous êtes bloqué.

– Qui es-tu? demande la voix irritée d’un homme dissimulé derrière des sacs de sable.

– Regarde-moi au lieu de jouer à cache-cache, criez-vous la voix moins assurée que vous ne l’espérez en cherchant désespérément l’ange. Et la vérité te sautera aux yeux.

Au lieu de quoi, c’est une rangée de fusils qui surgit sous votre nez. Et vous vous retrouvez au commissariat, entouré de deux psychiatres et d’un infir­mier, une camisole de force à la main.

Encouragé par l’ange, vous vous entêtez. Puisque le Temple vous est fermé, vous dévoilez votre identité depuis l’estrade de la grande syna­gogue. Le bâtiment est sous la protection de Dieu. Qui oserait vous barrer le chemin? Mais une fois de plus, le fossé s’avère infranchissa­ble entre la vie écrite et la vie réelle. A l’entrée, deux flics vous barrent le passage. Vous avez beau discuter, pérorer, vous êtes refoulé.

Cette fois, vous êtes bien décidé à ne pas vous laisser faire. La grande syna­gogue, c’est en quelque sorte votre boutique mainte­nant. Ce qui permet des gags désopilants sur vos tentatives de pénétrer malgré tout dans le temple: par le soupirail, par la façade, en descendant sur le toit avec un hélicoptère, en vous lançant à l’assaut du temple à la tête d’une troupe de Juifs pieux, barbe au vent, Bible à la main, etc. Tout cela en vain. Alors, juché sur votre âne, vous partez en Judée et en Samarie où vous vous heurtez à la fois aux Palestiniens qui vous prennent pour un extrémiste juif et aux Juifs des colonies qui vous soupçon­nent de venir les ridiculi­ser.

Blessé par les uns, couvert de boue par les autres, vous ne devez votre salut qu’à l’arrivée d’un car de touristes. Déguisé en Américain, avec chemise hawaïenne, short fluo et sac à dos, vous parvenez à échapper à vos poursui­vants. 

De retour dans votre chambre à Jérusalem, vous appelez l’ange. C’en est trop. Ordre de Dieu ou pas, vous exigez votre billet retour. Mais vous avez beau tempêter, hurler vers les étoiles, l’envoyé du Seigneur reste muet et  invisible. Seuls les voisins interviennent pour vous dire de la fermer. Découra­gé, vous vous laissez tomber sur votre lit. Alors, surgi Yehovah lui-même. Vous en restez le bec cloué. Surtout qu’Il semble absolument furibard.

    « Comment oses-tu me faire des reproches? s’écrie le maître de l’univers. Tu attendais qu’on t’accueille comme un prince? Pour qui te prends-tu? Pour Cary Cooper? (Dieu n’a manifestement plus été au cinéma depuis long­temps). As-tu oublié les Ecritures? Il est dit que la résurrection des morts, la souffrance et la guerre précèdent l’arrivée du messie. Ce n’est qu’au bout de sept ans de châtiments que Je redresserai la maison de David.

– Sept ans, Seigneur? Mais mon visa expire dans trois mois! Vous connaissez les flics de ce pays mieux que moi puisque Vous les avez faits. Mieux vaut ne pas tomber entre leurs mains.

Dieu lui demande un dernier effort. Que notre héros fasse revenir les morts et Lui le fera revenir dans son magasin.

– Ressusciter les morts? Mais comment faire, Seigneur? s’écrie notre héros en se tordant les mains. Je ne suis même pas capable de cuisiner une omelette.

– C’est toi le messie, dit Jéhovah avant de s’effacer. Chacun son boulot. Tu crois que je n’en ai pas déjà assez sur les bras?

Resté seul, notre héros réfléchit, se lamente, relit la bible et les commentaires, consulte des rabbins, se lamente encore lorsque soudain l’idée jaillit. Une idée si brillante que Dieu lui-même n’y avait pas pensé lorsqu’il a écrit Son Livre: le cinéma. Voilà le moyen de faire revenir les morts. Et le film se termine en apothéose. Avec le défilé de tous ceux que nous avons pleurés,de retour jeunes et vivants, tels que nous les aimions: Einstein, Freund, Ben Gourion, Danny Kaye, la reine de Saba, Isabelle Blum, Metro, Goldwyn, Mayer, votre père, le mien. 

Qu’en pensez-vous, Jerry? Quel film spectaculaire, hein? Du Spielberg, version drôle. Faites-moi confiance. Ce film couronnera votre carrière. Il donnera son sens à toute votre vie d’artiste. Une prompte réponse de votre part m’obligerait. Un mot suffit et je me mets immédiatement au travail.

    Je vous aime.

 

Ralph Gordimer

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