Le coup de canon

Boum ! Vous pouvez régler votre montre : il est neuf heures précises et, de la forteresse de San Carlos de la Cabana, au nord du chenal portuaire, le canon historique El Capitolino tire une salve violente qui ébranle la ville et le monde. Les légendaires portes de la cité de La Havane se referment. Du haut de la forteresse, les soldats en uniforme du XVIIIe siècle embrassent du regard… la ville qui s’éveille.

La nuit jette une poignée de perles le long du Malecon, s’insinue dans les ruelles de la vieille ville, enjambe les ombres monumentales du Vedado, au rythme exubérant de la salsa et de la santerfa, avec ses tambours mystérieux et ses incantations africaines.

Choisissez vos points de repère, les rondeurs du corps lascif de la ville : les coupoles de la Lonja del Comercio et du Capitolio, droit devant vous ; à l’arrière-plan, le viril obélisque de Marti, sur la Plaza de la Revolución ; à droite, l’Hotel Nacional, tel un vaisseau de rêve par lune montante. Le jour, encore laiteux il y a un instant à peine, prend les couleurs et le regard vif et profond d’une mulâtresse à la peau sombre. Sur votre droite, à l’entrée du port, le phare d’El Moro adresse un signe d’espoir aux âmes englouties et à la mer infinie.

Bienvenue ! Je suis Cuba et je suis la Nuit. Je vis au milieu des slogans et des dollars, dans le sucre et l’or, entre rêves sublimes et chiffres réalistes. Je suis le bouge du dernier film de pirates. Toute la richesse des colonies espagnoles est passée entre mes mains. Je suis un métis heureux, un spéculateur corrompu, un idéaliste utopiste. Je triomphe de l’Histoire et de la pesanteur. Je danse. Je provoque. Yo no soy como nadie, je ne ressemble à personne. Tant que je danserai, le monde tournera.

Le 5 février 1996

Minuit. Dans les rues de La Havane, le Carnaval bat son plein, tout au long du Paseo del Prado, jusqu’au Parque Central et au Capitolio.

Et tout là-bas, dans le Palacio de la Revolución, derrière le monument à José Marti qui domine l’esplanade, « El Comandante » Fidel Castro s’entretient, de nuit, avec l’émissaire européen Manuel Marin.

La Havane ne fête plus le Carnaval depuis des années. C’est une conséquence du « Periodo Especial », l’euphémisme utilisé pour qualifier la récession économique qui a suivi la chute de l’Union soviétique. Aussi les Havanais considèrent-ils la reprise des festivités comme un signal de bon augure : le pire est sans doute passé. C’est du moins la teneur des articles qu’ils peuvent lire dans Granma, le journal du parti : une croissance économique de 7 % cette année, une augmentation de 30 % de la récolte sucrière, 20 % de touristes en plus. L’humeur est à l’optimisme.

Dans le Parque Central, en face du vieil Hotel Inglaterra, la foule est sauvage, ivre et bruyante, elle dégage une odeur d’humanité profonde : sueur et alcool, savon et tabac. Les jineteras – les prostituées – et les voleurs à la tire guettent leurs proies. La bière déborde des gobelets en papier brun huilé et dégouline le long des bras et des coudes. De gros blocs de glace fondent lentement sur le trottoir. Amis, familles et amoureux se pressent autour de leurs propres bouteilles de rhum. Et c’est sa rudesse même qui rend la foule si belle, si vivante, avec son humour vif comme l’éclair, incroyablement sensuelle dans ses regards, ses mouvements et ses vêtements, rares et révélateurs. Les rythmes syncopés des orchestres de comparsa juchés sur les chars qui parcourent le Paseo embrasent le corps des femmes comme un feu sacré. Dans le regard de chacune des filles qui ondule du ventre et agite les fesses – à l’intention d’un amant ou pour son seul plaisir – brille un mélange de sexe et de sainteté : son corps prie. Ces rythmes s’enracinent dans les traditions afro-cubaines de la santena, une religion joyeuse et sensuelle, omniprésente, qui conféré au Carnaval cubain une saveur plus épicée que la simple exubérance. Nombreuses sont les femmes qui ont dansé jusqu’à la transe pendant les séances de santena, dans les jardins et les cours, avant de s’écrouler lorsque leur orisha, leur saint, les a « chevauchées ».

Où que ce soit dans le monde, il est indispensable de contrôler les foules en liesse. Dans le Parque Central, tout le monde ne partage pas l’allégresse générale. Les habituels policiers en chemise bleue bavardent gaiement avec leurs amis dans la cohue, mais les agents en uniforme vert du MININT, le Ministère des Affaires intérieures, ouvrent l’œil, sceptiques. Et il ne fait aucun doute que des agents en civil se sont fondus dans la masse. C’est le premier Carnaval depuis des années, La Havane a perdu l’habitude de tels rassemblements. Qui sait si l’on parviendrait à canaliser son enthousiasme, comme cela se faisait jadis lors des rassemblements géants sur la Plaza de la Revolución. Line simple étincelle suffirait néanmoins à mettre le feu aux poudres, et le régime ne veut rien laisser au hasard.

Pendant ce temps, à l’autre bout de la ville, l’entretien nocturne se poursuit entre Fidel et Marin.

Le Palacio de la Revolución, où la rencontre a lieu, est un antre immense et anguleux, dont l’architecture extérieure rappelle vaguement le modernisme néoclassique à la Mussolini. La révolution n’est en rien responsable de la laideur du bâtiment : les plans ont été dessinés sous Batista, avec bien sûr d’autres affectations (quartier général de la police et tribunal, dit-on). Fidel y a son bureau. En fait, il a droit à trois bureaux : au titre de président du Conseil d’État, en tant que président du Conseil des Ministres et comme Premier Secrétaire du Parti. L’édifice se dresse derrière le monument à Marti, le long de la vaste esplanade de la Plaza de la Revolución, dominée de l’autre côté par le quartier général du MININT. Sur la façade est accroché un gigantesque portrait de Che Guevara, copie de la photo archi-connue d’Alberto Korda.

Le complexe se trouve à l’écart de la ville, et l’impression d’espace y est toute différente, surtout lorsqu’on l’aborde en venant de l’élégant quartier fin-de-siècle du Vedado. Peut-être ceci illustre-t-il – inconsciemment ? – la fracture de l’Histoire que voulait représenter la révolution cubaine. Fidel et les siens se sont identifiés à l’architecture des « nouveaux hommes et femmes socialistes » : écoles, universités, hôpitaux, stades et logements sociaux en béton anguleux, avec toutefois quelques rondeurs espiègles par-ci par-là. Le socialisme caraïbe n’en est pas moins caraïbe ! Le contraste reste toutefois frappant avec les charmes de La Havane historique : une ville plongée dans la fièvre de l’or et les spéculations, un port à l’allure de putain, un lieu imaginé et construit par des générations d’opportunistes vivant à la dure – des gens sans morale, certes, mais dotés d’un véritable sens du style.

D’ici, le Carnaval n’apparaît que comme un vague rougeoiement sur le Prado, avec quelques échos lointains à l’est. Difficile d’imaginer deux mondes plus dissemblables.

Mais l’intérieur du Palacio est à la fois grandiose et attrayant. Des fougères géantes, des baies vitrées, des mosaïques exubérantes et des toiles riantes, dues au pinceau de peintres cubains modernes, donnent un coup de jeune aux espaces glacés, qui à Moscou auraient conservé leur apparence de tombeau.

En haut des escaliers d’honneur, les pièces d’apparat impersonnelles donnent çà et là sur des salons et salles à manger plus petits. C’est dans l’un d’eux que Fidel et Marin discutent. Il se fait de plus en plus tard. Cette habitude, qui peut paraître étrange au visiteur, ne l’est pas pour leur hôte, qui ressemble de plus en plus à un oiseau de nuit. En pareilles occasions, il semble s’éveiller lentement, ses monologues prennent de plus en plus d’ampleur et gagnent en cohérence. Il charme et cherche à subjuguer. Les statistiques succèdent aux références historiques, et un océan de connaissances, typiquement nocturnes, submerge le visiteur. Cet homme est l’Histoire personnifiée, un demi-dieu à ses propres yeux, un rêveur et un bâtisseur de mondes. Il attend rarement une réponse. Il croit à ces successions ininterrompues de faits et chiffres, sortes de formules incantatoires lui permettant de dominer, comprendre ou modeler un monde de plus en plus complexe. Est-ce un rempart contre la vieillesse et sa condition de mortel ? Ses mains pâles et soignées pétrissent les éventualités comme de la glaise. Sa voix rauque se fait murmure, à la limite du chuchotement. Ces mains et cette voix lui ont permis de manipuler des foules, des millions d’êtres humains, et il se retrouve seul avec ses souvenirs de gloire ou de danger – et, on peut le supposer en cette aube blême, avec sa conscience. Son regard vif et expressif s’égare souvent dans le vide.

Marin se montre direct et pragmatique. L’Europe estime que Cuba se trouve « à un tournant ». Un lieu commun, certes. Et pourtant. S’il est nécessaire de préserver les bienfaits de la révolution, il faut toutefois en éliminer nombre d’anachronismes. Pourquoi ne pas faire quelques concessions ? Le droit d’association ? La liberté d’expression ? Marin insiste surtout sur la préparation de la visite du pape à Cuba, véritable signe d’ouverture. Marin adopte-t-il un ton trop familier ? Il conseille à Fidel de tomar mojitos con el cardenal, boire des mojitos (le cocktail national) avec le cardinal Ortega, ennemi juré du régime.

Fidel est courtois avec ses visiteurs, mais il est bien sûr habitué à plus d’égards. Comment considère-t-il cet « impertinent jeune homme », comme Marin se décrit lui-même. Il y a six mois, Emma Bonino a de nouveau attaqué violemment Fidel, et il a probablement un avis très personnel sur les commissaires européens. De plus, il considère le moment mal choisi pour envisager de telles « spéculations ».

[extrait de Nuits cubaines – Mémoires immédiats (1995-1999) de Herman Portocarero, traduit du néerlandais par Magali Flamme]

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