Je maintiendrai

Yves Wellens,

Dans Le Cas de figure, paru en 1995, j’écrivais ceci :

 

Dimanche

Pour Hugo

Les Villes flamandes évoquent toujours, pour moi, la quiétude de ces dimanches où, sur une table recouverte d’une lourde nappe en coton, j’ai joué si souvent, nanti de quelques jetons pour miser, des parties de cartes avec mon grand-père, enveloppés que nous étions dans l’épaisse fumée des cigares. Des voisins coupaient des tranches de pain d’épices ou déposaient des tasses de riz au lait, qu’il fallait mélanger avec de la cassonade et accompagner d’un grand bol de café brûlant.

Ce temps-là s’est enfui, lui aussi. Mais cette table, cette nappe, ces jetons, ces cartes, ces tranches de pain, ce riz, cette cassonade, ce café continuent leur office en moi, comme si ces Villes et cette quiétude n’avaient jamais changé, ou que mon grand-père et ses voisins n’avaient pas disparu. C’est l’odeur et la mémoire qui me saisissent chaque fois que je vais dans ces Villes ; et c’est grâce à elles que les mots de cette langue, jamais complètement oubliés, me reviennent quand je recommence à parler là-bas. Avant que mon grand-père ne meure sur son lit d’hôpital (aussi un dimanche), il m’a simplement fait comprendre, dans un respectueux silence, de lui donner un cigare. Je l’ai allumé et le lui ai tendu. Peut-être a-t-il été jusqu’à la seconde bouffée, mais je n’en suis pas sûr. Je l’ai allumé et le lui ai tendu. C’est une forme de fidélité dont je veux toujours être capable.

 

J’ai composé ce bref récit vers 1993 : dans le livre lui-même, ce Dimanche est à tous égards singulier, puisque, sur les 99 récits qui constituent cet ensemble, c’est le seul texte à être écrit à la première personne. Quoi de plus significatif ? Partout ailleurs, dans ce Cas, ce je est remplacé par un narrateur omniprésent, un « nous » au statut incertain et instaurant, par une sorte de neutralité de l’observateur détaché, la distance qui préserve le lecteur de toute identification. Si je me replace à l’époque où j’ai écrit le texte, qu’est-ce qui y a présidé ? Bien sûr, un hommage à mon grand-père maternel, mort quelques années auparavant, et aux visites que je lui rendais un dimanche sur deux du côté de Kermt ; un inhabituel souci de réalisme (l’épisode du cigare allumé et tiré deux fois à l’hôpital est authentique) ; et probablement une rêverie sur la question des origines (j’avais naturellement lu Une enfance gantoise, où Suzanne Lilar note qu’il arrivait qu’ayant vécu en français, l’on mourût en flamand, citant le cas de sa mère qui, peut-être pour l’avoir renié durant sa vie, se remit à parler flamand sur son lit de mort, avec précipitation et comme pour rattraper le temps perdu). Cette assertion est confirmée, dans un autre registre, par une remarque de Luc Santé, dans L’effet des faits, quand il décrit son retour au pays : Tandis que le train fendait le petit pays en diagonale dans l’obscurité, je me suis senti de plus en plus excité au fur et à mesure que des organes sensoriels désaffectés revenaient à la vie et que des corridors profonds s’ouvraient l’un après l’autre dans ma mémoire.[1]

Rien n’a vraiment changé pour moi. Mais, quand j’ai lu l’invitation à participer à une livraison sur les Flamands, j’ai ruminé un sujet qui tournait autour de cette question, elle aussi très significative : comment une partie de soi-même, qu’on a par surcroît beaucoup aimée, peut-elle se détacher ainsi de soi ? Car je dois convenir que nombre d’aspects factuels surgis depuis lors sont peu amènes. Je me souviens que, dans le rapport de la Commission Dutroux, approuvé à l’unanimité au Parlement, toute responsabilité d’instances néerlandophones a été soigneusement gommée, alors que certains enlèvements ont eu lieu à la côte et que les dysfonctionnements sont descendus au moins jusqu’à Bruges et Courtrai ; je me souviens de ces puérils ministres-présidents, se querellant à propos d’un coq en plastique fiché dans la gueule du chien de l’un (je ne rappellerai point le reste de cette polémique au bas mot cosmique ni les noms de ces titans, parce qu’on s’encombre déjà de trop de stupidités) ; je me souviens du déraillement de Pécrot et de l’inutile dialogue, incrusté en sous-titre sur les images de la télévision, entre les gares de Wavre et de Leuven et brusquement coupé juste avant la collision (et après un ultime ik versta je niet, man…) ; je me souviens du pénible mais gaillard Sauwens et de sa démission après avoir chanté en chœur au Sint-Martensfonds ; je me souviens des poteaux de signalisation en jaune et noir partout en Flandre ; j’ai pesé les risques encourus par le cycliste Jean-Luc Vandenbroucke s’il roulait du côté gauche de la route lors d’une course de rentrée (blanchi par une instance nationale, il restait sous le coup d’une suspension par une instance flamande, qui privilégie d’autres paramètres dans la détection du dopage des sportifs) ; je me souviens m’être rappelé ce poème de Prévert, que Montand disait souvent sur scène : Pourquoi me reprocher d’être pour une mauvaise cause puisque c’est de bonne foi ? Et pourquoi me reprocher d’être de mauvaise foi puisque c’est pour la bonne cause ? en me remémorant la maxime forgée dans l’airain par Gaston Geens : Wat we zelf doen, doen we beter, ce qui, assurément, n’est pas d’une franche générosité ; je me dis que cette arrogance (qu’en termes plus policés on qualifiera d’assurance tranquille) n’a pas disparu, car elle permet à la fois de trouver à qui parler et à qui s’en prendre, tout en introduisant un insistant départage entre modernité, ramenée à une sorte d’efficience laborieuse, et archaïsme, évidemment vu comme une sorte de fatalité dont seuls les autres peuvent pâtir ; je me dis que la courtoisie linguistique prêtée au gouvernement arc-en-ciel a surtout persuadé les communautés du pays que des relations plus adultes renforcent leur détermination à considérer d’abord leurs intérêts, loin des invectives de naguère, mais aussi apporté la démonstration en profondeur (si l’on ose dire…) que le processus de délitement du pays est en somme intériorisé ; je crois que, en définitive, peu chaut aux Flamands que le pays se maintienne ou non, puisque, de toute façon, tant qu’il demeurera, ils continueront à revendiquer de nouveaux transferts de compétences ; je me souviens des élections régionales de 1999 où, à cause de la règle de la double majorité, le Vlaams Blok était en mesure de bloquer les institutions bruxelloises avec 5 ou 6 députés sur 75 – ou plutôt 5 ou 6 sur les 11 finalement attribués aux Flamands de la Capitale ; je me souviens que le dilemme, largement tronqué comme la plupart de ceux qui se rencontrent dans ce pays, était, si l’on approuvait la thèse des francophones, de n’y voir qu’un problème exclusivement flamand (c’était donc aux seuls Flamands d’éradiquer l’extrême droite) ou, si l’on entendait le raisonnement des néerlandophones, de considérer que, tout au contraire, c’était le problème de tous (mais la solution était alors de renforcer la présence et la représentation des Flamands au Parlement) ; je me souviens m’être dit, pendant ce débat, que la dose de médiocrité qui y flotte en permanence devenait cette fois vraiment dangereuse : et j’ai voté pour un Flamand (avec l’alibi culturel en surplus, puisque c’était pour Geert Van Istendael, écrivain) ; je me souviens m’être dit, lors de la conclusion des accords du Lombard, que la surreprésentation garantie aux Flamands de Bruxelles, échangée contre des aides financières aux communes désignant un échevin de cette communauté, était un autre signe de conceptions franchement contrastées de la démocratie – et presque l’amorce d’un suffrage censitaire où, quand même, tout citoyen pourrait voter ; je me souviens aussi des positions des uns et des autres lors du débat sur le droit de vote pour les non-Européens, et de sa non-approbation par une Commission du Sénat pour ne pas donner d’autres leviers de nuisance à ce même Vlaams Blok (il reste à espérer que les résultats espérés suivront, mais ce n’est pas assuré : et rien, jusqu’ici,

ne m’a convaincu dans les moyens utilisés par les partis flamands pour réduire ce prurit) ; je me souviens d’ailleurs m’être demandé, lors d’une visite de l’atelier de Panamarenko à Borgerhout cet été, si le quidam qui m’indiquait le chemin n’était pas celui qui, sur trois électeurs, avait voté là aussi pour le Blok : ce qui, on s’en doute, incite peu à s’exprimer sur place, fût-ce dans l’idiome du cru.

Toutes les incongruités mentionnées ici, et bien d’autres encore, sont avérées ; et je n’ai eu nul besoin d’en exagérer le moindre aspect. Tout cela est assurément d’une insigne médiocrité, à l’image probablement de ce pays qui, jamais, n’a abordé la question de fond de son existence même (sans parler de ses prétentions coloniales) et qui ne veut pas que le spectre de sa disparition apparaisse – mais il apparaît cependant… Et tout cela n’est pas contrebalancé, hélas, par l’entregent des artistes flamands (Josse De Pauw, Anne Teresa De Keersmaeker, Wim Vandekeybus, Wim Mertens, Alain Platel, Jan Fabre, René Jacobs, Philippe Herreweghe, les six de l’École d’Anvers) et de leurs directeurs de salles ou de musées (Hugo De Greef, Jari De Meulemeester, Gérard Mortier, Jan Hoet) – preuve que l’art ne sauve ni le monde ni la mémoire… Surtout, tout cela alourdit le souvenir et l’empêchera peut-être de voler encore haut. Et pourtant, dussé-je me faire traiter de romantique attardé et me voir reprocher d’en rester à une imagerie figée, je n’écrirai rien d’autre sur le sujet que le texte qui va suivre. Comme dans tout récit bien mené (mais ce n’est pas un récit, si l’on considère du moins les règles de ce genre littéraire), c’est la chute qui dira et répétera l’essentiel.

 

Dimanche

Pour Hugo

Les Villes flamandes évoquent toujours, pour moi, la quiétude de ces dimanches où, sur une table recouverte d’une lourde nappe en coton, j’ai joué si souvent, nanti de quelques jetons pour miser, des parties de cartes avec mon grand-père, enveloppés que nous étions dans l’épaisse fumée des cigares. Des voisins coupaient des tranches de pain d’épices ou déposaient des tasses de riz au lait, qu’il fallait mélanger avec de la cassonade et accompagner d’un grand bol de café brûlant.

Ce temps-là s’est enfui, lui aussi. Mais cette table, cette nappe, ces jetons, ces cartes, ces tranches de pain, ce riz, cette cassonade, ce café continuent leur office en moi, comme si ces Villes et cette quiétude n’avaient jamais changé, ou que mon grand-père et ses voisins n’avaient pas disparu. C’est l’odeur et la mémoire qui me saisissent chaque fois que je vais dans ces Villes ; et c’est grâce à elles que les mots de cette langue, jamais complètement oubliés, me reviennent quand je recommence à parler là-bas. Avant que mon grand-père ne meure sur son lit d’hôpital (aussi un dimanche), il m’a simplement fait comprendre, dans un respectueux silence, de lui donner un cigare. Je l’ai allumé et le lui ai tendu. Peut-être a-t-il été jusqu’à la seconde bouffée, mais je n’en suis pas sûr. Je l’ai allumé et le lui ai tendu. C’est une forme de fidélité dont je veux toujours être coupable.

[1] Comme quoi l’on peut apprendre aussi quelque chose d’un livre surfait : un autre trait plaisant du Santé étant ce moment où il raconte que son père, étant gamin, figurait immanquablement sur des photographies dégroupés dans les rues de Verviers, et où il conclut à ce propos, sans qu’on sache exactement si le trait est ou non ironique : Les adultes sont rares er dans les quartiers bourgeois on ne voit en général aucun être humain (c’est moi qui souligne).

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