Chers aux canons

Michel Voiturier,

Non, écoutez. Les jérémiades des ONG, de l’opinion internationale, les pressions démocratiques… nous n’en avons rien à foutre. Ça remue simplement les émotions à fleur de peau des téléspectateurs de CNN ou des télés locales. Ce qui est bon : qu’on parle de nous. Qu’on sache que nous existons. Que ça rappelle ce que nous exigeons. Revendiquons. Et non, non, non ça ne salit pas notre démarche. Taisez-vous. C’est quoi une image ? Hein ? c’est un morceau visuel du réel tiré de son contexte. Rien d’autre sauf qu’elle passe. On la voit. On la regarde. On reçoit un coup au cœur ou à l’estomac. On l’a oubliée après deux bouchées de pain avalées. Parfois même, on se dit qu’elle a été traficotée par l’informatique et compagnie. Puis, ensuite, on la classe l’image. Dans une banque de données, une réserve de musée de la photographie. Hop, terminé ! Bien sûr, on la ressortira peut-être pour une expo thématique, pour illustrer un manuel scolaire ou un bouquin d’histoire. Basta. Rien d’autre.

Alors pas de larmichette sentimentalo-idéologique ! Pour nous pouvoir aboutir, les épanchements lacrymaux ne seront pas d’une efficace utilité. Je vous le dis. Et, au fond de vous, vous le savez. Vous l’avez toujours, sinon vous ne seriez pas ici, autour de la table. Hein ? Bon. Alors et donc, pas question de modifier la stratégie. Nous autant que ceux d’en face, nous avons intérêt à donner de l’ampleur à la communication. Le jour où cela n’aura plus d’impact sur les masses, nous en changerons. Ce n’est pas demain la veille, croyez-moi.

Les consignes n’ont pas changé. En premier, vous continuez le recrutement. Vous ratissez auprès des écoles. Celles qui endoctrinent nos gosses, qui les mettent petit à petit à la sauce des démocraties occidentales. Des démocrasseuses, oui ! Qui les éloignent de nos valeurs immuables. Qui méritent qu’on les éradique à tout jamais. Vous les appâtez du mieux que possible. Vous leur rappelez justement précisément ces valeurs qui constituent notre force. Celle d’une croyance en une justice divine, supérieure, infaillible parce que liée à l’éternité. Celle de la sainteté acquise à jamais pour toujours au-delà de la vie terrestre et ses petits plaisirs mesquins en regard de la sérénité céleste.

À eux, les gamins, on leur montre seulement ces étalages de viande érotisée que les télés du monde déversent dans les yeux des futurs adultes de notre avenir. Ces images-là, elles restent. Elles s’incrustent dans l’imagination. Elles fermentent créant des envies de désirs à satisfaire. Elles s’insinuent dans les têtes et dans les sexes. Elles détournent de l’essentiel : la foi en des royaumes nouveaux nés de notre culture ancestrale.

Le combat est l’essence de notre histoire. C’est cela qui régit le passé, le présent et le futur de nos peuples. Autrefois, nous étions indépendants et fiers ; aujourd’hui, nous voici soumis aux réflexes conditionnés de ceux qui croient avoir le pouvoir par l’argent. Les gamins, c’est naturel, vous l’avez souvent vu, aiment jouer à la guerre. C’est inné. C’est en eux comme en nous. Fini le temps des colonisations. C’est vrai, non ? Alors, agissez. Expliquez aux parents que vous allez parfaire l’éducation de leurs rejetons, que vous allez compléter ce que l’école n’a pas le temps de leur apprendre, et en plus leur donner à manger. On vous fournira de quoi leur mettre du cœur au ventre avant l’action. Vous les amenez dans ces terrains où nous nous sommes nous-mêmes si souvent entraînés. Vous voyez où j’en viens ?

Alors, des flingues et des couteaux, c’est à déposer entre leurs mains. Et des grenades, plus tard, avant les roquettes. Entraînement. Entraînement et encore entraînement. Ça va les amuser. Un jeu qui devient réel, c’est autrement excitant que de se bagarrer avec des bâtons et des cailloux dans les rues, entre les poubelles et les ruelles. En plus, si votre parole est bonne (et elle sera bonne puisque c’est la nôtre à tous, la seule qui assure le salut du territoire et de l’âme), ces guerriers potentiels seront prêts au sacrifice. Ça, c’est imparable. Même si nous leur disions d’arrêter, ils continueraient sans relâche. Et si, par hasard, ça flanche un peu, nous sommes là, non ?, pour les pousser dans le dos au besoin. Mine de rien. Mine, c’est rigolo, hein ! C’est même explosif, hi hi hi hi ! Passons.

Comment ? Quoi ? Les commissions d’enquête internationales ? Vous savez comme moi – mieux que moi sans doute peut être – qu’il suffit de les accueillir où nous voulons, que nous ne leur montrions que ce que nous avons envie qu’elles voient. Alors ? De toute façon, sur le terrain, les autres, ils vont d’abord hésiter à tirer. Héritage de leur sentimentalité superficielle, ils hésiteront à tirer sur des gosses et se feront faucher. Ils riposteront, normal, n’est-ce pas ? Et là l’image diffusée aura son impact. La larmette versée sur le massacre d’enfants innocents. Surtout si nous insistons sur les visages sans peur de nos gamins persuadés qu’ils ont raison. Et ils ont raison.

Pardon ? Nous sacrifions les générations montantes ? Nous ne serons bientôt plus que des fossiles défendant des idées préhistoriques avec personne pour prendre notre succession ? Vous n’avez rien compris alors. Pour les filles, l’entraînement est ailleurs. On les encadre aussi. Pour leur apprendre leurs rôles. Celui d’être des épouses fidèles et soumises. Celui d’enfanter le plus possible et de s’occuper des bébés. D’être à la maison pour choyer et accueillir les combattants. D’être de vraies patriotes. Et alors, elle est où la génération suivante ? Elle est dans le ventre de ces gamines. Elle sortira d’elles et sera accouchée dans nos hôpitaux nationaux et elle ira dans les écoles que nous avons créées.

Voyez-vous, la question de la fertilité est capitale. Nos chercheurs sont sur la brèche depuis longtemps. Sans cesse à chercher les pilules les plus efficaces et à farfouiller dans les textes sacrés pour y trouver ce qui justifie la vraie conception de la vie. Car nous ne faisons rien qui puisse offenser le Tout-Haut ou déclencher sa colère. Mais Il est bienveillant car il approuve que nous Lui envoyions de fidèles vers son paradis et Il ne peut désapprouver que tout soit accompli de telle sorte que cet approvisionnement céleste ne soit jamais tari. Oui que Sa gloire s’étende ! Que nous soyons ses disciples obéissants comme l’est notre peuple avec nous.

Allons ! Le temps est venu de mettre en pratique journalière ce projet mirifique. Que chacun vaque à sa tâche ! que chacun veille à ses croyants ! Toi sur la horde des prédicateurs ! toi sur les professeurs et à disperser à travers le territoire ! toi sur l’aménagement des camps urbains et suburbains ! toi sur les matrones préposées aux fillettes ! toi sur les responsables de l’intendance ! toi également sur les usines de fabrication d’uniformes et de drapeaux. Et vous, le trio du fond de la table, sur les ambassadeurs à déléguer vers les marchands d’armes et les pays sympathisants. Quant aux deux chargés de la communication, j’aimerais que vous restiez un moment.

Maintenant qu’ils sont tous partis, je vais vous soumettre un nouveau programme. Car évidemment, comme je l’ai laissé sous-entendre, la sensibilité s’émousse. Rappelez-vous : le public qui visionna un des premiers films des frères Lumière, l’entrée en gare d’un train, éprouvait une peur irrépressible d’être écrabouillé par la locomotive pourtant en noir et blanc et filmée avec des tressautements incongrus de pellicule. Ensuite, le cinéma passa par tous les effets spéciaux les plus sophistiqués pour rendre l’horrible épouvantable. Et ce n’était pas piqué des vers, si j’ose dire. Qui ne se souvient des ralentis de la fusillade finale de « Bonnie and Clyde » ? Qui a oublié, auparavant, le crâne éclatant en morceaux quand une balle le percute en traversant un œil dans « Soldier Blue » ?

Les auditeurs-spectateurs-lecteurs du monde entier auront donc bientôt besoin d’autres illustrations. Venez avec moi dans le bureau, je vous montrerai quelques vidéos et nous discuterons de la mise en forme de cette nouvelle perspective contre nos ennemis. C’est, à mon humble mais autorisé avis, une trouvaille assez nouvelle et qui ne manquera en aucun cas de susciter des remous. Voyez-vous, ni ceux d’en face, ni nous n’avons encore eu la détermination de pousser la logique de notre stratégie conquérante jusqu’au bout. Chose dommageable en effet pour notre crédibilité, pour l’effroi qu’engendrera la concrétisation de nos certitudes les mieux ancrées au fond de nous. En deux mots, je vous suggère de vous pencher sur la meilleure manière de transmettre aux organes d’informations de la planète les vidéos que nos cinéastes tourneront des exécutions publiques des traîtres, des espions, des fomenteurs de trouble dans les consciences, des opposants irréductibles. Je vous en prie, passez devant et prenez place devant les ordinateurs sur les écrans desquels nous regarderons des essais très variés sous forme de clips, avec ou sans bande sonore musicale, avec ou sans décor naturel ; je fermerai la porte avant de discuter avec vous d’un plan marketing destiné à mettre en valeur les combattants de moins de 15 ans que nous allons incessamment standardiser en tant que bourreaux. Astucieux, non ?

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