Les gravures du corridor

Nicole Verschoore,

Nous sommes en 1957. La télé n’avait pas encore fait son entrée dans toutes les maisons. Au cinéma, nombre de films étaient « enfants non admis ». Il fallait avoir dix-huit ans pour être considéré adulte. Dans l’histoire qui suit, Stéphane a quatorze ans, Charlotte treize. Ils diffèrent de treize mois et quinze jours. Souvent, on les prend pour des jumeaux.

Jeune mariée, Maman ne connaissait pas la pilule.

Pendant la journée, Stéphane dit rarement ce qu’il pense ou ce qu’il a sur le cœur. Seule Charlotte exprime ce qu’ils ressentent tous les deux. Et encore… pour qu’elle le fasse, il faut qu’ils soient seuls, ou alors, indignés face aux adultes.

*

La journée serait sombre. Maman avait annoncé un partage chez Tante Margot. Les héritiers s’étaient mis d’accord.

À ces mots, Stéphane et Charlotte s’étaient arrêtés, interdits. On venait de quitter la table, on était tous debout dans le corridor. Depuis des mois, personne n’avait parlé du décès de Tante Margot, de son absence. Même pendant le discours de Nouvel An, Papa s’était arrangé pour ne pas prononcer son nom. « L’événement que vous savez » ! Et voilà que, tout à coup, il s’avérait que des choses avaient été préparées, dont eux, Charlotte et Stéphane, n’avaient rien entendu. On avait discuté du sort de la maison de Tante Margot et personne n’avait trouvé nécessaire de les prévenir. Alors que la question les tenaillait, tous les deux. Que se passait-il dans sa maison…, derrière cette porte fermée qui s’était ouverte… ?

Stéphane parlait en rêve à Tante Margot dès qu’il passait tout près de la rue de la Vallée. Il lui soufflait à l’oreille des petits mots d’amour pour la tranquilliser et apaiser sa tristesse, là-haut dans le ciel. Oui, oui, disait-il, ta maison est toujours là. Rien n’a changé.

Son âme pouvait aller s’y reposer, le passé se réveillerait à son approche.

Bien sûr, Tante Margot savait que ses couturières l’avaient quittée et qu’on était sans nouvelles de la vie des choses à l’intérieur. On ne savait plus exactement quels souvenirs attendaient son retour, quels étaient les objets qui veillaient. Mais c’était sans réelle importance parce que ce sursaut de réalisme dans le dialogue imaginaire de Stéphane venait du monde des vivants. On pouvait l’oublier. Sur terre, on y ignorait les valeurs impérissables. On y calculait le temps et l’usure des choses : la poussière tombait partout et le fer rouillait. Or, cette dégradation n’existait plus pour les choses passées – après la mort, l’éternité commençait. C’est pourquoi Tante Margot, Stéphane, et sans doute aussi Charlotte, entretenaient-ils avec patience, recueillement et persévérance l’illusion du réel dans sa maison fermée.

On se répétait inlassablement les mêmes scènes en essayant de croire qu’elles avaient toujours lieu et qu’elles reprendraient le lendemain.

Jamais Stéphane et Charlotte n’avaient rencontré ceux qui auraient pu pleurer Tante Margot. Ils devaient être nombreux, car Maman et Papa avaient parlé de la famille lointaine. À part les neveux et nièces, les ouvrières de l’atelier et les anciennes couturières, qui, elles, étaient toutes aux funérailles, il y avait aussi les nichées de mioches dont Tante Margot s’occupait, enfin, les clientes et leurs familles.

Mais une famille lointaine ?

— Tu n’as jamais essayé de sonner à sa porte ?, demanda Charlotte un jour à Stéphane.

— Non, mais j’ai eu envie. Et toi, tu l’as fait ?

— Non, moi non plus.

Pendant tous ces mois, les adultes avaient donc ruminé leurs affaires, sans jamais manifester la moindre envie de leur en parler. C’était scandaleux. Plusieurs personnes s’étaient réunies pour discuter des affaires de Tante Margot, des objets de sa vie et de son travail. On ne leur avait rien demandé, à eux qui connaissaient mieux que quiconque ses rapports privilégiés avec ses choses.

Des étrangers s’étaient introduits chez elle, en catimini ou en groupe. Sans doute avaient-ils fouiné partout.

— Pour partager ses biens, disaient les parents maintenant.

Partager ses biens ! C’était épouvantable.

Les intrus avaient sans doute tout dérangé, bouleversé l’atelier, défait le bel équilibre des couleurs et des glaces que Tante Margot appréciait tant.

À l’annonce du partage, Stéphane avait fait remarquer :

— On ne nous a pas concertés.

— Depuis quand est-ce que les enfants s’occupent de régler une succession ? demanda Maman en guise de réponse.

— Je ne veux rien de ce qui a appartenu à Tante Margot, décida Charlotte d’un ton dur destiné à offenser Maman.

— Mais Charlotte, répondit Maman, subitement très douce et presque tendre, et les gravures du corridor que tu aimes tant ?

— Elles sont à moi, expliqua Charlotte, Tante Margot l’a toujours dit.

Le soir, Tante Margot s’était introduite dans la chambre de Stéphane sans qu’il y prenne garde.

— N’oublie pas mes nouveaux fers électriques, lui fit-elle remarquer. Je suis la première à Gand à les avoir essayés, et nous avons accroché les fils aux supports des poulies, tu ne te rappelles plus ? Les fils descendaient du plafond, eux aussi.

— Et les deux grands poêles ? Que sont-ils devenus ?, enchaîna Stéphane. Est-ce que tu sais ce qu’ils sont en train de faire chez toi !

— Je ne veux rien savoir. Mais les grands poêles de l’atelier, de ceux-là, oui, tu peux me parler.

Stéphane dans son rêve :

— Pourquoi est-ce que tu ne veux rien entendre de ce qu’ils vont faire chez toi ?

— J’écouterai tout à l’heure. Parle-moi d’abord de mes poêles.

— Je les vois très bien. Ils donnaient une chaleur délicieuse en hiver et sentaient très bon grâce à tout ce que les filles y déposaient. Leurs gros châles, leurs chandails et leurs fichus. Parfois même leurs chaussures, dans le tiroir à charbon vide, toujours ouvert. En principe c’était défendu, mais tu faisais semblant de ne pas le remarquer. Elles les mettaient à chauffer pour le soir, quand elles sortiraient.

*

Comme toute la famille passait par le même couloir en sortant de la salle à manger, il y avait moyen de se dire là une dernière petite chose, une bagatelle : le repêchage d’un détail oublié, juste de quoi remplir ce laps de temps sans visage. On ne se regardait pas, on se parlait de dos, on disait quelque chose en l’air. En principe, ici, on s’adressait à tout le monde et personne ne devait se sentir visé personnellement.

Et c’était de cette manière dégagée que Maman avait annoncé le partage chez Tante Margot ! Les parents n’avaient pas trouvé nécessaire de les convoquer au salon. Et pourquoi est-ce que Papa ne s’était pas occupé de l’affaire ? Cela ne le regardait pas ? Ce n’était qu’une histoire de femmes ?

— Est-ce que tu n’es pas dans les parages ce midi ? avait demandé Maman, comme elle aurait annoncé un banal rendez-vous pour une course en ville.

— Tous les enfants de la famille peuvent venir pour regarder et choisir ce qu’ils veulent avoir, et si la chose n’est pas terminée à 1 heure et demie, on continuera après 5 heures. Ce n’est qu’un saut à faire après l’école.

Un saut ! Stéphane avait senti la phrase comme une gifle à laquelle on ne s’attend pas. Pour aller fouiner chez Tante Margot, vite vite, les adultes avaient fixé les heures de midi, entre leurs occupations et les cours au lycée. Et puis, si cette heure et demie ne suffisait pas, on ferait un deuxième petit saut. Certaines phrases faisaient si mal qu’elles ne disparaissaient plus de la mémoire auditive. L’horrible journée s’était écoulée comme prévu.

Ils avaient rencontré les harpies, affairées à leur odieuse besogne. La famille inconnue était venue d’un peu partout en Belgique. Les pièces de la maison s’étaient rétrécies, tant elles étaient pleines de monde. Personne n’attendait assis dans la salle d’attente, comme de coutume dans cette maison. La salle d’attente n’existait plus, elle avait été vidée. Tous les étrangers se tenaient debout dans le grand salon d’essayage, devenu méconnaissable. Les glaces avaient été repliées et de grands objets venus de tous les coins de la maison avaient été alignés et entassés contre les murs. La pièce ressemblait à l’arrière-boutique provisoire d’un marchand ambulant. Le maître des lieux manquait. Personne ne veillait au bon ordre de ce qui se passait ici. Les personnes présentes déplaçaient des meubles et manipulaient des objets, de sorte qu’il y avait de moins en moins moyen de voir ce qui avait été étalé. On reconnaissait avec horreur les trésors de Tante Margot, déposés à même le sol, dans la saleté accumulée depuis des mois. D’autres suffoquaient sous des paquets plus lourds qu’eux-mêmes. L’effet des soins de Tante Margot avait été complètement détruit, et la beauté qui découlait de sa sollicitude si foncièrement détériorée qu’il aurait fallu tout remettre au plus vite à sa place pour pouvoir encore en expliquer la signification. Avant même qu’il pût être question de se les partager, il fallait comprendre ce qu’on allait faire. Personne ici ne connaissait la valeur des articles et petites merveilles rassemblées. On se trompait horriblement. C’était catastrophique.

Charlotte, qui était arrivée avant Stéphane, était retournée dans le corridor, à gauche de la porte d’entrée. Elle avait vu les gravures dépendues et mises sur un tas dans la grande salle, entre une glace repliée et un pouf de Tante Margot.

— Elles y sont, va les voir, lui dit-elle d’un air sinistre, moi, je ne peux pas, c’est plus fort que moi. C’est épouvantable, ils ont tout déplacé.

Il y avait eu dix gravures de chaque côté du corridor. Les tissus des robes que portaient les dames se gonflaient, multicolores, sous le verre des encadrements. C’étaient d’anciennes images de mode arrangées avec des tissus véritables. Les femmes y paraissaient habillées et bien vivantes dans leur cadre de vie. D’abord dans leurs salons intimes où elles se réunissaient entre amies pour prendre le chocolat de quatre heures pendant que les enfants se prélassaient sagement sur des coussins posés sur le tapis. Avec un animal en peluche, une voiture tirée par des chevaux, une marionnette à ficelles ou un livre d’images. Ensuite, elles passaient chez leur mari, qu’elles rencontraient dans son bureau pour messieurs-tirés-à-quatre-épingles -, ou au jardin dans la roseraie, dans un pavillon, enfin, aux escarpolettes. Parfois, les dames étaient en ville et s’arrêtaient dans un quartier élégant devant une grande porte ou à la grille d’un petit square, sous un réverbère. Stéphane et Charlotte connaissaient les lieux aussi bien que Tante Margot, comme s’ils y avaient passé leur enfance. Tante Margot attirait leur attention sur le modèle des robes, tailleurs et costumes de sport. Les négligés étaient portés par des femmes jeunes et ingénues, accompagnées de fillettes et d’adolescentes qui, à fur et à mesure qu’elles grandissaient, adoptaient un air presque aussi candide que celui de leurs mères. Tout ce beau monde des vingt gravures du corridor ne restait pas assis au salon ou sur l’escarpolette, on les voyait entrer dans une salle de bal rococo, quitter des serres chaudes ou s’affaler doucement dans de larges fauteuils Louis-Philippe. Parfois quelque monsieur aux jambes fines et aux souliers pointus leur faisait une courbette à côté d’un parapet bordant un lac ou sous une grande horloge qui indiquait l’heure. C’était l’heure de la promenade, le costume l’indiquait tout autant que le cadran et les aiguilles.

— On ne portait pas la même toilette pour la promenade de quatre heures et pour celle de sept heures, expliquait Tante Margot. À Spa, près de Liège, deux promenades portent encore le nom des heures à laquelle on les faisait. Spa a été le rendez-vous élégant de l’Europe, ne l’oubliez pas !

Tante Margot le répéterait, la nuit, dans le noir de sa chambre.

— Tout a disparu, pensa-t-il, mais je ne lui dirai rien. Il fallait que l’âme de la maison puisse subsister dans le temps qui n’avance plus, celui que Tante Margot a connu. L’âme de la maison était l’âme de Tante Margot, du luxe et de la beauté, de la fête, du quotidien douillet, de l’élégance et du sérieux. C’était la voix de Tante Margot, son rire, et ses mains qui ne restaient pas tranquilles quand elle parlait de taffetas, de crêpe de Chine ou de soie sauvage. Elle palpait d’invisibles saveurs et ses yeux reflétaient toutes les couleurs et tous les dessins.

Tante Margot respirait encore, accrochée à ce lieu.

— Non, c’est fini. Tout est fini, affirmait Charlotte les yeux pleins de terreur dans le couloir près de la porte… Ne va pas plus loin. C’est terrible partout. Et d’un geste de la tête, elle indiqua le bruit des voix qui venait jusqu’à eux de l’intérieur de la maison. Elle avait l’air paralysée au bord d’un gouffre.

— Ne va pas plus loin, lui souffla Charlotte. Les vautours sont là-haut.

— J’y vais, je monte, décida Stéphane. Je veux voir.

Charlotte n’avait pas eu ses gravures.

C’étaient pourtant les siennes, dans l’esprit de Tante Margot.

Images enchanteresses, elles avaient accompagné tous les âges de leur enfance, sous le grand œil protecteur et soyeux de leur tante.

*

Heureusement, Tante Margot se dressait encore dans le corridor, à leurs côtés, comme une statue de déesse, imposante de taille, le maintien altier, le poitrail généreux merveilleusement corseté et garni de passementeries éclatantes.

Quand Charlotte souffrait, pour Stéphane, la douleur de sa sœur était pire que sa rage. Il fallait oublier l’horreur et garder la vérité. Pauvre petite Tante, quelle chance que tu n’aies pas vu ce que nous venons de voir. Je ne t’en dirai rien en songe.

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