Choisir sa filialité

Bernard Dan,

Pleurer sa mère, c’est pleurer son enfance. L’homme veut son enfance, veut la ravoir et s’il aime davantage sa mère à mesure qu’il avance en âge, c’est parce que sa mère, c’est son enfance. J’ai été un enfant, je ne le suis plus et je n’en reviens pas.

Albert Cohen, le Livre de ma mère

Il était une fois : c’est la manière la plus juste de l’évoquer car il était un homme actif, mobile et ambitieux qui vivait dans l’instant. Nous pourrions l’appeler par son nom mais cela ne simplifierait rien car il en changeait chaque jour. Augerep, Ecwctjy, Gpugomp, Suhfotj. Chaque matin, il recevait une série baptismale de sept lettres générée par le programme du réseau Sui generis. Le réseau conservait en mémoire dans sa base de données le dernier nom officiel de ses affiliés afin de gérer pour eux la totalité de l’interface administrative. Pour le reste, les affiliés papillonnaient dans le monde, libres, conscients d’être des self made persons. Qu’est-ce qui poussait toutes ces personnes à s’affilier ? L’air du temps ? La négation du progrès ? Allez savoir. Allez comprendre pourquoi de plus en plus d’individus se mettaient en tête de se préoccuper de leur autonomie. Pourquoi chacun désirait vivre pour soi dans le hic et le nunc.

Pour celui dont nous parlons — Cqcdbzu pour encore une bonne heure — hic et nunc, c’était le dernier métro. C’était résister à la léthargie que le bercement torpide du wagon risquait de lui imposer. C’était forcer toute sa réflexion à rester en éveil. Pour cela, tous les moyens se valaient. Par exemple, prendre au sérieux la fantaisie de Zgwjkzg et relever le défi de trouver un slogan publicitaire percutant pour Sui generis.

À vrai dire, le réseau n’avait besoin d’aucune publicité organisée. La fièvre de modernité dépersonnalisante, de liberté anonymiste et du mouvement instantané se répandait partout comme un feu de plaine. Les mauvaises langues la comparaient à une pandémie de syphilis — la syph, par assonance avec les SIF : les sans-identité-fixe.

Tous les matins, des dizaines d’usagers convergeaient vers chacune des agences de Sui generis pour y prendre le petit-déjeuner, recevoir leur nom, leur feuille de route pour la journée et leur dose d’un produit nutritif et structurant qui leur apportait l’énergie nécessaire tout en les préservant des excès de l’esprit. La pharmacodynamie du produit était largement responsable de la fatigue qui accablait Cqcdbzu en fin de soirée ainsi que de la simplicité de sa réflexion. Il restait néanmoins capable de produire des petits slogans.

« Sui generis. Sans ficelles. » Qu’en pensez-vous ? La notion de la liberté : la marionnette sevrée de ses fils, Pinocchio, le garçon devenu réel parce qu’il s’est inventé lui-même ; mais c’était trop ambigu car cela pouvait évoquer les grosses ficelles des manipulateurs.

« Sui generis. Moi. » C’est simple, frappant ; peut-être trop concentré, vous ne trouvez pas ?

« Sui generis. C’est moi. » Un peu mieux ; nombriliste à souhait ; trop fermé ?

« Sui generis. Je suis. » Élégant ; si nous pouvons nous permettre encore un commentaire, celui-ci tient à la fois de la conclusion du « Je pense donc je suis » cartésien et du « Je suis ce que Je suis » des Écritures ; efficace ; non — « Je suis » risquait d’impliquer le verbe suivre : trop mouton de Panurge. Mais dans ce slogan lapidaire, Cqcdbzu touchait sans le réaliser au cœur de la question. Relisez-le bien : « Sui generis. Je suis. » Vous avez remarqué ? Sui generis — si vous n’en gardez que la tête, regardez ce qui reste : « Sui ge », c’est-à-dire « Suis-je ? » Comment savoir qui on est ou même si l’on est quand on s’appelle Tmafoxo un jour et Joiejia un autre jour ?

Le métro fonçait à vive allure dans l’obscurité des lymphangions qui perçaient le sous-sol de la métropole. La rame était déjà bien décongestionnée. Il ne restait que trois passagers dans le wagon : une dame, la quarantaine, profondément endormie, un jeune homme plongé dans sa lecture et Cqcdbzu, qui luttait dans un même élan contre la fatigue et pour inventer la formule qui justifierait sa démarche auprès de Sui generis.

« Sui generis. Chacun pour chacun. » Un peu les Trois mousquetaires peut-être ; non, trop altruiste.

La main de la dame ensommeillée pendait mollement sous le rebord de son siège et battait la mesure des cahotements du métro avec le léger retard de l’inertie. Un freinage enthousiaste et elle roulerait sur le plancher. Les néons ont soudainement éclairé les fenêtres tandis que le défilé du mur carrelé et des bancs de la station déserte annonçait l’imminence de l’arrêt. Cqcdbzu a d’ailleurs dû s’agripper à la main courante pour ne pas tomber sous l’assaut de la décélération mais le corps assoupi de dame est resté en équilibre sur la banquette. Les portes se sont écartées dans un vacarme mécanique et personne n’a répondu à leur invite. Même l’air vicié du wagon et celui de la station ont campé sur leurs positions.

La dame ronflait. Cqcdbzu ne s’est pas posé la question qui vous aurait agité : il ne lui est pas venu à l’idée de la tirer de son sommeil pour lui demander si c’était son arrêt. Pensée indiscrète, futile et saugrenue, reconnaissez-le. Avouez que « Chacun pour chacun » était un slogan absurde, sauf s’il voulait dire « Chacun pour soi ». L’alarme dissonante annonçant la fermeture des portes a renvoyé Cq. d’un coup au hic et nunc. Il s’est remis à pensoter.

« Sui generis. Ici et maintenant » était un slogan plaisant. Mais Cqcdbzu devait aussi le rejeter parce que le mot « maintenant » impliquait une volonté de maintien, un effort pour conserver les acquis du passé incompatible avec le concept des sans-identité-fixe. Pourtant, tandis que la stupeur du soir le menaçait de plus en plus puissamment, il se battait pour maintenir son niveau d’alerte.

En face de lui, le jeune homme restait absorbé dans son livre. De sa place, Cqcdbzu pouvait déchiffrer le nom de l’auteur : Florent Peremou — deux séries de sept lettres. Ha ! l’humour cocasse du hasard : « Père-mou. » À travers les doigts du lecteur, il pouvait même reconstituer le titre de l’ouvrage : « J’élève mon parent. » Quel thème étrange ! Qu’est-ce que cela pouvait bien vouloir dire ? Élever son parent ! Un parent, il avait bien dû en avoir, même deux, sûrement, mais tout ce qui était inutile s’était effacé. À quoi bon se charger de poids mort ? Le métro tirait la dormeuse, le lecteur et lui.

La paroi du wagon portait une série d’affichettes à l’intention des voyageurs. Côte à côte, l’une promettait des prêts d’argent à tempérament, une autre vantait les charmes d’une villégiature en Volhynie et une troisième les avantages du nucléaire. « Nucléaire. La chaleur propre. » Cette dernière affiche avait sa préférence car la photo était particulièrement belle : une famille sereine tout sourire. Pourtant, Cqcdbzu ne souciait guère des questions d’énergie. Il ne pouvait donc pas être sensible à la chaleur propre du nucléaire. Vous-même, vous y auriez peut-être vu un clin d’œil à la famille nucléaire, mais lui n’en avait pas la moindre notion.

Alors quelle mouche l’a piqué pour qu’il résiste si bien à l’appel de la fatigue et qu’il brasse toute la nuit dans sa tête l’idée d’élever des parents ? Cqcdbzu a quitté le métro au terminus, suivi de près par l’homme et la femme, puis il a déambulé au hasard, se passant et repassant en boucle des questions fondamentales mais inédites. Pauvre Cq. ! Par quels tourments il se battait contre l’effet du produit qu’il avait ingurgité à l’agence de Sui generis ! Vous-même, comment vous sentiriez-vous si vous deviez vous rappeler que vous n’êtes que poussière et que vous retournerez dans la poussière ? Quel réconfort trouveriez-vous si vous vous imposiez de savoir d’où vous venez et où vous allez ? Nous devinons votre réponse : nous n’imaginons que trop bien votre désir de savoir, votre voracité à savoir. Mais demandez-vous alors, avec l’humilité d’un Montaigne : « Que sais-je ? » Et au moment de vous répondre, souvenez-vous de l’honnêteté d’un Spinoza : ce que vous croyez savoir, vous ne le connaissez que par ouï-dire.

Celui que nous appelions Cqcdbzu a marché jusqu’au matin. Il n’a plus cherché de slogans, il voulait des parents. Ses pas obstinés l’ont conduit — croyez-vous au hasard ? — face à une enseigne sobre qui annonçait : « Famille planifiée, famille heureuse. Faites le bon choix. » Le personnel du centre de planification familiale l’a accueilli avec beaucoup de douceur. Avec force sourires, une figure maternelle l’a invité à la suivre dans une pièce toute blanche. Il était épuisé mais il a réussi à s’expliquer.

La femme lui a tendu une brochure sur la parentalité et l’a commentée comme s’il s’agissait d’un catalogue. Il y avait là des familles symétriques, asymétriques, homoparentales, monoparentales, recomposées et encore d’autres types. Elle lui a parlé d’attachement et de la force du lien affectif, de la sensibilité, de la vulnérabilité, de la plasticité et presque tous ces mots rimaient entre eux. C’était beau. Elle lui a expliqué que personne ne se rappelle sa petite enfance et qu’il est bien naturel de s’interroger sur le sens des tout premiers liens qui ont été tissés, comment on est devenu ce qu’on est.

Il s’est mis à sangloter. Vous pourriez mettre ces sanglots sur le compte de sa nuit blanche mais la travailleuse sociale du centre de planification y a reconnu une légitime émotion. Entre les halètements tragiques, il bredouillait : « Je veux une maman. » C’était très touchant.

Elle l’a délicatement encouragé dans la voie de l’adoption. Le choix se précisait vers une famille monomaternelle monofiliale. Le fils — ecce homo —, c’était lui. Il lui restait à sélectionner la mère. Les problèmes ont commencé au moment de remplir le formulaire : son nom était périmé. « Cqcdbzu » ne voulait plus rien dire à personne.

Prenez ce tas de cellules. Un peu arbitrairement, nous le considérons comme un individu et si nous ne pouvons plus le désigner comme Cqcdbzu pour cause de péremption, appelons-le Wvabgse. Il n’en est ni plus ni moins un tas de cellules, fort similaires, sauf le respect que nous vous devons, aux vôtres. Chacune de ces cellules contient des centaines de mitochondries, des petites centrales d’énergie propre, héritées quasi telles quelles de mère en enfant, recopiées à l’envi assez fidèlement depuis un tas de cellule d’une femelle homo sapiens qui vivait en Afrique de l’Est il y a cent quarante mille ans — voulez-vous que nous l’appelions Ève ? Son chromosome Y, celui qui fait de Wvabgse un homme, est, sans doute comme le vôtre, le énième fac-similé de celui d’un Adam qui devait vivre sensiblement au même moment. Nous sommes tous les mêmes, nous, vous, lui. Et lui, après une nuit de réflexion, alors que son nom était hors d’usage, il voulait une maman.

Vous pourriez penser que c’était là la faillite du système. Mais n’oubliez pas que le centre de planification familiale et Sui generis sont organisés au sein de la même structure faîtière : le service public d’action sociale. Et notre raison d’être est de mettre tout en œuvre pour permettre à chacun de mener une existence conforme à la dignité humaine. Justement, cet épisode inattendu nous a inspirés pour élargir notre offre de service.

Vous souriez. Nous reconnaissons votre rictus dubitatif mais nous vous assurons sincèrement que nous attendions un signal de ce style. Nous savons que nous devons toujours rester attentifs pour améliorer le service. La première évaluation qui nous a conduits à élaborer le programme des sans-identité-fixe suggérait que nous devions prendre des mesures spécifiques d’accompagnement psychologique pour les décharger d’un passé encombrant. Nous avons tout fait pour les libérer efficacement de leurs souvenirs d’enfance, de jeunesse, des liens familiaux. Mais cet épisode nous ouvre à de nouvelles perspectives : on n’est pas obligé de conserver son passé pour se composer un roman identitaire ; il suffit de l’inventer, ou plus commodément encore, de le choisir.

C’est ainsi qu’est né notre nouveau programme pour les SIF : « Parents pour un jour. » Ça nous permet même de les regrouper, ce qui, vous l’admettrez, représente une magnifique réinsertion dans une vie sociale active. Reste à trouver un slogan pour la campagne de lancement de notre réseau élargi : Sui generationis.

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