La Sainte Famille

Corinne Hoex,

Maintenant, j’ai deux papas. À cause de mon premier papa, Roger, qui est devenu amoureux de l’oncle Gérard, le frère de maman, et qui a divorcé de maman et s’est marié avec l’oncle Gérard.

Papa Roger dit que l’oncle Gérard, c’est comme maman en homme. Il dit que pour moi ça ne fait pas de différence, car l’oncle Gérard ressemble très fort à sa sœur, et que ça reste dans la famille.

Il y a donc très peu de changement, sauf que, depuis le mariage, je ne peux plus dire « oncle Gérard », mais que je dois dire « papa Gérard ».

Mes deux papas, papa Roger et papa Gérard, sont de jeunes mariés. Ils habitent ensemble dans un grand appartement, où j’ai ma chambre avec mon lit à baldaquin de princesse. Maman, elle, habite toujours dans notre ancienne maison, où j’ai ma chambre avec mon lit comme d’habitude et toutes mes affaires de classe.

J’irai dormir chez mes papas pendant la moitié des vacances et aussi à Noël et à Pâques et parfois le samedi. Jamais quand j’aurai école. Ce n’est pas une chambre pour faire des devoirs.

Les vacances de Noël viennent de commencer. Mes papas ont acheté le sapin, qui se tient debout, haut et droit et pointu, au milieu du salon, avec son odeur verte et sombre, son parfum de forêt et, tout autour de lui, ses épaisses branches plongeantes qui attendent les guirlandes et les boules de Noël. Mon beau sapin, roi des forêts, que j’aime ta verdure…

Maman, en plus de ma valise avec mes vêtements, m’a donné un grand sac où elle a mis nos décorations, l’étoile pour le sommet de l’arbre et aussi, bien sûr, la crèche, avec les animaux et les personnages, soigneusement emballés dans du papier journal. Elle m’a dit :

— Voilà, Henriette. Puisque tu ne passes pas Noël ici avec moi, il y aura un peu de la maison qui sera avec toi là-bas.

Papa Gérard a regardé « tout ce fatras » qui venait de chez sa sœur et il a dit que lui aussi, il avait des décorations, bien plus belles, et une crèche, bien plus belle, et que tout ça n’irait pas ensemble, et qu’il fallait choisir.

Papa Roger a dit d’accord et qu’on allait utiliser uniquement les guirlandes et les boules de papa Gérard. Mais il a dit que, pour la crèche, je pourrais installer celle que j’avais apportée et qui était ma crèche, à laquelle j’étais habituée depuis que j’étais petite.

J’étais très contente de déballer les personnages que je n’avais plus vus depuis l’année passée et de retrouver le bœuf avec son sourire de bœuf et sa peinture qui s’écaillait. Et l’âne, avec sa pauvre patte pliée, que j’ai dû appuyer un peu contre saint Joseph pour qu’il tienne debout. Et les trois rois mages, Gaspard, Melchior et Balthazar, avec leurs yeux ronds et leurs chapeaux bizarres.

Papa Gérard, assis dans son fauteuil, feuilletait un magazine en me regardant faire. Il a dit :

— Tout cela est d’un goût ! Décidément, ma pauvre Henriette, s’il faut compter sur ta mère pour te donner le sens de l’esthétique !

Je trouvais que c’était dommage que papa Gérard soit fâché contre ma crèche. Moi, je n’avais rien dit à propos de ses guirlandes qui, pourtant, n’étaient pas terribles, toutes les mêmes, rien que des dorées, alors que dans ma boîte je savais qu’il y en avait de toutes les couleurs.

Papa Gérard s’est levé. Il est allé chercher papa Roger. Il a dit à papa Roger :

— Vraiment, chéri, tu ne vas pas m’imposer ces horreurs pendant toute la durée des fêtes ! Je n’y survivrai pas !

Moi, je continuais ma crèche. J’avais déposé sur la paille le petit Jésus, où l’on ne voyait plus très bien s’il dormait ou s’il souriait parce que le visage était usé à force de l’avoir trop pris en main l’année dernière, maman m’avait prévenue. J’avais déballé la Sainte Vierge aussi, agenouillée dans sa robe bleue, et j’allais la poser à côté de son enfant. Mais papa Gérard s’est approché à grands pas.

— Franchement, Henriette, tu ne vas mettre cette Vierge !

Papa Gérard pointait du doigt la statuette.

— Elle est affreuse ! D’ailleurs, ça n’a aucun sens !

Papa Gérard était devant moi, très en colère.

— L’âne, Henriette, l’âne, c’est un âne ! Il n’y a pas d’ânesse, tout de même ! Et le bœuf, Henriette, le bœuf, tu vois une vache près de lui ?

Papa Gérard, tout énervé, chaque fois, regardait papa Roger et papa Roger regardait papa Gérard de son air amoureux. Papa Gérard a dit encore :

— Et les rois mages, Henriette, tu leur vois des reines, toi ? Tu crois qu’ils ont besoin de reines ?

Papa Roger a pris papa Gérard dans ses bras et lui a donné un baiser sur la bouche. Quand le baiser a été fini, papa Gérard est allé dans le buffet prendre une boîte en carton. Il l’a déposée devant lui sur la table basse, a soulevé le couvercle, a écarté les feuilles de soie et là il y avait sa crèche à lui, sa crèche de bon goût. Il a fouillé parmi les papiers froissés, a trouvé enfin ce qu’il cherchait.

Papa Roger a dit : — Allons, Henriette, sois gentille, enlève cette Vierge.

Et papa Gérard a mis un deuxième saint Joseph.

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