Elle avait fini par accepter. La vie offrait peu de circonstances de prouver son amitié. Porter des cartons pour un déménagement ou héberger le chat pendant les vacances ne constituaient pas, pour elle, de profonds gestes d’affection, juste un service rendu. Cette fois-ci, il sollicitait une véritable preuve. Elle, si empreinte d’idéal, ne voulait pas rater l’occasion qui lui était donnée de poser un geste noble. Même s’il devait lui en coûter. Elle le ferait pour lui, au nom de toutes ces années passées ensemble. Lui aussi l’avait soutenue quand elle s’était installée comme naturopathe. Il l’avait aidée avec les démarches administratives, la recherche de locaux, la définition de son plan marketing… Il avait été si présent. Elle se devait d’être à la hauteur.

Comme beaucoup, elle avait grandi en rêvant du prince charmant avec lequel elle se marierait et aurait beaucoup d’enfants. Mais grandir, n’est-ce pas aussi comprendre que sa vie ressemble peu à celle que l’on a rêvée ? Et quelle plus belle façon d’honorer la vie que de la donner ? Fût-ce pour un autre ?

Elle savait qu’elle n’en aurait pas, du moins pour elle. Il était trop tard. Elle avait à peu près encore deux ans de bon. À son âge, il était peu probable qu’elle tombe sur l’âme sœur et qu’ils décident sur-le-champ d’avoir un enfant. Donc pourquoi ne pas tenter l’expérience pour lui et son compagnon, puisque c’était l’homme qu’il avait choisi ? Cela peaufinerait l’équilibre en adéquation presque parfaite de leur triangle isocèle.

Elle ne prenait pas la pilule. Elle abhorrait toute substance chimique. Les choses pourraient donc aller vite. Elle lui avait demandé de s’occuper de toutes les formalités administratives. Elle ne voulait pas être confrontée à la paperasserie. Surtout, elle était sûre de faire les choses à l’envers. Zoé, son associée, estimait que prêter son corps était une forme de prostitution postmoderne. Puisqu’elle ne se faisait pas payer, elle avait jugé le parallèle tout à fait inadéquat. Son amie Clara, elle, lui avait dit qu’elle était folle, qu’elle sous-estimait le lien organique qui se tissait pendant la grossesse, qu’elle n’avait pas idée, qu’elle ne savait pas ce que c’était. C’est vrai qu’elle n’avait pas pensé à tout ça, ni aux nausées, aux bouleversements d’humeur, aux kilos qu’elle garderait comme vestige de cette expérience, aux contractions… Tous ces éléments relevaient plus de la théorie que de réalités préhensibles. Et puis, peut-être que, justement, elle n’aurait pas tout ça. L’aspect qui avait retenu son attention et l’avait fait sérieusement hésiter était le côté peu naturel de l’acte. Elle avait fait de la naturopathie une manière de vivre. Elle s’échinait à avoir une hygiène physique irréprochable : exercices, alimentation bio principalement à base de graines germées, soins à base de plantes… Elle refusait les médicaments, même une aspirine, de peur de rompre son équilibre énergétique. L’idée de devoir transgresser cette religion la contrariait profondément, fût-ce pour donner la vie. Mais sa décision était prise.

Puis, quand Clara lui avait demandé si elle était sûre qu’elle ne voudrait pas le garder plutôt que de le confier à deux hommes. Elle s’était dit que les choses étaient très claires depuis le début. Le cadre était posé et scellé par leur accord. Elle était de toute façon convaincue que le rapport entretenu avec le fœtus dépendait de l’histoire que l’on se racontait dès le commencement de l’aventure. Tout est une question de construction. En outre, si elle rompait le pacte, elle ferait voler en éclat l’harmonieuse géométrie de leurs relations, qui restait la motivation première de son choix. Elle primerait donc sur tout autre désir.

Clara s’était acharnée à lui poser d’autres questions : et si elle faisait une fausse couche, aurait-elle le courage de tout recommencer ? Et s’il lui demandait d’avorter en cas de handicap, que dirait-elle ? Que ferait-elle ? Mais pourquoi élaborer ? Ce ne sera certainement pas son cas.

Elle avait, depuis, pris ses distances avec ses conseillères intrusives. Et, à trois, ils s’étaient lancés, s’étaient renseignés, avaient trouvé le médecin et avaient acheté les tests d’ovulation. Elle guettait chaque jour son rythme biologique. Sentant le moment arriver, elle avait anticipé et pris un rendez-vous chez le gynécologue.

Après sept appels dans le vide, où son impatience s’intensifiait, quelqu’un décroche enfin :

— Gynécologie, bonjour.

— Bonjour, je vous appelle pour annuler le rendez-vous d’aujourd’hui à 17 h 15 chez le docteur Tatard pour une insémination artificielle, dit-elle avec une pointe de déception au fond du cœur.

— Très bien. J’annule.

— En fait, si je vous demande d’annuler, c’est parce que je n’ai pas d’ovulation aujourd’hui. Elle va probablement arriver demain ou après-demain. Que peut-on faire ?

— Rien.

— Enfin, je veux dire : que me proposez-vous ? répond-elle alors que sa déception change d’objet.

— Ben rien, c’est vous qui n’ovulez pas.

— Pardon ?

— Enfin, qui n’ovulez pas en semaine. Et, si vous ovulez le week-end, il n’y a rien à faire.

Samedi matin, son test est toujours irrémédiablement négatif. Tout le week-end, elle tremble à l’idée d’ovuler. Mais, au fond d’elle, elle est convaincue que son rythme biologique s’alignera sur son idéal. Son mental, en harmonie avec son corps, ovulera naturellement en semaine. Finalement, le couperet tombe : l’ovulation a lieu samedi soir. Son corps est fin prêt et elle ne veut décevoir personne. Elle ne renonce donc pas. Le cabinet de gynécologie n’est pas joignable le samedi soir ni le dimanche. Mais, le lundi matin à la première heure, après quatre tentatives fébriles, une voix décroche enfin :

— Gynécologie, un instant, je vous prie.

Quelques minutes d’attente, puis :

— Allô, oui ?

— Bonjour, j’appelle pour une insémination artificielle.

— Oula !

Elle marque un temps d’arrêt, n’étant pas sûre de pouvoir interpréter cette réaction lacunaire.

— Oui, comme vous dites, « oula » ! Je voulais savoir si le docteur Tatard pouvait m’intercaler entre deux rendez-vous ce matin.

— Non.

Un silence s’ensuit.

— Et ? poursuit-elle, déterminée.

— Peut-être demain. Et encore je ne suis pas sûre, répond la voix indifférente.

— C’est embêtant parce qu’idéalement cela doit être ce matin. L’ovulation est de samedi soir.

— Je vais voir avec le docteur Tatard si c’est possible. Je vous rappellerai.

L’attente du coup de téléphone lui paraît éternelle. Elle est incapable de se concentrer ou de faire autre chose. Elle n’ose même pas aller aux toilettes de peur que la secrétaire appelle à ce moment. Attendre, elle ne peut qu’attendre. Elle veut faire au mieux et n’avoir rien à se reprocher.

Une heure et demie plus tard, son téléphone sonne.

— Allô ?

— Ici, le secrétariat du docteur Tatard. Est-ce que vous pouvez venir à 13 h 45 ?

— Oui, bien sûr.

Elle est surprise par un trac inattendu. Elle va plonger dans sa grossesse et toutes les questions qu’elle avait repoussées jusque-là font impitoyablement irruption. Et si ? Et si ? Et si ? Mais ses interrogations sont interrompues. Quinze minutes plus tard, la secrétaire appelle à nouveau :

— Je voulais savoir si vous ne pouviez pas venir plutôt à 16 h 15.

— Oui, techniquement je peux, mais on risque d’être un peu tard puisque l’ovulation date de samedi soir.

— Bon, eh bien, on maintient alors, mais j’espère pour vous que je ne dois pas annuler.

Un tourbillon d’émotions l’envahit.

— Samedi soir, votre ovulation ? Mais, quelle idée, vous êtes déjà très tard. Bon, on laisse comme ça puisque vous ovulez le week-end.

Que la nature est mal faite…

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