Chroniques printanières

Éva Kavian,

18/03/20

C’est un grand jour. Pour la première fois, une femme est Premier ministre en Belgique. Luce Tucru n’a pas fait la marche des femmes pour des cacahuètes. Elle sent le printemps qui pulse dans ses veines, regarde le ciel et se décide à tondre la pelouse. En Belgique, personne ne se fie à un ciel bleu à la saison des giboulées. Mais bon, tant qu’à être confinée, autant tenter sa chance. L’odeur de l’herbe coupée mêlée à celle, délicieusement surette, de sa première sueur jardinière de l’année, lui donne une furieuse envie de barbecue. Il lui reste deux tranches de lard. Elle allume un cube bio, l’entoure de quelques bouchons de vin, les couvre avec le pied du sapin de noël, à défaut de charbon. Avant que les braises soient prêtes, elle a le temps de proposer à Sandrine de manger avec elle. Entre femmes, à la santé de madame la ministre, on est loin des repas à quatre à écouter Jean-Mi et Jean-Chri parler de leur prochaine voiture. La salade est prête, le lard presque à point, Luce branche sa tablette, appelle Sandrine en vidéo, remplit son verre et, c’est plus fort qu’elle, engouffre deux zakouskis qu’elle fait passer avec une première rasade glacée, le temps que le visage de Sandrine apparaisse, à moitié caché par son masque.

— Eh, chérie, à l’écran on ne risque rien, tu peux enlever ton masque !

— Pas question ! Il a bien fallu que je m’épile toute seule avant de ressembler à Clark Gable, je suis défigurée.

19/03/20

La prévention est une chose relative, se dit Niktamair en raccrochant le combiné. Cela fait quatre ans qu’il angoisse à l’idée de devoir faire sa première colonoscopie, trois ans qu’il jette sans les ouvrir les tests offerts aux quinquas par le gouvernement, il a procrastiné pendant des mois, pris son rendez-vous la veille de ses 54 ans, et paf, voilà qu’on l’appelle pour annuler l’examen, considéré comme non urgent. Tout ça pour ça. Si ça se trouve, il a un polype qui mute depuis deux semaines. Penser que cela n’arrive qu’aux autres, ce n’est pas son genre. D’ailleurs, quand il a entendu parler de l’épidémie en Chine en décembre, il a annulé la fête prévue pour son anniversaire. Ah, ils rigolent moins, les copains, maintenant qu’ils ne peuvent plus sortir de chez eux. Ils lui doivent une fière chandelle, ça oui, parce que la fiesta, elle aurait eu lieu ce soir, s’il n’avait pas été prudent. Autant dire que personne n’y aurait échappé. À trente dans son studio, c’était cuit. Niktamair n’est pas du genre à se laisser abattre. Il allume la bougie plantée dans la tranche de cake qu’il a expressément gardée pour l’occasion, la souffle et commence à ouvrir le courrier reçu il y a 6 jours, celui sur lequel les germes n’ont pas survécu, selon les chiffres de l’OMS.

19/03 – 22 h 39

Else enfourne le risotto aux champignons en essuyant ses joues. Elle a deux tantes, trois oncles et une cousine aux soins intensifs, de l’autre côté du pays, mais Sam va rentrer du travail, elle veut le chouchouter avec le sourire. Elle n’a pas de quoi se plaindre. Elle vient d’apprendre qu’elle aura droit au chômage pour cas de force majeure. Avec ce qu’elle a comme salaire, elle va perdre 20 euros par mois à tout casser (bien moins que sa dentiste). En plus, les enfants ont été adorables aujourd’hui. Brian a compté trois fois les Kapla, Cindy a ramassé tous les cheveux coupés de ses Barbies qui ne pouvaient plus aller chez le coiffeur, et Dylan a décidé de faire docteur quand il sera grand, il a été jusqu’à faire imprimer le tableau de Mendeleïev sur l’imprimante de pépé qui le lui enverra quand la poste aura des dents. Des amours. À 20 heures, ils sont sortis tous les quatre pour applaudir papa et elle s’est dit que comme rituel avant le coucher, c’était vraiment un bon plan, ils n’ont pas moufté pour aller dormir. Elle en a profité pour se faire deux ou trois épisodes de Friends en finissant une layette pour la fille de sa voisine. Et elle le dira au coronenterrement, qu’elle avait commencé la layette avant l’épidémie. Else n’aimerait pas qu’on pense que. Dans le quartier, cela dit, on la regarde autrement maintenant. Un mari qui travaille à l’hôpital, en ces temps-ci, c’est de l’effort de guerre ou on n’y connaît rien. Else regarde le fond de sa casserole. Un demi-centimètre de risotto brûlé. Elle la laisse tremper pour demain, ça l’occupera. Le gravier crisse sous les pneus du vélo de Sam, il doit être épuisé. Après le risotto, elle lui fera un massage. On ne parle pas des brancardiers dans les médias mais Else sait qu’ils sont mis à rude épreuve. Pour des clopinettes. Parce qu’avec son chômage de force majeure, elle gagne encore plus que Sam, pour ceux qui voudraient un dessin. Il y a des familles prochainement décimées, des femmes qui la ramèneront, avec leurs revendications égalitaires, il y a des enfants épileptiques, des adolescents abrutis et des hyperkinétiques qu’il faut attacher à une play station mais franchement, chez les Taple-Voisin, la vie de famille, en temps de crise, c’est cadeau, se dit Else en sortant le risotto presque pas brûlé, après avoir désinfecté ses mains pour prendre son héros de mari dans les bras.

20/03/20

Chez les Danlarue, on n’est pas du genre à se lamenter. On a un rapport serein avec la réalité. Et s’il y en a un parmi tous qui est constructif dans la bande, c’est bien Yadékon. Il est 10 h 30, il vient d’envoyer à ses élèves les leçons et travaux qu’ils réaliseront à domicile et il a devant lui des semaines et des semaines avec cet horaire, sans parler des vacances de Pâques (virus ou pas virus, les vacances, c’est les vacances !). Il va s’organiser, structurer son temps, recevoir son salaire et on a beau dire, mais après 35 ans de carrière, vaut mieux être enseignant qu’artiste. Oulala, il a bien fait de ne pas tout balancer après son burn-out de janvier. Parce que maintenant, il va l’écrire, son roman. Il a le titre, la chute, les personnages, tout est là, yapluka. La terrible épreuve qu’il a traversée, il va la partager. Il changera les noms, les dates, les lieux. Sûr que ça va intéresser le public, un sujet pareil. Une expérience véritablement vécue transposée en pure fiction. De quoi récupérer le prix des séances de psy, de nutritionniste et offrir des vacances à toute la familia. Il va commencer par le rituel, ce n’est pas pour rien si les écrivains célèbres en ont un : une tasse de café et trois spéculoos à tremper dedans. Le confinement, après tout, n’est-ce pas le rêve des romanciers ? La condition sine qua non ? Yadékon en est au quatrième biscuit quand son portable vibre. Il n’est pas encore remis de l’appel quand Messenger lui envoie une notification. Il n’a pas eu le temps de répondre quand Whats’App frétille. En synthèse, sa mère est trop angoissée pour rester chez elle, sa fille ne supporte pas le télétravail dans son studio de célibataire, son fils débarque dans une heure, impossible de se débrouiller seul avec son genou dans le plâtre, et sa femme vient de rentrer, rayonnante, elle est en chômage temporaire à durée indéterminée. Alors là. Alors là, tout le monde est content, tout le monde se réjouit, on va repenser les priorités, renouer avec le premier cercle, la famille, c’est ce qui compte quand tout le reste part en couilles, ils imaginent déjà les soirées de whist, les championnats de scrabble, le puzzle à 5 000 pièces, ils débarquent dans une heure avec leur fond de frigo et lui, qui sent malgré tout revenir les premiers signes de burn-out, il comprend tout de suite que cette fois encore, il va rater la rentrée littéraire. Son premier roman. C’était du tout cuit : premier jet dans un mois, retravail pendant une semaine, envoi à l’éditeur mi-mai et publication à temps pour les prix de novembre. On a beau être positif, chez les Danlarue, Yadékon a un moment d’apitoiement sur lui-même avant de proposer un café à sa femme, déjà inquiète devant les quatre rouleaux de papier toilette qu’il leur reste. Mais tout de suite il la rassure : au pire, il peut passer à l’école demain et faire un stock.

20/03/20 – 22 h 48

Dès qu’elle voit apparaître le nom de sa belle-fille sur son écran, Tita Nique rassemble ses neurones pour se rappeler les étapes apprises lors de son stage de communication non violente : observer sans évaluer, dire son sentiment en « je », exprimer son besoin sans parler d’action, demander sans exiger. Elle a le temps de se ronger tous les ongles de la main gauche.

— Tita, c’est Clorikine, j’arrive pas à joindre papa alors je t’appelle. Je suis rentrée des sports d’hiver, ne t’inquiète pas. On a eu de la chance, ils ont fermé les stations juste après notre départ. Le temps de se faire un dernier restau et on a pris la route, ouioui, tout s’est bien passé, mais comme on était trois avec de la température, on a préféré être prudents et on a directement été chez les parents d’Entubé, qui ont une maison dispo dans le Namurois, piscine et tout, la classe. On dort, on se mate des films, quand on reprend des forces on fait des jeux de société, y a pire comme quarantaine. Faut dire que Mask, tu vois, mon pote qui a trouvé un job dans une seigneurie le temps de savoir ce qu’il fera l’an prochain, ben il a commencé à tousser quand on chargeait les bagages, on n’a pas eu le cœur de lui dire de ne pas venir, alors on n’a qu’à s’en prendre à nous-mêmes, faut pas nous plaindre, on assume. En plus, on est jeunes, on ne risque rien. C’est un truc dans le genre de la grippe, et encore. Entre les quintes de toux et les siestes, on se marre bien. Je voulais vous rassurer. Tout est sous contrôle.

Tita va pouvoir rassurer Padpa. Ce con, il a fini par niquer son portable à force de le spitcher à l’eau de javel. Elle se félicite d’avoir suivi cette formation, très utile en situation extrême.

— Tu m’appelles, ça me fait plaisir, Clo, j’ai besoin de me sentir utile, veux-tu que je vous apporte des provisions ?

Elle entame les ongles de sa main droite avant de rejoindre Padpa, qui s’est mis à cuisiner depuis une semaine, il aura fallu une pandémie pour y arriver mais on y est, ce soir il lui fait des pâtes strogonoff.

21/03/20

Celprin Temps a déjà perdu 13 emplois. Restructuration, faillite, incompatibilité, trop ceci ou trop souvent cela, sans parler des délocalisations, des reprises et compagnie. Ce n’est pas faute d’avoir des diplômes. Après sciences éco, il a fait data, droit et tourisme, il parle chinois, croate et polonais, baragouine le catalan et maîtrise l’anglais. Il avait 35 ans quand il a terminé ses études, à une époque où on cherchait des jeunes pleins d’expérience. Il a cherché et il a trouvé, mais il a eu le don de se faire embaucher par des patrons foireux. À 42 ans, il est casé, cette fois c’est la bonne. Fonctionnaire. En pleine nature. Le service n’est pas informatisé. Le matin, il ratisse les allées, ramasse quelques papiers, l’après-midi, il peaufine le plan. Une idée à lui, de cartographier le terrain. Ceci pour bien montrer que Celprin ne manque pas d’initiatives. Hier soir, d’ailleurs, quand il a vu les chiffres, le statisticien qui sommeillait en lui s’est réveillé. Il a comparé la Chine, l’Italie, l’Espagne et la Belgique, il a ciblé la Belgique, redessiné des graphiques et en est arrivé à la conclusion que dans trois semaines, il y aurait 10 enterrements par jour à Vivdemin. À partir d’aujourd’hui, il se prépare au pire, celui que les courbes lui annoncent sans marge d’erreur : il creuse. Celprin n’est pas très sportif, pas très musclé. Il estime pouvoir creuser deux fosses par jour au début, mais pourrait atteindre cinq fosses dans dix jours si ses biscotos s’adaptent. Anticiper les marchés, c’est son truc, plus que celui de ses anciens patrons. En arrivant au boulot ce matin, Celprin remplit ses poumons d’air frais, étire ses bras vers le ciel, se sent privilégié de pouvoir bosser sans croiser des bombes virologiques. Il regarde autour de lui l’alignement wallon des tombes et décide de tracer de nouvelles allées, en prévision. Plus haussmanniennes. Les premiers bourgeons apparaissent sur les branches des tilleuls, l’herbe est verglacée, il se fendrait bien d’un petit poème avant de commencer.

21/03/20 – 22 h 41

Géotaire Malle est au bout de sa vie : il a passé son week-end à coudre des masques avec Jessie, il vient de passer 12 heures à l’hôpital à aider les orthopédistes à restructurer leur service en unité Covid (qui a besoin d’un orthopédiste en pleine pandémie ? la question a été vite réglée) et son alliance, qu’il avait soigneusement attachée à un lacet autour de son cou ce matin, est tombée dans sa combi et a glissé dans son calbute. Un enfer. Il va dans le sas, enlève sa combinaison, ses surchaussures, ses gants, son FFP2, ses lunettes, son masque à visière, sa charlotte, récupère son alliance à laquelle sont sans doute encore scotchées des centaines de milliers de bactéries, se lave les mains. Il traverse le parc, met des gants stériles pour ouvrir sa voiture, les enlève, se lave les mains avec son gel désinfectant, nettoie le volant, le siège, ouvre grand la fenêtre, se branche sur les infos. Même s’il a en général 24 heures d’avance sur les infos. Pour couronner sa journée, mais il l’ignore encore, Denouille Lecubordé, très inquiet malgré les promesses gouvernementales, l’attend devant chez lui avec son dossier de comptable indépendant et méticuleux. Pour l’heure, Géotaire respire. Jessie va bien. Elle ne tousse pas, ne se mouche pas, ne chauffe pas. Croisons les doigts. Avant d’apercevoir Denouille, il a déjà enfilé la combinaison, les surchaussures, les gants, le FFP2, le masque à visière, la charlotte. Si bien que quand Denouille, lui, l’aperçoit, il fait son dernier infar. Géotaire vérifie, appelle une ambulance, prend le dossier sous le bras (gentil mais pas con) et va enfiler sa tenue de secours. Ce serait vraiment pas de chance qu’il transmette le virus à Jessie, après tant de précautions.

22/03/20

À Lanus, petit village encore étrangement épargné, Sacha Touille regarde germer ses plants de courgettes. Les marchés sont interdits, les pépinières sont fermées, et on n’est pas près de les voir rouvrir. À ce train-là, il va manger des courgettes tout l’été. Personne n’est malade à Lanus, il passerait bien chez les Sterr. Yaka récupère les graines d’une saison pour les utiliser à la saison suivante. Et Mona a toujours son petit vin de sureau au frais pour les visiteurs. Sacha a accepté de vivre à la campagne pour Carabisse. Par amour. Maintenant, il est seul dans la maison, sans boulot depuis la fermeture de sa boîte, et sans Carabisse, qui s’est installée chez ses parents pour être sûre qu’ils ne sortent pas de chez eux. Le monde à l’envers. En temps normal, la campagne, c’est calme. Mais là, il peut presque entendre les limaces copuler. Ces mêmes limaces qu’il va passer l’été à chasser tous les soirs des feuilles de ses courgettes. Sacha a vaguement le sentiment d’avoir fait un mauvais choix. Mais lequel ? En rangeant le sac de terreau dans l’appentis, il a la réponse : il prend le seau de semences, les disperse sur la superficie du potager. À défaut de se casser le dos en pleine canicule, il bouquinera, allongé sur son gazon vert tendre. Puis il range ses plants de courgettes dans une caissette, les apporte aux Sterr, ça vaut bien un petit vin de sureau. La solitude, c’est pas son truc à Sacha.

22/03/20

— Les pouvoirs spéciaux ? Vous voulez savoir ce que c’est les pouvoirs spéciaux ? Eh bien les pouvoir spéciaux, ça veut dire que vous allez ranger votre chambre, descendre les canettes vides, les tasses, les cuillers, les cartons de pizza, ramasser vos calebars avant d’aspirer, étudier quatre heures par jour, faire 8 000 pas, chaque jour, en dehors de la maison, mettre la table avant le repas, débarrasser ensuite et faire la vaisselle. À partir d’aujourd’hui, vous ferez également tourner vos lessives, vous aiderez à sortir les poubelles, vous participerez au tri des déchets autrement qu’en abandonnant vos bouteilles à l’entrée du garage, vous ramasserez les crasses dont vous êtes responsables sur le plan de travail et la table du salon, vous nettoierez les traces de freinage dans la cuvette des w.-c. À partir d’aujourd’hui, vous vous levez avant 9 heures, vous allez dormir avant minuit, vous ne videz plus les paquets de biscuits dans votre chambre, vous ne mangez plus un camembert entre les repas et le premier qui se compare à Cendrillon ou me dit qu’il est majeur depuis plus de sept ans, je le fais sécher au grenier. À partir d’aujourd’hui, quand ces choses seront effectuées et respectées, avec le sourire, je rebranche le wi-fi.

Apoca Lypse est fière d’elle. Elle a parlé tranquillement. Une communication efficace, claire, une tonalité bienveillante. Elle pense que le message est passé. Après trois ans de vie commune, elle a enfin trouvé le moyen de faire avancer le schmilblick. Les circonstances ont aidé, il faut l’avouer. Ses beaux-enfants tirent une drôle de tronche. Cheesecake a perdu la parole, Gosette a même jeté un œil vers le modem, éteint. Merveilleux est remonté avec l’aspirateur. Ce soir, elle va préparer des macas jambon crème, pour bien leur montrer qu’elle n’est pas fâchée et qu’elle les aime.

22/03/20 – 20 h 52

Comme chaque soir, à 19 h 45, Cellulite Haufesse est à son balcon. Enfin, c’est plutôt une fenêtre avec une barre à géraniums, mais de là, elle voit toutes les lumières de la ville, comme si elle était sur un balcon. Bref, à 19 h 45, elle est là. Debout. Elle ne voudrait pas rater ça. Déjà que sans sa dyscalculie, elle aurait fait infirmière. Si elle avait réussi ses maths en secondaire, elle ne serait pas sur son balcon. Elle passerait d’un lit à l’autre avec son sourire craquant et sa tenue blanche. Du coup, à 19 h 35, chaque soir, elle s’habille en blanc, solidaire. Cela fait 15 ans qu’elle vote une fois à gauche, une fois à droite, une fois au centre, et y en a pas un qui a amélioré le salaire ou les conditions de travail des infirmières. Elle a vu et revu les vidéos des Italiens, eux aussi sur leur balcon. Ils chantent. Chaque fois, c’est plus fort qu’elle, elle pleure. C’est trop beau. Autre chose que des applaudissements et des cris. C’est pas un match de foot, les gens, ce sont des hommes et des femmes qui risquent leur peau, qui ont peur de filer ça à leurs enfants, et qui y vont sans compter leurs heures. À 19 h 59, elle a envie de leur crier ça, à tous ces voisins inconnus : chantons ! Et ce soir, à 20 heures, avec sa petite voix de dyscalculique dont le parcours scolaire a bousillé les rêves, elle entonne le seul chant dont elle connaît les paroles par cœur, à force de voir et revoir Casa del papel depuis le début du confinement. On dirait un moineau. Stamattina mi sono alzato… Elle reprend son souffle, O bella ciao, bella ciao, bella ciao ciao ciao, Stamattina mi sono alzato, et à cet instant, elle n’entend plus les applaudissements, mais un étrange silence, ho trovato l’invasor, elle oublie le silence. Elle s’en fiche de ses voisins, elle chante pour les infirmiers et les infirmières du monde entier, O partigiano portami via, et à ce moment, elle entend ses voisins, des dizaines et des dizaines de voisins, ils sont tous à leur fenêtre et ils chantent, O bella ciao, bella ciao, bella ciao ciao ciao, et elle a envie de pleurer comme devant ses vidéos mais à cet instant, impossible, elle est avec ses voisins, ils chantent avec elle pour ceux avec qui son cœur vibre.

23/03/20

Sept années d’études durant lesquelles elle a tout sacrifié, pour en arriver là : célibataire, confinée dans un studio bruxellois de 27 mètres carrés, en télétravail. Avec ce putain de virus, son célibat n’est pas près de finir. Et même plus une crème glacée au caramel beurre salé pour se la jouer Bridget. Akathe Patsémieu, côté mecs, elle a fait le tour de la question. Elle n’est pas pressée. Les baratinages des débuts de relation, rien que d’y penser, elle préfère encore parler à ses posters. Son rêve, c’est une relation vraie. Elle sauterait bien l’étape des premiers pas pour arriver directement à la case du deuxième mois, au moment où on voit le talent du cuisinier et la créativité dans les petites attentions plus que les abdos barrés et les promesses bon marché. Alors, Tinder, faut pas y penser. Voilà bien un plan pour se faire baratiner. C’est si simple, d’écrire « je n’ai jamais vu une fille comme toi, si belle, si futée, si drôle, comment les autres ont-ils pu te laisser filer, moi, dès que tout ça est fini, je t’emmène au restaurant, on ira faire du shopping place Stéphanie, je te ferai goûter mes pancakes maison et la version maroco-nippone du waterzooi que j’ai inventée. » Akathe, ce qu’elle voudrait, c’est un homme d’action, un bosseur. Un gars qui la ferait rire. Et, pitié, pas un qui se projetterait des plans longue durée et marmaille à dorloter. Celui-là, qui lui parlerait de gosses, il peut déjà cliquer ailleurs. On est passées à autre chose, les mecs, nous, on veut bosser, gagner notre vie, on veut l’égalité, et avec des gosses, l’égalité, c’est perdu d’avance. Sa collègue, par exemple, Fistule Malplacée, eh bien son télétravail, elle le fait avec ses deux adorables enfants d’un et trois ans. Ils se sont organisés : son mari télétravaille à l’étage. Pas besoin de faire un dessin. Akathe a envie de lui dire de tout lâcher, pour le boulot. Elle vient d’avoir son N +1 en visio, et elle doit préparer le C4 de 14 employés, dont Fistule. Et elle ne peut rien dire. La gestion des ressources humaines, c’est aussi cela, ma petite, a ajouté le N +1. Akathe s’en sort encore bien. Chômage temporaire deux jours par semaine, et obligée de prendre ses congés annuels dans le mois qui vient. De toute façon, elle n’avait droit qu’à cinq jours de congé la première année. Et pas une tune devant elle, avec le prix du loyer. Ça fait une semaine qu’elle a arrêté le shopping en ligne, elle n’en peut plus. Et puis zut, elle a tout de même le droit de faire une petite pause. Elle ouvre Tinder, se fait un nouveau profil, avec la photo qu’elle a prise à l’expo Charlotte Perriand (on verra bien le genre de poisson qui mord à ça). Match, match, match. Les télétravailleurs sont tous sur Tinder, ma parole. Deux barbus, un beau sourire, un qui adore John Irving, finalement, il y a peut-être de l’espoir. Elle clique sur le beau sourire, et commence à rêver. C’est gratos.

23/03/20

Échelle de Ladouleur tient sa vengeance. Elle chiffonne une dizaine de mouchoirs en papier, les pose en vrac à sa gauche. Elle enfile sa robe de nuit, son peignoir, l’atroce bonnet qu’Ainée lui a tricoté pour Noël, et l’écharpe en mérinos offerte par Cadet, qu’elle a pris soin de laver à 70 degrés. À sa droite, le thermomètre, un peu de travers, juste à côté des langes que Vigile lui a prêtés. Elle redresse le dossier de son lit médicalisé, rapproche le plateau-repas encore intact, vérifie qu’il est capté par la caméra de sa tablette et enclenche Zoom, comme Puiné le lui a expliqué. Ils sont tous là, avec leur sourire de carême. Chacun devant une bougie. Bon anniversaire, maman, grand-mère, tantine, marraine, bon anniversaire ! Échelle leur fait son plus beau sourire, éternue, se mouche, les remercie, verse deux ou trois larmes.

— Oh, les chéris, je suis si émue. Merci d’y avoir pensé. Ici, tout va bien (elle tousse, se mouche), vous avez bien choisi la maison de repos, ils sont aux petits soins, je ne manque de rien. (Elle tousse, rapproche les pans de son peignoir.) C’est vrai que c’est pas de chance que vous ne puissiez venir, alors que je ne suis là que depuis trois jours, mais au moins, je suis en sécurité, c’est le principal. (Elle quinte, éructe, se mouche.) J’ai un petit rhume, c’est tout. Ici, il y en a plusieurs qui sont malades. Je n’ai pas à me plaindre, avec une rhinite, ma nouvelle hanche et ce nouveau médicament pour la tension. (Elle marque un léger essoufflement) Je ne vous ai pas dit que je fais de l’hyper tension ? Oh, je ne voulais pas vous inquiéter… Allez, les chéris, je vous laisse, je suis un peu fatiguée. Vraiment, merci pour tout. Prenez soin de vous.

Échelle coupe la vidéo, se frotte les mains, se relève, se change, se met un peu de rouge à lèvres, et file dans le séjour. Vigile Hanse, Nico Tine et Anna Diplose l’attendent pour le whist.

24/03/20

Olégro Nichont est confiant de nature mais ce soir, il croit carrément qu’il est né sous une bonne étoile. Déjà, on vient de nommer un ministre « en charge de la pénurie des masques ». Les choses vont dans le bon sens. Il a un bol incroyable d’être né dans ce pays et pas dans la bande de Gaza, par exemple, où ils doivent se partager 100 masques pour deux millions de personnes. Aujourd’hui aussi, il a été décidé que les cours se feraient en ligne jusqu’à juin. Et au moment où il apprend la nouvelle, qui l’appelle ? Morphine Tendort. Toujours aussi cash. « Olégro, c’est Morphine, tu te souviens de moi ? je passe en salle de soins intensifs demain, je peux passer la nuit avec toi ? »

Morphine, bien sûr qu’il s’en souvient. Ils ont commencé médecine ensemble. Splendide et intouchable, la bûcheuse. Elle est assistante anesthésiste, un parcours sans faute, la bosseuse. Et ce soir, elle va tomber dans son lit sans qu’il ait dû bouger le petit doigt. Il suffisait d’attendre. Non, les ministres, dans son pays, faut pas les critiquer. C’est tout de même grâce à l’un d’eux qu’il est toujours aux études. Après avoir essayé médecine, bio, pharma, après avoir compris qu’en réalité il était fait pour être ingénieur et avoir rectifié le tir en demandant un recours pour s’inscrire en marketing, il commence maintenant le droit où, forcément, il a quelques dispenses. Il n’a que quinze crédits à passer cette année. Avec un ministre des masques, la pandémie va s’arrêter aux frontières, après, on s’étonnera de retrouver des Italiens, des Espagnols et des Français au parc Maximilien. Ce soir, il a un date avec Morphine, elle est pas belle la vie ? ça en perturberait d’autres, une fille qui fait le premier pas, mais pas lui. Sa philosophie personnelle ne s’encombre pas des détails. Il va lui faire un petit repas, qu’elle n’ait pas l’impression que seul son corps l’intéresse. Il lui reste des pâtes et des petits pois, ils vont se régaler. Il a un casier de bières sur le balcon. Tout est sous contrôle. Olégro se douche en chantant, avec son savon de vaisselle à défaut de gel douche. Et le timing, le timing ! Tant qu’à se taper Morphine, il préfère avant. Avant qu’elle passe aux soins intensifs. Avoir de la chance dans la vie, OK, mais faut pas non plus chercher les problèmes.

24/03/20

Quand il a compris que les choses allaient se gâter, Bauvé est rentré fissa en Belgique, dans son village natal. La maison de son enfance, abandonnée aux ronces depuis la mort de ses parents. À Viagra-Prendu, plus personne ne le connaît. Les rideaux se sont écartés sur tout le long de la route principale, personne n’est sorti pour le saluer, fut-ce à deux mètres. On est peu de chose. Il est loin de son heure de gloire. C’était il y a dix ans, quand Adrien Joveneau est venu le rencontrer pour son émission des Belges du bout du monde. À cette époque, il venait de lancer son entreprise de fabrication de cotons-tiges dans la Pampa. Tout le village l’a liké pendant des semaines. Hier les rideaux s’écartaient sur son passage, aujourd’hui, il n’y en a pas un pour lui prêter un sécateur. Calfeutrés.

Entrer dans la maison de ses parents lui a serré le cœur. Rien n’avait bougé. Les armoires étaient pleines. S’il était dans un roman, il se mettrait à fouiller le grenier, à ouvrir les tiroirs et tomberait sur une correspondance qui lui apprendrait qu’il n’est pas le fils de son père ou que sa grand-tante a hébergé un soldat américain à la fin de la guerre mais non, dans la vraie vie, c’est poussière et solitude. Il est à deux doigts de la tendinite, avec son sécateur rouillé, quand il a l’idée du siècle : s’il a pu monter une entreprise de cotons-tiges dans la pampa, il peut lancer une fabrique artisanale de masques chirurgicaux à Viagra-Prendu. C’est le moment de faire de la place : il brûle ce qui n’est pas nécessaire, vide le séjour qui deviendra l’atelier, il lave les draps à 90 degrés, va chercher les essuies pour la lessive suivante et paf, il tombe sur une lettre. Adressée à sa mère, par John Nyalidé (fils d’un soldat américain), qui l’a retrouvée grâce à des mormons et annonce qu’elle est sa sœur, et qu’il est mourant, qu’il souhaite léguer sa fortune à Bauvé Lodravel, son unique neveu, selon les recherches du détective privé qu’il a mandaté. Un oncle d’Amérique, un héritage, comme dans les films. Bauvé doit s’asseoir. Relire la lettre. Datée de 2002. Merde. Comme dit Stephen King, parfois, le seul mot possible est celui-là.

Dans ce grand moment de solitude, Bauvé a besoin de parler. Il n’a plus qu’un seul ami au pays, il a besoin de sa voix chaude, joyeuse, d’un interlocuteur au moral en béton.

— Adrien ? C’est Bauvé. Bauvé Lodravel, tu te souviens ? La Pampa en 2012 ? Je suis de retour au pays, je vais lancer une manufacture de masques à Viagra-Prendu. Paraît que vous avez un ministre pour ça, tu as son numéro ? La réalité dépasse la fiction, mec, t’as raison, je suis bien placé pour le savoir.

24/03/20

Le docteur Dussang ne dort plus. Malgré sa combinaison, son masque, ses gants, ses surchaussures, sa charlotte, il a peur de contaminer Sachérie. Il en a parlé avec les copains. Puligny a loué une chambre à 200 mètres de l’hôpital, Montrachet et Sanana mangent de part et d’autre de la table, à 3 mètres de distance, et font chambre à part, Freudine est partie avec les enfants chez Papy Héku. Leplouk est malade, intubé, ses enfants toussent et sa femme a niqué sa garde-robe en remplaçant le produit de lessive par de l’eau de javel. Ah, il n’y en a plus un parmi eux pour lancer des vannes sur les orthopédistes. Leplouk est leur martyr, leur modèle, le visage même de leur angoisse viscérale : aller au front, oui, mais contaminer femme et enfants, c’est au-dessus de leurs forces. Sachérie a beau lui dire que sans son harnachement, il dormirait mieux, c’est comme si elle lui passait la vidéo des miasmes qu’ils s’échangent en dormant dans la même chambre. Alors aujourd’hui, en plus des courses, du repas, du repassage, du parterre de fleurs qu’elle a désherbé, Sachérie a changé les draps de Jegère, elle a rangé sa chambre, aspiré. Ça lui a pris trois heures. Ce soir, s’il a des insomnies, il pourra dormir dans la chambre du petit, qui de toute façon est allé fêter la fin des cours avec ses potes.

24/03/20 – 21 h 25

Vous en connaissez beaucoup, des gens qui vont craquer pour une courge butternut parce qu’ils en ont vu une surgir à l’écran ? Mais il faut bien vivre et survivre, se dit Capita Liszt, blogueuse rendue célèbre pour ses tutoriels de tresses collées et son DIY de rouge à lèvres à base de betteraves rouges. Une ascension fulgurante, des placements de produits qui viennent de lui permettre de se mettre en coloc avec Défêta Braillette, et de quitter le nid familial avec zéro diplôme, qu’on se le dise. Et ce soir, le seul placement de produit qu’on lui file, c’est la courge butternut. Elle ne savait même pas ce que c’était. Elle a mis son masque, ses gants, a fait la file au supermarché pendant des plombes et a comparé, au rayon légumes, la photo téléchargée et cet accablant étalage de légumes. Elle a choisi la plus petite. En général, on lui envoie le produit à placer, le chèque et une demi-palette du produit en question, de quoi revendre sur le Net et préparer sa pension. Parce que la pension des blogueurs, y a personne pour y penser. Aux infos, ils ont parlé des aides gouvernementales pour les indépendants, pour les employés, mais les blogueurs, tintin les balayettes. Sans quoi, les producteurs de courges butternut auraient pu aller se les faire germer ailleurs. Bref. D’un coup, Capita a pensé aux artistes. Pareil. Pas de pension, pas de statut, que dalle. Ils n’ont pas de diplôme pour ce qu’ils font, ils donnent le meilleur de leur âme, ils sont créatifs, ils sont comme elle ce soir. Alors ce soir, elle va la placer, la courge butternut. Elle va en faire, du placement de produit, il faut bien vivre et survivre. Mais elle va aider les artistes. Elle regarde autour d’elle. Tilt. Elle sort les livres qu’une écrivaine lui envoie. Celle-là, elle n’a rien pigé. Chaque fois qu’elle publie un bouquin, elle lui envoie, dédicacé personnellement. Comme si Capita faisait un blog littéraire. Passons. En attendant, grâce à ses envois, elle va l’avoir, son placement de produit. 345 000 vues garanties. D’un coup, Capita se sent bien. Elle a l’impression de participer au sauvetage de l’humanité. Elle prend la photo, la met en arrière-fond, et commence à montrer à ses fans comment stocker le papier de toilette dans un appartement de 20 mètres carrés.

25/03/20

Marie Jaimemon prend le taureau par les cornes. Si les enfants reçoivent les cours par internet, il faut chercher une connexion.

— Luni, Onfray, Laforsse ! On y va, prenez vos mallettes, votre manteau, vos moufles, votre bonnet.

Il fait 18 degrés, mais avec les microbes qui courent, ce ne serait pas de chance de choper un rhume. De toute façon, à l’appart, l’ambiance est un peu électrique. Sonbiquet vient de recevoir le puzzle qu’il a commandé. C’est tout lui. Incapable de rester sans rien faire. Vingt mille pièces quand même. Il n’a peur de rien. Il en a pour trois jours rien qu’à chercher les bords. D’après ses calculs, c’était moins cher que d’en commander vingt à mille pièces. OK. Cela dit, quand tu as fini un puzzle à mille pièces, tu le ranges avant d’entamer le suivant. Pour le puzzle à vingt mille pièces, il a fallu mettre Laforsse dans la chambre de ses frères, vider la pièce. Marie Jaimemon s’en fiche. Le sourire de Sonbiquet la fait craquer. Ça la tient debout toute la journée. C’est le bon côté du confinement : Sonbiquet est là. Parce qu’avec ses horaires de nuit, ils se croisent pour faire le quatrième quand l’un ou l’autre est épuisé, ça n’aide pas. Bon, c’est pas tout ça, les connexions sécurisées, ça va être galère. Les trois gamins la suivent, s’arrêtent quand elle s’arrête. Des anges. Les commerces sont fermés, les bistrots aussi, impossible. Mais il en faut plus pour que Marie laisse tomber la scolarisation de ses fils, elle file à la police, met son masque de mère responsable en espérant que personne ne remarque que c’est celui qu’elle utilise depuis deux semaines, et explique la situation à Hémo Roïd, qui justement s’emmerdait ferme depuis qu’il n’y avait plus une maison vide à cambrioler dans la région. Plus de vol, plus de boulot. Hémo en est tout chamboulé, de voir une mère aussi déterminée, des gamins à ce point sages et raisonnables, désireux d’apprendre. Ces trois-là, ils feront l’université ou il veut bien manger sa casquette. Bien sûr, il va les aider.

— Installez-vous dans la salle d’attente, les enfants, je sécurise, je vous passe du gel hydroalcoolique, et je vous donne le code. Vous avez de quoi noter ?

Le temps que les gosses comprennent ce code hallucinant, Marie s’est endormie, un beau sourire aux lèvres. Les mains sur son ventre. Ce matin, c’était la bonne, ce sera une petite fille. Une adorable petite chipie. Vingt-quatre heures sur vingt-quatre, coincés dans un appartement minuscule, les enfants sages, c’est plombant.

25/03/20

Enfin, un peu d’action ! Freddy et Jmemba ont fait un deal : celui qui ramène le moins d’argent dans les caisses de l’état aujourd’hui paye les pizzas. Pas plus tard que la semaine dernière, ils étaient à la circulation, comme tous les bleus qui terminent leur formation. Depuis, plus de circulation. Le salaire qui tombe en se tournant les pouces après deux ans à être payés pour avoir un diplôme en faisant du sport, ce n’était pas leur vocation. Ils sentent responsables, reconnaissants, ils ont besoin de se sentir utiles, de se mettre au défi. Depuis la maternelle, ils font tout ensemble. Les échecs scolaires, les logopèdes, les pédopsychiatres, l’adolescence mouvementée, la révélation, la formation, et voilà que le boss les a mis dans des équipes différentes. Freddy est avec les foulards verts, Jmemba avec les jaunes. Histoire de limiter les risques d’une contamination coronavirale de toute la compagnie. Mais hier soir, quand les directives sont tombées, ils se sont fait quelques shots de vodka sur Skype et ont trouvé un moyen de se sentir ensemble, malgré tout. Alors aujourd’hui, la petite blonde en tailleur qui n’en peut plus de télétravailler toute seule et vient manger chez sa mère, 400 euros ; le gars qui fait son petit jogging à 15 kilomètres de chez lui, 350 euros ; la meuf qui fait soixante kilomètres avec sa fille soi-disant handicapée pour aller lui chercher des vêtements dans son studio, 560 euros ; la grosse qui prétend qu’elle va faire la toilette d’un vieux alors qu’elle circule en trottinette et n’a pas de masque dans son sac, 250 euros, et les ados qui fumaient un joint dans le parc et ont certifié qu’ils étaient tout les dix frères et sœurs, 1 780 euros ; sans parler du gars qui demandait le chemin du funérarium où on lui avait dit que sa mère allait se faire incinérer, 600 euros. Ils arrivent au commissariat en même temps que les autres, le respect du timing, c’est sacré. Ils sont encore à faire mentalement leurs comptes quand le capitaine Roïd les interpelle :

— Freddy Rocossi, auriez-vous verbalisé une certaine madame Compresse ? Il s’agit d’une erreur, c’est une infirmière à domicile. La veille, sa voiture avait été fracturée pour deux paires de gants, du coup, elle a fait son boulot en trottinette.

— Je n’ai pas ce nom dans ma liste, répond Freddy, sûr de lui.

— C’est moi, mon capitaine, désolé pour l’erreur, mais avec tous ces baratineurs, j’ai merdé sur ce coup-là, avoue Jmemba Lescouilles, qui sait que faute avouée est à moitié pardonnée et refait vite son calcul, pour vérifier si à cause de cette pétasse il va devoir payer les pizzas ce soir.

25/03/20 – 22 h 36

Les parents travaillent. Les enfants, confinés dans leur chambre, doivent se « prendre en main » pendant deux heures. Punaise, ça tourne en rond. Ils n’en peuvent plus de dessiner, de préparer des spectacles, de la décoration pour la fête de Pâques et de se déguiser. C’est Lechef qui trouve l’idée. Il sera le patient. Carabistouille dit que si elle n’est pas patiente, elle va dire aux parents qu’ils jouent à Corona. Tout le monde est d’accord, elle sera patiente. Le docteur Lacousine demande à Ptitlulu de préparer le matériel. Elle commence à ausculter Lechef, qui a l’air mal en point. Ptilulu pense que Carabistouille chauffe et vu le manque de matériel, il en est à proposer son bic quatre couleurs pour prendre la température, c’est la guerre et on doit tous faire des sacrifices, approuve le docteur Lacousine en baissant la culotte de Carabistouille. On lui fait aussi le test, on attend, le test est négatif. À ce moment, Ptitlulu commence à tousser et Lechef en a marre de mourir dans son coin. Il menace Ptilulu de l’intuber s’il fait chier. Ptitlulu pleure, ça le fait encore plus tousser. Du coup, les parents arrêtent de travailler, débarquent dans la chambre d’isolement, et tout le monde est puni, personne n’ira au parc demain. Le docteur Lacousine estime que ce n’est pas sain pour des enfants, qu’il vaudrait mieux les badigeonner d’antimoustique mais elle estime aussi que les études ne sont pas encore suffisamment avancées pour l’affirmer, alors elle la boucle. Lechef pense qu’ils se sont bien marrés. Demain, il proposera de jouer au télétravail, au lieu d’aller au parc. Avant ça, il ira piquer le rouge à lèvres de maman. Il demandera à Lacousine de l’embrasser dans le cou pour faire plus vrai.

26/03/20

Ce matin, Mathilde met sa robe jaune canari. Ah, elle a bien fait de craquer fin janvier quand il faisait moins cinq dehors. Elle avait une envie furieuse de printemps, il n’y en avait qu’une à sa taille et elle a eu peur que la robe lui file entre les doigts si elle attendait mars pour se l’offrir. Maintenant, sur Skype, elle voit ses copines dans leurs vêtements sombres et chauds, ça lui fout le bourdon. Aujourd’hui, elle va mettre de la joie dans la maison, de la joie jaune canari. Il lui faut bien ça pour se remonter le moral. En dix jours, elle a vidé sa boîte d’anxiolytiques, elle se lève avec le cœur qui palpite et s’endort à pas d’heure, tout ça parce que Fisschéri passe son temps devant son ordinateur. Elle entend ses copines dont les enfants arrivent parfois en troisième bac avec trois cours de première année toujours en échec. Le fils de Pilar Caterre n’est plus finançable. Ah, les exemples ne manquent pas. Fisschéri n’a que 17 ans et il est en bac 1 de bio, elle ne devrait pas s’inquiéter, mais tout de même. A-t-il suffisamment de maturité pour gérer les cours à distance ? Pour se prendre en main, sans structure ? Pour dormir au lieu de jouer en ligne ? Il faut l’éloigner de cet écran, le plus vite possible. Mathilde regarde son reflet dans le miroir. L’incarnation du printemps, le soleil dans la maison, dirait Trouduc, s’il n’était pas confiné à Venise avec sa secrétaire depuis un mois. Elle lâche ses cheveux, les repousses grises se voient moins. Un dernier regard et tilt !

— J’ai eu une idée, dit Mathilde d’un ton bienveillant à Fisschéri. Tu pourrais lire un livre. Il existe des livres formidables pour la jeunesse. Je vais te lire un extrait, en espérant que cela te donnera envie de lire la suite.

— Maman, je suis occupé, là.

— Et j’ai eu une autre idée, poursuit Mathilde, tu pourrais écrire un journal, le soir avant d’aller dormir. Tu y noterais ce que tu fais, tes impressions, ton ressenti pendant ces jours singuliers. Dans quelques années, tu le reliras et tu te rappelleras cette période.

— Écoute, maman, c’est très gentil mais là, je viens d’avoir l’accord de la fac pour passer le bac 2 en juin, en même temps que le bac 1. Je n’ai franchement pas le temps de lire des romans.

26/03/20

Alors là, ce qu’elle a fait pour mériter ça, Capri Séfini n’en a aucune idée. À croire qu’elle attire les hypocondriaques. Elle avait enterré Hips de quatre jours qu’elle rencontrait Patrick. Quarante-cinq ans, demi-marathonien, vingt heures d’heures supplémentaires par semaine, elle était en confiance. Mais pendant Ebola, il a eu la coulante pendant trois semaines, pendant H1N1, il lui a fait des poussées de températures qu’elle passait la journée à lui faire des théières, et vlatipa que depuis le confinement – qu’ils ont commencé trois jours avant tout le monde – il tousse. Pas la toux de quand on a pensé qu’il avait de l’asthme, non, la toux qu’ils disent sur internet, sèche et qui gratte à la gorge. Elle a vite pigé qu’il lui faisait des angoisses. Elle a coupé le wi-fi. Elle lui a dit de se reposer, ne bouge pas mon chéri, je m’occupe de tout. Capri est une femme d’action. Elle en a profité pour vider sa PAL de « cuisinemag » dont Patrick lui avait offert l’abonnement pour leur première Saint-Valentin. Et que je te fasse des galettes de patates douces par-ci, des gratins de topinambour par-là ou un houmous au chèvre pour tremper des céleris marinés, Capir n’a pas ménagé ses efforts. Patrick dépérissait. En quatre jours, il avait une escarre au croupion comme elle n’en a pas vu sur le Net en rallumant le wi-fi pour voir comment ça se soignait. Patrick refusait d’aller à l’hôpital depuis qu’on l’avait refoulé avec sa toux. À l’entendre, fallait être mourant pour se faire tester. Entre les repas, le menu de la semaine, les courses, et le ménage, il lui restait du temps, à Capri, elle s’est remise au crochet. Ça faisait des années qu’elle en rêvait. Elle commencerait par un coussin pour le canapé. Et comme Patrick n’était plus en état de lire tout ce qu’on raconte, elle a laissé le wi-fi, elle s’est refait les quinze saisons de « Mâle et fils », qui lui avaient permis de tenir le coup quand Gode Michet lui avait fait une varicelle de chez varicelle. Paraît qu’à l’âge adulte c’est pire que tout, Capri peut le confirmer. À son troisième coussin, le rythme ralentit. Patrick ne mange plus grand-chose pourtant. Mais il chauffe comme un fer à friser et elle est obligée de lui faire du bouche-à-bouche régulièrement, quand il s’essouffle. Pour un demi-marathonien, côté souffle, faudra revoir. Capri, le sport, c’est définitivement pas son truc. Déjà, avec le crochet, vlà qu’elle commence une tendinite on dirait. À l’index droit en plus. Alors c’est qui qui va s’occuper de l’escarre de Patrick, si elle a une tendinite de l’index, hein ? Parce à la main gauche, elle n’est même pas capable de mixer une soupe, Capri. Faut faire quelque chose. Aller aux urgences avec personne pour faire respirer Patrick, elle n’y pense pas. Quand ils y ont été parce qu’il pensait avoir une éventration, ils en avaient eu pour trois heures alors qu’il n’y avait personne avant eux. Faut pas demander maintenant. Yapluka appeler la police.

— Allô, mon mari est malade alors il ne peut pas me conduire, et faut que j’aille à la pharmacie mais elle est à deux kilomètres, je peux aller jusque-là ? avec un masque et des gants, ne vous inquiétez pas… Mon mari ? C’est Patrick Onnatempa, mais la pharmacie, c’est pour moi. Je fais une tendinite au tendon qui sert à tenir le crochet aske dit mon docteur que j’ai vu au téléphone.

Ça alors, c’est pas une urgence. Et s’ils la contrôlent sur le chemin, ça peut aller jusqu’à des cents et des mille euros. Elle et Patrick, ils peuvent pas se permettre ça, pense Capri en donnant un peu d’air à son homme. Puis, en femme qui en a vu d’autres, elle remet Patrick sur le ventre, prend son cutter de la main gauche, le désinfecte, et lui débride le croupion, en prenant soin de laisser sa main droite au repos, puisqu’y a rien d’autre à faire pour la guérir.

27/03/20

Aux grands maux les grands remèdes. Ça chauffe chez les Saveur-Vanille : Glassala a traqué un à un ses ados, leur a fait miroiter une caisse de gin datant de la deuxième guerre mondiale, probablement cachée dans le grenier, dont elle vient soi-disant de découvrir l’existence suite à la lettre de Pépé Kèmor, et Péku, qui attendait, coincé derrière la porte, l’a refermée et a fait coulisser le verrou livré par le facteur pas plus tard que ce matin. Ils ont préalablement coupé le wi-fi, monté des bouteilles d’eau, des biscuits, du chocolat, des chips et des sodas, tout ce qu’il faut pour garantir leur survie (inutile d’appeler Child Focus, saturé depuis dix jours), mais la question n’est pas là. Il est question de l’avenir de l’humanité, que Geldouch et Lingette et Cake menaçaient à qui mieux mieux. Après trois séances en ligne avec leur thérapeute familial (à moitié prix), ils avaient la solution : fini le dialogue, finie la prévention, finis les grands discours, on oublie la communication non violente et la positive attitude, on passe à l’action. Après dix jours de confinement, à eux trois, leurs enfants ont statistiquement contaminé à ce jour plus de 59 049 individus, s’ils sont porteurs asymptomatiques. 19 683, en admettant qu’un seul d’entre eux soit covidé. Péku n’en dormait plus, empêchait involontairement Glassala de dormir, comme tout mari insomniaque.

Ils viennent de sauver entre 590,49 et 196,83 vies, d’un coup de verrou conjugalement assumé. Il n’en faut pas davantage pour réveiller leur élan originel. Par réflexe, ils y vont mollo, comme si les trois rejetons étaient dans leurs chambres respectives, isolées à la polonaise. C’est quand il se souvient du durcissement des mesures de confinement que Péku se réveille. Il a quinze ans, il a dix-sept ans, il va faire oublier à Glassala le rendez-vous qu’elle avait avec cet abruti de Popol Alatrick, sur le parking de la gare. Il va lui rappeler, à Glassala, la belle voix qu’elle avait, quand ils se sont rencontrés, dans le parc où jusqu’à aujourd’hui, leurs enfants butinaient leur printemps.

27/03/20

Ichliebe Dich est aux abois. Italien (lombard pour être précis), même s’il n’a été à Bergame que pour être expulsé par sa mère neuf mois après une rencontre fortuite de celle-ci avec un allemand aux yeux d’un bleu céruléen, deux heures avant l’armistice, il a passé sa jeunesse dans une famille qui vénérait Mussolini, a pris distance avec elle quand il s’est fait circoncire pour pouvoir épouser Sasarah. Son fils s’est fait choper à la frontière syrienne pour une bête panne de GPS il y a deux ans, et sa fille fait de la soupe pour les migrants. Il vit à Linkebeek et ne pipe pas un mot de néerlandais. Sans vouloir en rajouter une couche, il n’a aucun diplôme, à cause d’une dyslexie repérée trop tard et il vient de faire son coming out. Son amour pour Issaf Deflèch, louviérois pur souche comme il n’en existe pas, lui est tombé dessus sans crier gare, comme le reste. Toujours est-il qu’à septante-quatre ans, avec un parcours comme celui-là, même dans le royaume du compromis infini, dans ce pays civilisé, ouvert, multiculturel, et sans jamais avoir eu de problème avec la justice, de maladie sexuellement transmissible ou de carie négligée, la toux d’un vieux fumeur, ça ne passe plus. Alors il se planque.

28/03/20

Le docteur Duné Sortondoit a du mal à se concentrer. Depuis qu’il travaille en salle avec Puce Sampré, il n’a plus sa tête. Il n’a jamais rencontré une intubeuse aussi délicate. Ils sont ensemble 16 heures par jour et pas un mot de trop, pas une plainte. Ils se voyaient dans le sas les premiers jours, avant et après le turbin, avant et après la tenue de combat. Sans sa combi et sa cagoule, elle est vraiment canon. Mais maintenant, après dix jours et malgré leurs horaires décalés, il la reconnaît à sa démarche, à sa manière de poser sa main gantée sur l’épaule du patient anesthésié avant de l’appareiller, et surtout, dès qu’il est à moins de deux mètres d’elle, il a les sens en éveil, les poils qui se dressent sous l’effet d’un délicieux frisson. À un mètre de distance, il bande. C’est dire comme il y a de quoi être déconcentré. Leurs regards se croisent et il sait que cet émoi est partagé. Coup de foudre aux soins intensifs. S’il doit attendre la chute de la courbe pour se déclarer, la fin du confinement pour l’embrasser et le retour aux tenues de garde pour la peloter entre deux consultations, Duné n’est pas près de l’épouser. Si ça se trouve, elle l’intube dans dix jours. Le prix de la vie a grimpé. Chaque instant est précieux quand on est en première ligne. L’avenir grouille d’asticots. L’avenir, pour Duné et Puce, ça se compte en heures et en jours. Il la regarde faire signe aux brancardiers d’enlever le 10 et le 27, après avoir récupéré les appareillages. Quelle pudeur, quelle dignité. Quel respect de l’humain. Tout ça après seulement un mois de stage. Ça promet. À nouveau seuls dans la salle, enfin, seuls conscients et sans respirateur, faut-il le préciser. Il sait que ça ne va pas durer, le reste de l’équipe va arriver. C’est maintenant ou jamais. Pourtant, avant de la rencontrer, avant de rencontrer une femme avec qui il aurait envie de partager le peu de temps que son travail lui laisse en dehors de l’hôpital, il avait imaginé des scénarios exceptionnels, il avait visionné tout ce qu’on trouve sur le Net en la matière. Mais en salle de soins intensifs, avec ce sentiment d’urgence, cette trique qui n’en finit pas depuis qu’il est décidé, il improvise, se met en face d’elle, les yeux dans les yeux, il pose un genou à terre. Il va faire simple et classique, la bague en moins. Puce, veux-tu m’épouser ? Les yeux de Puce se noient de larmes, Puce se plie en deux, lui prend la main, le relève, mais c’est la voix de Yaplud Capote qui, dans un hoquet, lui répond désolé, chef, je crois qu’il y a erreur sur la personne. Et Yaplud, digne, pudique, respectueux, évite de lui dire que la petite assistante, il y a une semaine qu’elle est sous respi, dans la salle 3.

29/03/20

Madame Halamasse est bien embêtée. Si elle avait su, elle n’aurait pas appelé Fiston pour qu’il lui explique comment s’inscrire sur un réseau social.

— Tu comprends, mon chéri. Je me sens fort seule. Je respecte les règles de confinement, bien sûr, mais à mon âge, on a encore besoin de contacts, figure-toi. Je ne vois plus personne, à part, ma kiné, ma coiffeuse, l’infirmière, l’aide familiale et Missy Sipi, ma pauvre voisine qui elle n’a même pas les moyens de se payer ce genre d’aide. Du coup, j’ai pensé qu’en m’inscrivant sur facebook, je me sentirais entourée. Missy m’a dit qu’elle s’est fait plein d’amis. Il y a même un homme, je t’assure, bien de sa personne et tout, un peu trop jeune pour moi, mais bon, un homme qui a demandé à être son ami. Un célibataire, enfin un veuf, ça revient au même, cinquante ans, chef d’entreprise et tout. Et bien figure-toi qu’ils se sont mis à s’écrire et tout et tout. Missy a rajeuni de dix ans. C’est beau à voir ce que l’amour peut faire du bien aux gens. Enfin, c’est pas ça que je cherche, ne t’inquiète pas. De toute façon, moi, les hommes, c’est fini. A part toi, mon chéri, bien entendu. Ne le prends pas mal, mais après deux divorces, trois familles recomposées et sans compter les cohabitations de courte durée, je ne suis pas prête à remettre le couvert et à repasser des chemises ou espérer qu’un homme essuie la table après le repas. J’ai passé l’âge des illusions et tout. Et je me débrouille très bien toute seule. A part pour facebook. Je n’y comprends rien de chez rien et je crois qu’à force d’essayer j’ai déjà trois profils. Tu peux m’aider ? Par téléphone, c’est possible ?

Alors là, il s’est emballé. Impossible d’en placer une. Et elle a bien dû promettre, jurer. Il l’a menacée de la placer en maison de repos si elle continuait à déconner. Ah, il ne rigolait pas. Après, il s’est calmé, s’est excusé, et lui a fait un quatrième profil, un qui fonctionne. Et puisqu’elle avait promis, elle l’a fait. Elle a arrêté d’aider Missy qui est presque fiancée et a un moral d’enfer. Elle a supprimé sa kiné, sa coiffeuse, son infirmière et l’aide familiale. Mais elle va faire comment, avec les quatre cadavres et ses douleurs lombaires ? C’est pas Fiston qui va l’aider à creuser dans le jardin !

23h52 (heure d’été)

Quand on a interdit de fumer dans les espaces publics fermés, Tavusse a été s’acheter un paquet de clopes. Quand on a interdit la consommation d’alcool dans la rue, il s’est mis à boire. Surtout les deux semaines avant les fêtes de fin d’année. Durant les périodes où les contrôles de réservoirs se réactivent, il remplit le sien avec du mazout de chauffage. Et depuis que les meufs portent plainte dès qu’on les reluque, il déambule en sifflant dès qu’il en voit une. Pas étonnant que depuis quelques jours, il a envie de faire du jogging. À 19h, donc, heure d’été, il a enfilé des baskets neuves, sa tenue en Licra, dans laquelle il a glissé sa gourde, aussi neuve que ses pompes. À 19 h 10, heure d’été, Tavusse Ptiku a claqué le portail pour faire chier ses voisins et il a entrepris son premier jogging. Ce n’est pas le sport qui lui fera du bien, il le sait. C’est le pied de nez qu’il fait aux autorités, au danger, à ces pleutres qui attendent 20 heures pour applaudir les blouses blanches qu’ils ne regardent même pas dans les yeux au moment de leur prise de sang. La liberté, c’est sacré, pense-t-il après trois kilomètres. À cet instant, il a déjà les mollets qui hurlent. À partir de ce moment, libre mais conscient du manque cruel d’entraînement, il freine l’allure. Il commence à ressembler à un film au ralenti quand il passe au pied du studio où Olégro Nichont se fait son premier trip existentiel (la nuit avec Morphine Tendort le fait réfléchir) et en face de la fenêtre de la chambre de Tirepa Latronche, il tombe. Paf. Elle le voit. Ne bouge pas. Deux voisins s’arrêtent. Restent à distance. Certains sont sur leur balcon, prêts à applaudir dans trois minutes, d’autres encore sont sur un seuil, à une fenêtre. Putain, c’est qui ce mec à terre ? Il n’est pas du quartier. Il est mort ? C’est encore contagieux, un cadavre ? Tirepa se décide à enlever les escarpins à talons aiguilles qu’elle essaie d’apprivoiser (autant tirer profit du télétravail). Sapristi, elle s’est niqué un ongle, elle a deux orteils bleus et elle peut bien se lever une heure plus tôt pour refaire son vernis. Cela dit, avec la nouvelle heure, ce sera kif-kif pour les bourricots, y a pire drame. D’ailleurs il en est où, le sportif ? Et ben ça. Si c’est pas de la solidarité. Tirepa en a les larmes aux yeux. Le gars est couché sur le trottoir et autour de lui, à deux mètres autour de lui, des bougies. Dix, vingt, quarante bougies, elle arrête de compter tant elle est émue. Et tout le monde qui applaudit. Elle qui croyait qu’elle habitait dans un quartier où l’indifférence est souveraine. L’indifférence est souveraine. Mais où elle va chercher de si belles phrases ? Elle veut participer à cet hommage collectif. Elle veut en être. Elle claudique douloureusement jusqu’au séjour, prend la bougie que lui a offerte Freddy, il ne lui en voudra pas, il comprendra. Et elle sort, pieds nus. Pas question d’enfiler ses escarpins et de se prendre une gamelle devant tout le monde. Mais tout le monde, justement, est parti. Reste ce gars, et au moins septante bougies autour de lui. S’il fallait encore un argument pour confirmer que le sport, c’est pas bon pour tout le monde, elle le tient. Elle prend une photo. Il y a des moments trop beaux, trop émouvants. Symboliquement très porteurs. Et clic, elle change sa photo de profil, se met une banderole rouge à paillettes « stay at home », et clic clic, c’est déjà sous les yeux de ses copines, de ses potes, de Freddy. Dans un vieux réflexe, elle fait un petit salut, un signe de croix, et rentre chez elle, persuadée qu’elle a une cloche entre deux orteils, pour couronner le tout.

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