L’Internetionale

Jacques De Decker,

Le risque est grand de remonter le courant inéluctable de l’histoire, de mener un combat d’arrière-garde. Quel sens cela aurait-il de mettre en cause un progrès technologique qui est entré aussi rapidement dans les usages, qui s’est imposé partout avec une telle aisance ? « Partout », en l’occurrence, fait déjà question. Une même grille s’est répandue sous toutes les latitudes, un même grand filet a recruté tous azimuts, sans souci des différences d’usages, de mentalités, de cultures. Jamais une marée n’a déferlé avec une telle amplitude, forte de sa puissance d’innovation, et de sa capacité de modernisation. Au nom d’un grand mythe : la communication.

Souvenons-nous : il y a un demi-siècle, on se désolait partout de l' »incommunicabilité ». Entre les générations, à l’intérieur du couple. Sur le plan privé, en fait. On n’en parlait pas à d’autres niveaux. Le monde s’organisait, se fédérait, de vastes ensembles se constituaient sur le thème dominant du « plus jamais ça ». On était à l’époque des traités, des pactes (de non-agression), des alliances. En d’autres termes, les petites cellules humaines coinçaient, les grandes tentaient de surmonter leurs différends. En subsumant tout cela, il y avait le grand affrontement idéologique fondamental : la guerre froide.

Qu’est-ce que la guerre froide, sinon la vie ? La possibilité de coexistence de deux systèmes, de deux ordres, qui se connaissent se craignent, se fascinent, exercent l’un sur l’autre une dialectique aujourd’hui abolie dont nous devons admettre qu’elle avait quelque chose de stimulant, voire de créatif.

La communication, à présent, s’appréhende tout autrement. Elle est devenue un concept en soi. Elle n’a plus d’acteurs définis, elle n’a plus non plus d’objet. peu importe de savoir qui communique avec qui, à quel degré, et à quel propos. Il s’agit seulement que l' »on » communique, que « ça » communique. Comme disait Claudel à propos de la tolérance : « la communication, il y a des maisons pour cela ». Et ces « maisons » sont en fait des offices de propagande, qui ne poursuivent rien d’autre que des buts commerciaux. Avec les prétextes les plus divers, qui peuvent se donner les atours les plus louables, les plus apparemment désintéressés, comme la beauté, la générosité ou la piété.

On dira : jamais les hommes n’ont été plus proches les uns des autres. Des amis peuvent se parler d’un bout à l’autre du monde, même dans les contrées que l’on qualifiait jadis de non civilisée, grâce à de petits engins moins encombrants qu’un trousseau de clés. Les événements peuvent se vivre à distance par des dizaines de millions de témoins, qui ont tous l’illusion d’y être. Des conférences sont concevables entre participants qui ne doivent même plus quitter leur domicile… On ploie sous les exemples, dont nous sommes quotidiennement les acteurs, qui nous fournissent la sensation d’une planète rétrécie, domestiquée, d’un village qui l’engloberait toute, d’une proximité fantastique au sens propre, parce que de l’ordre du fantasme réalisé, concrétisé.

Et le premier exemple de cette conquête est évidemment la grande toile de l’Internet. La totalité du savoir mis apparemment à la disposition de tous, et la porte ouverte au grand dialogue généralisé. Alors là, pour le coup, l’utopie a pris forme : le lieu d’où l’on parle, vers lequel on adresse son message, n’importe pas. l’espace, comme contrainte, s’efface. Le temps aussi, puisque tout se produit dans l’instant. Converser avec les antipodes est plus simple qu’il n’y a guère se parler entre deux villes voisines. Les demoiselles du téléphone, qui avaient inspiré à Marcel Thiry un vers sublime (« Vous m’avez demandé Paris, je vous le donne ! ») sont bien oubliées…

Qu’est-ce qui nous gène, face à cette fabuleuse conquête ? Le sentiment que le dialogue est biaisé, que ce qui se donne pour un échange est déséquilibré. Qu’en définitive, le contenu importe moins que le contenant des messages. Qu’une fois de plus, l’essentiel est que les tuyaux virtuels acheminent de la rumeur, quelle que soit cette rumeur. Comme dans le secteur de l’édition l’important n’est pas la qualité des livres de la rentrée, mais leur abondance. Il faut que les tables des libraires débordent, signe d’une prospérité factice, même si les romans ne valent pas tripette…

Et surtout, peut-on attendre de cette prolifération de contacts une transformation globale du système ? Sans l’imprimerie, il n’y aurait pas eu de renversement des régimes archaïques, on n’aurait pas assisté à l’émergence d’une démocratie moderne. La diffusion du savoir, sa mise à disposition du plus grand nombre, le souci d’une égalité qui puisse conduire à une solidarité ont été portés par une technique de démultiplication accessible de la connaissance. Jamais l’Internationale n’eût pu être entonnée sans Gutenberg.

Que nous apporte l' »Internetionale » sur le plan de l’abolition des injustices, d’une plus équitable répartition des richesses, du respect des droits de l’homme, d’un progrès général de notre condition ? C’est la question que le jeu de mots un peu facile du titre contenait. Elle ne demandait, comme à l’accoutumée, pas de réponse claire ou définitive, seulement l’expression d’un climat, d’une humeur, d’un air du temps. Et nos temps sont intranquilles, comme l’aurait dit Pessoa. Peut-être nous jetons-nous dans les grands filets électroniques pour l’oublier le temps d’une culbute. Nous permettront-ils de rebondir vers des jours plus cléments ?

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